Auteur

Patrice Bouveret

Année de publication

2024

Cet article est paru dans
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Patrice Bouveret est co-fondateur et directeur de l’Observatoire des armements, un centre indépendant d’expertise créé à Lyon en 1984. Il est également responsable des publications éditées par l’Observatoire des armements, dont la revue Damoclès ; auteur de nombreuses contributions, dont « Le nucléaire comme catastrophe : sortir du déni », dans Catastrophe(s) : parlons-en ! Approche pluridisciplinaire des catastrophes de Hiroshima au Covid-19, sous la dir. de Patrick Dieuaide et Claire Garnier-Tardieu, Paris, L’Harmattan, 2022, 206 pages.

De quoi les menaces sont-elles le nom ? Sur quels critères se baser pour analyser les menaces ? Quel processus nous conduit à ressentir tel événement comme menaçant ? Comment décrypter ce qui relève d’éléments de langage à destination de l’opinion publique d’un risque réel ? Les questions sont nombreuses pour qui veut dresser un tableau des menaces.

Les menaces sont une construction sociale avant d’être une réalité. Si on se réfère aux dictionnaires, une menace est un comportement, une attitude, par lesquels on manifeste à quelqu’un ou à un groupe de personne qu’on a l’intention de lui nuire, de lui faire du mal, bref de le contraindre à agir contre son gré. Ainsi, la menace proviendrait donc de cet autre considéré comme un « ennemi » qui voudrait accaparer par la contrainte ou la violence ce dont nous disposons.

D’où la nécessité en premier d’identifier qui formule telle ou telle menace et à destination de quel public afin de ne pas se laisser entraîner et piéger par une perception et des narratifs définis par d’autres. De plus, les menaces ne peuvent pas être analysées uniquement en préfiguration de leurs conséquences supposées. Il faut les inscrire dans le temps long et déconstruire l’engrenage qui a conduit à cette situation, afin d’agir sur les causes, si notre objectif est bien de les désamorcer. Au risque sinon d’entrer dans une logique d’escalade dont nous connaissons l’aboutissement : le déferlement de la violence, la guerre de tous contre tous.

Bref, la menace fait partie de ces mots fourre-tout qui en polarisant sur la peur permet de repousser l’analyse de nos responsabilités et donc de l’action pour éviter qu’elle advienne. L’interaction entre les éléments est de plus très souvent mise de côté. Chaque menace est examinée en soi et non pas dans la relation avec les autres. À force d’être employée de façon excessive et dans des contextes les plus variés, ce mot galvaudé se retrouve vidé de sens.

La France menacée ou menaçante ?

Il existe un décalage important entre la perception d’une menace par l’opinion publique, la réalité du risque encouru et la réponse apportée par ceux qui gouvernent. C’est le cas au niveau de la menace militaire au cœur de la thématique du dossier d’ANV.

D’autant que l’invasion de l’Ukraine en 2022 par les troupes russes, accompagnée de la menace nucléaire par le président Poutine, est venue raviver la crainte d’une guerre en Europe. Un « changement d’ère » pour nombre de commentateurs qui viendrait justifier l’augmentation des budgets et le maintien de la logique de la dissuasion nucléaire. Nombre de médias depuis ont fait leur Une sur cette thématique, allant jusqu’à s’interroger sur « Sommes-nous prêts pour la guerre ?[1] » Avec comme seule perspective, la poursuite du renforcement de l’outil militaire de la France et de la militarisation de la société.

Cela s’est traduit par l’élaboration fin 2022 d’une nouvelle Revue nationale stratégique[2]. Contrairement aux précédents exercices similaires qui résultaient d’un travail d’une commission nommée à cet effet, procédant notamment à des auditions, cette revue fut élaborée directement par les services de l’Élysée et du ministère des armées. Ce document dresse un panorama des menaces et risques pour la France et présente les grands axes de la politique militaire pour les années à venir. Il place l’arme nucléaire au cœur du dispositif la qualifiant même de « dorsale de notre sécurité » et désigne explicitement la Russie et la Chine comme deux États exerçant une menace spécifique sur la France. Il sert de base à l’élaboration des Lois de programmation militaire (LPM). Et au printemps 2023 le gouvernement a soumis au vote des parlementaires une nouvelle LPM couvrant les années 2024 à 2030 qui prévoit une forte augmentation des dépenses militaires[3]. Ce faisant, il alimente la menace de guerre et cette forte participation la course aux armements est réalisée au détriment du développement des services publics et de la satisfaction des biens sociaux. Sans compter que cette vision militariste de la société résulte d’une minorité — même parée du vernis démocratique du vote parlementaire — et non d’un véritable débat démocratique.

L’outil militaire est toujours mis en avant comme étant au service de la défense de la France et de la paix, sauf que, tel Janus, il a deux faces. Donc tout dépend de quel côté nous nous situons. Ce qui est présenté comme défensif est en règle générale perçu comme agressif par d’autres… Sans oublier que depuis déjà plusieurs années nous avons assisté à une disparition progressive des frontières entre les menaces qui relèvent de l’intérieur et celle de l’extérieur. Cette dématérialisation des frontières, sur fond de mondialisation, renforce l’imprévisibilité quant à la source et l’origine des menaces.

L’arme nucléaire est l’exemple-type pour expliquer ce paradoxe. La stratégie de dissuasion nucléaire dont le but est de favoriser la paix, d’empêcher toute atteinte aux « intérêts vitaux », repose justement sur l’exercice de la menace envers l’autre, la menace de représailles disproportionnées, y compris en utilisant — selon la stratégie française — une bombe nucléaire en premier comme « ultime avertissement » pour rétablir la dissuasion au cas où il se méprendrait sur les véritables intentions. Si l’arme nucléaire et la stratégie de dissuasion nucléaire jouait « un rôle fondamental dans la préservation de la paix et de la sécurité internationale » comme l’a affirmé le président Macron à la suite de ses prédécesseurs[4], il suffirait que chaque pays en possède quelques exemplaires et il n’y aurait plus de guerre dans le monde. On mesure l’absurdité d’un tel raisonnement et le danger que cela ferait courir à l’humanité.

De même en devenant le second exportateur d’armes dans le monde, la France contribue fortement à alimenter la course aux armements et à participer à travers l’utilisation de ses armes, de ses munitions ou composants à de nombreux conflits dans différents pays. Déjà, la guerre au Yémen avait replacé au premier plan ces dernières années la responsabilité de la France par rapport à l’utilisation des armes qu’elle vend comme l’ont montré notamment plusieurs études publiées par l’Observatoire des armements, à propos de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ou de celle d’Israël contre le Hamas[5].

C’est à l’occasion de la présentation de cette revue stratégique le 9 novembre 2022, que le président Macron explique que la France doit se « mettre en posture d’économie de guerre » et sa volonté de renforcer la force morale notamment avec le renforcement du SNU, le service national universel, afin « de faire converger toutes ses forces vives, militaires comme civiles, pour la défense de notre souveraineté »[6].

Ce qui est à l’opposé des engagements en faveur du renforcement des valeurs de paix affirmés régulièrement par la France au sein de l’Organisation des nations unies comme membre permanent du Conseil de sécurité. En effet, la charte de l’Onu indique clairement dans son article 26 : « Afin de favoriser l’établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde, le Conseil de sécurité est chargé, avec l’assistance du Comité d’état-major prévu à l’Article 47, d’élaborer des plans qui seront soumis aux Membres de l’Organisation en vue d’établir un système de réglementation des armements[7]. » Nous en sommes loin.

Et si la principale menace n’était pas militaire ?

En fait, la France privilégie une approche de l’analyse des menaces par le haut, en fonction de l’objectif de sécurité défini par les instances étatiques, tel que la protection du territoire et le renforcement des infrastructures pour assurer la continuité de son fonctionnement. Elle ne s’appuie pas sur les craintes et les besoins exprimés par la population et les corps intermédiaires comme les différents groupes sociaux et les nombreuses associations pour les impliquer.

Cela entraîne un important décalage entre la perception des menaces par la population et la réponse apportée par l’État pour y faire face, que ce soit au niveau sécuritaire comme dans les différents autres domaines (migration, risque terroriste, menace climatique, etc.) avec ce qui se révèle une illusion, la priorité mise dans le développement des technologies pour répondre aux risques sécuritaires. En effet, cette course technologique — comme le souligne la robotisation et l’IA, l’intelligence artificielle, est au contraire facteurs de nouveaux risques, d’autant plus si on se situe non d’un point de vue structurelle, de l’État, mais de celui de la société ou des collectifs d’individus.

L’exemple le plus flagrant est l’universalisation de l’informatique comme outil dominant de gestion des sociétés comme de nos vies individuelles. Cette accumulation de données numériques et leur stockage qui – outre d’être gros consommateur d’énergie –, représente de plus une fragilité en termes de sécurité de ces données, de leur piratage, etc., créant ainsi de nouvelles menaces sécuritaires dans une sorte de dialectique – déjà présente au niveau militaire – entre l’épée et le bouclier.

En fait, dans ce récit national, largement diffusé par les médias dominants, l’utilisation de la menace sert de ciment pour souder la population autour du gouvernement avec plus ou moins d’efficacité selon les périodes. Les menaces sont mises en avant pour camoufler des choix d’orientations politiques non consensuels, minoritaires, au bénéfice d’une logique économique d’accumulation de toujours plus de richesse et de renforcement des inégalités qui sont aux sources des guerres. La rhétorique de la menace sert en quelque sorte de bouc-émissaire facile, plutôt que l’ouverture et l’organisation d’un débat collectif afin de s’interroger tous ensemble sur les causes structurelles qui sont à l’origine des crises successives que vivent nos sociétés et d’élaborer des perspectives pour y faire face. Que ce soit sur un plan interne comme externe. 

La France n’est pas le pays imaginaire respectueux des valeurs humanistes dans lequel nous serions tous en train de vivre en harmonie et qu’il faudrait le défendre face à un envahisseur. C’est une illusion qui sous-tend l’idée notamment qu’il y aurait, d’une part, deux temps distincts dans la vie sociale : celui de la paix et celui de la guerre, et, d’autre part, également deux espaces distincts : intérieur et extérieur.

La réalité est toute autre. Notre société vit dans le conflit permanent — à la fois au niveau interne entre différents groupes aux intérêts divergents, comme au niveau externe dans ses relations avec les autres pays — dans lequel nous sommes en action, et en réaction permanente, à la recherche d’un équilibre entre soi et les autres, oscillant entre « l’enfer, c’est les autres » et « notre pire ennemi, c’est nous-mêmes »…

Car défendre son territoire, n’est-ce pas déjà ce que nous faisons tous les jours à travers nos engagements ? N’est-ce pas cette dynamique qu’il nous faut amplifier, partager le plus largement possible ? Car c’est au travers des actions et des modes d’organisation développés collectivement que nous construirons un « vivre ensemble ». N’est-ce pas là que se situe la principale menace ? 

Encadré : L’Observatoire des armements

Bien que la logique de la guerre continue de former nos sociétés et d’impacter sans cesse nos vies et la planète, l’Observatoire des armements continue, sans relâche depuis 1984, d’œuvrer pour désarmer les esprits et les pays. Il publie la revue Damoclès, édition papier et numérique, mais aussi des articles et des enquêtes qui sont une source importante et fiable pour les journalistes et médias.

Voir le site www.obsarm.info


 


[1].  Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialistes des questions militaires, en fera le titre d’un ouvrage paru en janvier 2024  aux éditions Robert Laffont.

 

[2].  www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFSCTA000047914988

 

[3].  www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFSCTA000047914988

 

[4].  Cf. le Discours du président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’École de guerre prononcé le 7 janvier 2020, www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre

 

[5].  Cf. les Notes de l’Observatoire : « La guerre se fabrique près de chez nous » (no 6, mai 2022, 28 p.) ; « Comment la France contourne l’embargo » (no 7, juin 2023, 20 p.) disponibles par téléchargement sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre ainsi que « La coopération militaire et sécuritaire France-Israël » (mai 2017, 100 p.), https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre

 

[6].  www.defense.gouv.fr/actualites/nouvelle-revue-nationale-strategique-ce-quil-faut-retenir-du-discours-demmanuel-macron

 

[7].  www.defense.gouv.fr/actualites/nouvelle-revue-nationale-strategique-ce-quil-faut-retenir-du-discours-demmanuel-macron

 


Article écrit par Patrice Bouveret.

Article paru dans le numéro 213 d’Alternatives non-violentes.