Auteur

Christian Mellon

Année de publication

2024

Cet article est paru dans
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Portrait rédigé par Christian Mellon, jésuite, ancien rédacteur en chef d’Alternatives non violentes ; spécialiste de la pensée sociale de l’Église, notamment sur les migrations et la paix ; il travaille au Ceras et à sa revue Projet ; il vit en communauté dans une HLM de Saint-Denis (93).

Faire le portrait d’un ami de longue date, sacré défi ! Mais comme c’est pour la revue Alternatives non violentes, j’ai accepté volontiers, ma relation avec Jacques s’étant établie puis renforcée par notre étroite collaboration dans les premières années de cette revue.

Pour faire son portrait, on dispose d’un document précieux : le livre autobiographique qu’il a publié en 2007, J’arrive où je suis étranger (Seuil). Son objectif, dans ce très beau livre, c’est de raconter sa longue descente vers la cécité, depuis le jour où, âgé de 16 ans, on lui apprend sans ménagement, à l’occasion d’une visite médicale, qu’il va peu à peu perdre la vue, jusqu’à l’époque où, trentenaire, il constate qu’il a perdu la quasi-totalité de sa vision. Le récit de ce lent voyage vers le pays de la nuit est l’objet principal du livre, mais on y apprend beaucoup sur les événements, les choix, les engagements de sa vie : d’abord militant non-violent, il devient docteur en histoire, enseignant à l’EHESS et à Sciences Po Paris, chercheur au Céri (Centre d’études et de recherches internationales), auteur d’une impressionnante série d’ouvrages traduits dans 10 langues différentes. Jacques est aujourd’hui un expert internationalement reconnu sur les questions qui l’ont passionné : les résistances civiles, les massacres de masse, le sauvetage des Juifs en Europe.

Il a su élargir son engagement non-violent initial pour se laisser sans cesse déplacer vers les questions nouvelles qui surgissaient de ses recherches mêmes.

La période non-violente

Dans la décennie 70, c’est pour le jeune banlieusard le temps des études de psychologie et de la découverte de la non-violence. Mis en route par les écrits de Martin Luther King et de Jean-Marie Muller, il crée à Paris un groupe non-violent qui participe, en 1974, au lancement du Mouvement pour une alternative non violente (Man) et s’engage dans les actions militantes de ce mouvement, notamment la défense du Larzac. Il mène alors une vie militante intense, qu’il raconte bien dans son livre autobiographique.

Ses relations avec Alternatives non-violentes remontent à l’origine de la revue, créée à Lyon en 1973, qui accueille dès le printemps 1974 son premier article, « fondements d’une non-violence politique ». C’est une contribution aux débats qui préparent la création du Man. ANV accueillera ensuite bon nombre de ses articles : « Non-violents face au socialisme » (no8), « Gagner le Larzac » (no 12 », « Du militant non-violent et de la mort » (no 24-25), « Les leçons de Malville » (no 27).

Dès la création d’un comité d’orientation d’ANV, en avril 1979, Jacques est convié à en faire partie. Son nom y demeurera jusqu’en 2013. Très important est son rôle décisif dans les années 80, comme rédacteur en chef, soit seul, soit en binôme avec d’autres (moi-même de l’automne 82 à mars 89, Anne Le Huérou de juillet à décembre 89). Pendant ces 10 années où il anime ou co-anime la revue, il veille à y publier des articles de fond (pas seulement militants) sur les thèmes psychologiques ou anthropologiques correspondant à ses recherches du moment : la peur, la pensée d’André Gorz (Adieux au prolétariat), le terrorisme, la violence, l’agressivité, etc.

En 1983, il publie son premier livre, Pour sortir de la violence (Éditions ouvrières), où il fait le pont entre ses connaissances de psychologue et son engagement non-violent.

Sous sa direction, la revue gagne en crédibilité dans les milieux intellectuels. En parcourant les sommaires des numéros dont il coordonne la rédaction entre 1979 et 1989, on relève des signatures de personnalités marquantes : Jacques Ellul, Albert Jacquard, Edwy Plenel, Henri Laborit, Serge July, Jean Delumeau, Olivier Mongin, Edgar Morin, Michel Wieviorka, René Girard, Patrick Viveret, Michel de Certeau, Paul Virilio (ces 3 derniers seront membres du comité d’orientation). Plus fréquentes – et plus attendues dans une revue consacrée aux recherches non-violentes – sont les contributions de Christian Delorme (directeur de la publication) et de Jean-Marie Muller, mais aussi de quelques autres, encore peu connus mais dont on retrouvera la signature dans les années suivantes jusqu’à aujourd’hui : François Marchand, Alain Refalo, Étienne Godinot, Bernard Quelquejeu, Bernard Dréano, etc.

Le numéro double de l’hiver 1984 (no 53-54) consacré à « la résistance civile du peuple polonais » attire l’attention par la qualité de ses analyses. Il a l’honneur d’être commenté et débattu sur France Culture. Plus notable encore est le dossier consacré, en 1986, aux Génocides, sous-titré Penser l’impensable, auquel participent plusieurs experts, dont Léon Poliakov, l’historien pionnier des travaux sur la Shoah. Jacques y pose les premiers jalons d’une réflexion sur une question dont il va devenir, des années plus tard, un expert mondialement reconnu : les violences de masse.

Cette violence extrême, Jacques en prend toute la mesure concrète ce jour de l’été 1985 où, avec sa femme et moi, nous visitons Auschwitz. Le choc de cette visite est tel qu’il s’y réfèrera par la suite quand on l’interrogera sur les raisons pour lesquelles il consacre tant de temps et d’énergie à étudier les violences extrêmes : comment promouvoir des stratégies de résistance civile si l’on minimise la radicalité du mal à combattre ? Sans renier l’engagement non-violent de sa jeunesse, il récuse tout plaidoyer pour la non-violence qui ignore les réalités historiques de la guerre et du génocide ; ce qui ne l’empêchera jamais d’explorer les processus de résistance civile sans arme.

La carrière universitaire

En 1984, Charles Hernu, ministre de la défense, commande à trois membres du Man (Jean-Marie Muller, Jacques Semelin et moi-même) une étude sur la possible contribution de la résistance non-violente à la défense de la France. Dans cette étude, publiée en 1985 sous le titre La dissuasion civile, Jacques rédige la partie consacrée aux leçons que l’on peut tirer de l’histoire des résistances civiles dans l’Europe occupée. Il met ainsi à profit les progrès de sa thèse alors en cours, à la Sorbonne, sur ce sujet.

En 1986, sitôt sa thèse soutenue, il est invité à rejoindre le Program on nonviolent sanctions, créé par Gene Sharp à Harvard. Il y rédige le livre issu de sa thèse : Sans arme face à Hitler, la résistance civile en Europe 1940-1944 (Payot, 1989. Les Arènes, 2013).

Ces deux années, qu’il vit avec son épouse, Lydie, et leur fille Marie, née peu avant leur départ, seront d’une grande importance dans l’itinéraire de Jacques. D’une part, parce que c’est à Harvard qu’il apprend à maîtriser les moyens informatiques lui permettant de lire et d’écrire malgré son handicap, d’autre part parce qu’il acquiert là un large réseau de relations internationales, qui va favoriser les étapes suivantes de sa carrière de chercheur.

Revenu à Paris, il travaille d’abord au laboratoire « Communication et politique » de Dominique Wolton, où il défriche un nouveau champ de recherche : le rôle des médias occidentaux dans les changements qui ont abouti aux « révolutions de velours » de 1989. Il en tire un nouveau livre, La liberté au bout des ondes (Belfond, 1990). Il se rapproche aussi de Pierre Hassner, grâce auquel il rejoindra plus tard le Céri et créera parallèlement, à Sciences Po Paris, un cours pionnier sur les massacres et génocides.

Il se lance ensuite dans la recherche qui aboutit en 2005 à son œuvre majeure, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides (Seuil. 2005). Dans une perspective transdisciplinaire et comparative, il cherche à décrire les processus qui ont conduit aux grands massacres du XXe siècle : la Shoah, bien sûr, mais aussi le Rwanda, l’ex-Yougoslavie, les Arméniens, les Khmers rouges…

En 2008, Simone Veil lui suggère de s’atteler à une nouvelle recherche : tenter de comprendre pourquoi et comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la déportation et à la mort. Ce chiffre peu connu des Français, établi par Serge Klarsfeld, mérite explication. Il y consacre une longue enquête auprès des survivants et de leurs descendants, qui aboutit en 2013 à un ouvrage de 900 pages, Persécutions et entraides dans la France occupée (Le Seuil, les Arènes). Pour toucher un plus large public, il en rédige une version plus brève avec une préface très louangeuse de Serge Klarsfeld : La survie des Juifs en France, 1940-1944 (CNRS, 2018). Il polémique contre ceux qui, comme Éric Zemmour, prétendent réhabiliter le régime de Vichy en s’appuyant sur ces recherches : c’est bien malgré Vichy, et non grâce à ce régime antisémite, que ces Juifs ont été sauvés. Pour enfoncer le clou, il publie avec Laurent Larcher (journaliste à La Croix), un livre à destination d’un public plus large : Une Énigme française. Pourquoi les trois-quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés (Albin Michel, 2022).

Aujourd’hui, Jacques poursuit des recherches, mais sur un sujet complètement différent ! Soyons certains qu’il va encore nous surprendre ! 


Article écrit par Christian Mellon.

Article paru dans le numéro 213 d’Alternatives non-violentes.