Les Ukrainiens auront tenu tête à l’envahisseur au-delà de leurs seules capacités militaires, grâce à leur détermination. Et non sans non-violence.
Face à l’invasion de leur territoire par l’armée russe, le 24 février, les Ukrainiens prennent les armes. Leur mobilisation est militaire, mais pas seulement : des formes de résistance civile, typiques de l’action non-violente, sont également manifestes.
Dès les premières heures de l’invasion, on s’emploie à démonter ou travestir les panneaux de signalisation routière pour désorienter l’adversaire. Le 27 février, des civils encerclent des soldats russes égarés et les empêche de continuer vers Kiev. Le 28, dans le centre de Berdiansk, des manifestants entonnent l’hymne national devant l’armée d’occupation. Début mars, des centaines de personnes désarmées bloquent une colonne de blindés progressant vers la centrale nucléaire d’Enerdhodar. Dans les villes occupées, des manifestations se multiplient. Femmes et hommes se rassemblent, interpellent les soldats russes, refusent l’aide alimentaire qui leur est proposée. La force symbolique de ces initiatives minuscules est maximale.
Puis, avec l’arrestation de plusieurs maires ukrainiens, se dessine le refus par la population et ses représentants de collaborer avec l’occupant. Les Russes intiment aux élus de la région de Kherson de « coopérer » à l’organisation d’un référendum visant à proclamer une « république indépendante », en vain. La mise en place d’autorités fantoches tourne court. « Les Russes ne trouvent personne qui veuille travailler pour eux », dira le maire de Mélitopol.[1] Ces prémices d’une stratégie de non-collaboration donnent à penser qu’une résistance intégralement non-violente des Ukrainiens n’aurait pas de facto signifié leur capitulation. Refus d’obéir des administrations, de la police, opérations de boycott, grèves et blocages de l’économie compliquant l’approvisionnement des forces d’occupation et leur mainmise sur le territoire : un tel scénario, toutefois, ne s’improvise pas mais s’anticipe – toute démocratie soucieuse de son intégrité devrait d’ailleurs y travailler.[2]
Armée régulière, « défense territoriale », résistances civiles spontanées : reste que la combativité hybride des Ukrainiens dépasse leurs seules capacités militaires. Première victoire, même s’il faut se garder de l’idéaliser. Des prisonniers russes sont filmés en violation des Conventions de Genève, certains sont exécutés. La traque de « saboteurs » immiscés dans la population, vraisemblablement, donne lieu à des exactions. L’armement des civils brouille la frontière entre combattants et non-combattants. Les formes de résistance non-violente, par ailleurs, sont marginales. Face à la mobilisation composite de tout un peuple, cependant, contre ce front uni, la supériorité militaire de Poutine est entravée. Capable, sans doute, de remporter des batailles : en bombardant des hôpitaux, en visant des colonnes de réfugiés. Mais incapable de gagner la guerre. Seconde victoire, pour les Ukrainiens, chèrement payée. Car la paix n’est pas pour autant à portée de main, ni la maîtrise de leur souveraineté retrouvée. Leur liberté est-elle au bout du fusil ? Ce n’est pas exclu. Mais ce n’est pas la seule option.
Embargo sur le gaz et le pétrole, désinvestissement et retrait des entreprises présentes en Russie : la non-collaboration de l’Union européenne à la machine de guerre russe est perfectible. Le soutien aux « anti-guerre » de Russie et Biélorussie, d’autre part, reste incantatoire. Pour que ces mouvements de désobéissance civile persistent et s’amplifient, la création d’un réseau d’alerte se fait attendre, sur le modèle des « actions urgentes » d’Amnesty International, pour assurer aux personnes emprisonnées un accompagnement international les protégeant autant que possible de l’arbitraire.
Mais c’est surtout en Ukraine que l’action des Européens peut s’avérer décisive. Comme l’écrit un groupe de sénateurs français : « une délégation internationale de parlementaires, et plus largement, de femmes et d’hommes de bonne volonté, prêts à se rendre en Ukraine, sans armes, pourrait constituer une voie d’interposition puissante. »[3] Plusieurs premiers ministres d’Europe de l’est[4], mi mars, se sont rendus à Kiev alors que les combats faisaient rage alentours : pourquoi ne pas généraliser l’expérience ? Le déploiement d’une présence internationale composée de civils jouerait un rôle visible de protection immédiate des Ukrainiens. Elle préparerait aussi le terrain aux actions de médiation que l’après-guerre risque de nécessiter, notamment en direction des composantes pro-russes de la population ukrainienne.
La formation et l’expérimentation de « Brigades de paix européennes » s’impose, tout comme la mise au point de missions d’intervention civile susceptibles de venir au secours des populations en danger, en Ukraine et ailleurs. Enfin, il revient aux Européens de décrire un horizon politique. Avec l’invention d’un statut pour les Etats que l’histoire, la géographie, la langue ont placé en situation de « trait d’union ». Avec l’objectif, aussi, d’une réinvention des règles de bon voisinage inspirée de la réconciliation franco-allemande : est-on plus en sécurité en étant chacun armé jusqu’aux dents ou lorsque des liens d’amitié et d’interdépendance solidaire rendent caduques la possession d’arsenaux ?
[1] Le Monde, 3 et 4 avril 2022.
[2] La dissuasion civile, Christian Mellon, Jean-Marie Muller, Jacques Sémelin, Fondation pour les Etudes de Défense Nationale, 1985.
[3] « Nous, sénateurs et sénatrices, sommes prêts à nous rendre en Ukraine », huffingtonpost.fr, 23 mars 2022
[4] « L’étonnante visite de trois premiers ministres européens à Kiev », Le Figaro, 15 mars 2022