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2024

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Élisabeth Baillon, créatrice de tapisseries. Avec son mari Claude, créateur de vitraux, ils ont habité sur le Larzac une forteresse qui s’est retrouvée en lisière du projet militaire, dans les années 70-80. Ils ont participé à toute la lutte des paysans.

Pierre, paysan du Larzac, fut l’un des meneurs de la lutte contre l’extension du camp militaire. Il est décédé le 16 octobre dernier à l’âge de 80 ans. Avec sa femme Christiane, nous suivons ici le fil rouge de leur adhésion à la pratique de la non-violence. Pratique choisie en famille, et qui, on le sait, permettra la victoire du mouvement Larzac grâce l’abandon du projet de camp militaire, suite à l’élection de François Mitterrand en mai 1981. Échange avec Christiane Burguière.

 

 

 

Élisabeth Baillon. — Tu te souviens du coup d’envoi 
Christiane Burguière. — Oh oui alors  Un soir à la télé, le 28 octobre 1971, Pierre et moi nous n’avons pas pu finir notre soupe. Michel Debré, ancien Premier ministre du général de Gaulle, alors ministre de la Défense nationale, annonce officiellement qu’il a décidé l’extension du camp militaire du Larzac. Apprendre à la télé, au souper, que nous allions être rayés de la carte, comme des objets qu’on peut déplacer, et sans rien savoir de nos vies  Décision prise dans un bureau à Paris sur une carte d’état-major. Ce fut pour nous un coup terrible. Le ton de Debré était solennel, irrévocable. Puis après le discours, comme pour enfoncer le clou, est venu un reportage caricatural qui montrait un Larzac peuplé de vieillards au coin du feu, dans un pays déshérité. On avait honte, révoltés de voir tous ces mensonges.
E. B. — Eh oui, dans ce reportage, pas de traces de cette véritable renaissance initiée depuis 15 ans par ton beau-père Léon Burguière, dans ce coin laissé à l’abandon par les pouvoirs publics. C’était oublier qu’arrivé du Nord-Aveyron, il avait dit devant la ferme de l’Hôpital qu’il allait reprendre : « Cette ferme refleurira ou j’y perdrai mon nom  » C’est là, dans cette exploitation, que Pierre et toi vous avez vécu avec vos enfants durant toute la lutte.
C. B. — D’autres « pionniers » sont venus aussi dans les années 60 : ils ont fait du Larzac un pays de gens aux origines très diverses et qui, avant la lutte, ne se fréquentaient guère. Là, après la décision brutale du ministre Debré, on s’est vite réunis et rassemblés. Comment se défendre  Nous étions désemparés, mais on sentait déjà venir un mouvement de soutien de la région.
E. B. — Et puis il y a eu la manif du 6 novembre 1971 à Millau, préparée par les syndicats agricoles. Ce fut un immense succès  Les RG pas au courant  Non, mon analyse c’est que l’Administration ignorait tout des paysans du Larzac : elle les jugeait inoffensifs, nous n’étions pour elle que des ploucs dans un département conservateur  Cette ignorance et les préjugés sur les paysans joueront un rôle fondamental dans la lutte.
C. B. — La manif était réussie. Il fallait voir Pierre exulter de joie du haut de son tracteur. La presse parlait de nous. Cette action a permis aux paysans du plateau d’agir ensemble, de prendre conscience qu’il fallait s’organiser. Comme certaines forces politiques et des syndicats agricoles voulaient prendre les choses en main, on s’est mis à craindre qu’ils parlent à notre place. Ça nous a renforcés dans notre volonté de décider ensemble ce qui concernait notre avenir.
E. B. — Il y a eu ensuite une pleine page dans le journal Le Monde, payée par des industriels de Roquefort : « Aidez-nous à sauver le Larzac  » Une pétition a circulé. Des déclarations de soutien de personnalités aveyronnaises arrivaient, etc.
C. B. — Oui, on ne se sentait plus seuls, c’est vrai, mais sortir le fusil comme les gauchistes nous le conseillaient, ça nous semblait irréaliste et contraire aux valeurs chrétiennes que le plus nombre d’entre nous partageaient. Alors quelque chose d’inattendu est arrivé avec un personnage qui nous impressionnait, nous rassurait et nous conseillait une pratique : Lanza del Vasto. Sa communauté, L’Arche, était aux pieds du Larzac. Elle avait participé à une marche organisée par l’extrême gauche en 71 mais aucun paysan n’y avait participé. Les gens de L’Arche en avaient été très déçus.
Lanza est donc arrivé avec son allure un peu étrange de prophète, et il nous a dit : « Vous ne gagnerez pas avec la violence. Je vais vous donner quinze jours de ma vie en jeûnant avec vous ». « Il a été, dira plus tard Léon Burguière, comme le berger qui rassemble son troupeau. » Pour des paysans, jeûner, même un seul jour, ce n’était pas du tout évident. Pierre emportera un sandwich dans sa besace au cas où il tomberait dans les pommes en se privant d’un déjeuner  J’en profite pour dire que Pierre n’a jamais été végétarien, il aimait même passionnément les bonnes et saines cochonnailles de l’Aveyron 
E. B. — Le jeûne de Lanza à Pâques 72, soutenu d’ailleurs par deux évêques, va être l’événement fondateur de la lutte, repris par la presse nationale qui perçoit la nouveauté du geste. En fait, le Larzac accédait au symbolique, avec un scénario en or : des bergers contre des militaires  Lors d’épiques et conviviales réunions, les paysans font le choix de l’action non-violente, parce qu’en fin de compte tout le monde pouvait s’y mettre : jeûner, manifester, marcher, renvoyer son livret militaire, etc. En fait, comme le dira plus tard notre ami Robert Pirault : « On a gagné parce qu’on était les plus faibles  »
C. B. — Lanza nous a convaincus parce qu’il ne faisait pas que des discours, il agissait. Cette non-violence me convenait en tant que femme qui donne la vie. Les maos nous effrayaient avec leurs conseils de liberté sexuelle et leurs analyses critiques entre les gros et les petits paysans, etc. Cela nous divisait, nous culpabilisait. Notre lutte se vivait avant tout en famille, il faut le rappeler.
Quand les paysans du Larzac ont renvoyé leur livret militaire, nous les femmes, nous avons ajouté une lettre. Nous étions également actives quand il fut décidé de détruire dans chaque mairie les papiers de l’enquête parcellaire. Mais il faut dire que nos rapports avec quelques journalistes féministes n’étaient pas bons. Elles auraient voulu que nous ayons un rôle identique à celui des hommes partout dans la lutte. Ce n’était pas possible car, au moment des actions longues, les femmes se devaient de faire la traite ou de garder le troupeau pendant que les hommes manifestaient. On était complémentaires, mais il n’y avait pas beaucoup de journaux pour le dire, c’est pour ça que j’ai voulu l’écrire.
E. B. — En effet, tu t’es bien rattrapée ensuite avec ce livre si précieux qui raconte la vie quotidienne des paysans et paysannes durant la lutte du Larzac et les multiples rencontres avec les militants. Ce tissage amical s’est révélé une force qui nous a permis de durer dix ans. En fin de compte une histoire modeste, peu spectaculaire mais combien nécessaire quand par exemple il s’agissait d’accueillir dans nos granges des centaines de militants venus des Comités Larzac, d’organiser tous ces pique-niques où nous fabriquions pizzas et quiches au Roquefort…Et pour les femmes d’assumer en même temps la maison, les enfants, le ramassage scolaire, et même l’expédition du journal Gardarem lo Larzac, etc. Toute la mémoire de ces femmes « cent professions » est là dans ton livre, dans le vôtre, car Pierre y participa activement. Je tiens à signaler que ce livre contredit, souvent fortement, le récent bouquin de l’historien Philippe Artières, qui n’a rencontré qu’une seule personne sur le plateau 
C. B. — Pierre pouvait prendre la parole avec aisance devant 100 000 personnes. Il ne préparait jamais rien par écrit. Tout dans le cœur et les tripes, un vrai casse-cou  Pierre a toujours foncé dans la vie. Et son humour, une force contagieuse  « Quel tas de ferraille  » a-t-il lancé à la cantonade en voyant la tour Eiffel pour la première fois, en débarquant à Paris avec d’autres paysans et un troupeau de brebis venues brouter l’herbe du Champ-de-Mars… Et dans le film Tous au Larzac  toute la salle rit quand Pierre explique avec soin que « Les brebis, on savait les prendre, mais pas les CRS. »
Il a aimé le rôle d’acteur-conteur que lui avait confié le réalisateur Christian Rouaud. J’ai été touchée que celui-ci vienne aux obsèques de Pierre, au milieu de tant et tant de personnes souvent venues de loin. Que tous soient encore chaleureusement remerciés. •


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Article paru dans le numéro 210 d’Alternatives non-violentes.