Alain Refalo est enseignant, membre-fondateur du Centre de ressources sur la non-violence et membre de l’IRNC. Il est l’auteur de Le paradigme de la non-violence : itinéraire historique, sémantique et lexicologique, Lyon, Chronique sociale, 2023.
Nous avions déjà quelques réserves vis à vis des Soulèvements de la terre. Le livre qu’ils viennent de publier, Premières secousses, ouvrage collectif, mais sans mention d’auteurs, vient malheureusement confirmer notre regard sur un mouvement qui a pris de l’ampleur ces dernières années et dont certaines manifestations ont suscité une répression policière souvent disproportionnée. Nos réserves portaient sur les formes d’action de ce mouvement qui a explicitement fait le choix de ne pas se référer à la non-violence.
Nous avions déjà quelques réserves vis à vis des Soulèvements de la terre. Le livre qu’ils viennent de publier, Premières secousses, ouvrage collectif, mais sans mention d’auteurs, vient malheureusement confirmer notre regard sur un mouvement qui a pris de l’ampleur ces dernières années et dont certaines manifestations ont suscité une répression policière souvent disproportionnée. Nos réserves portaient sur les formes d’action de ce mouvement qui a explicitement fait le choix de ne pas se référer à la non-violence.
Dans Premières secousses, nous avons une clarification du positionnement du mouvement quant à sa vision de l’action collective. Les Soulèvements de la terre ne s’en cachent pas, ils entendent sortir du « moralisme de la non-violence ». Ils rejettent également ce qu’ils nomment « l’idéologie de la non-violence » et « l’idéologie de la désobéissance civile non-violente ». Pour le dire en un mot, ce livre est une réflexion à charge contre la non-violence. Du moins, contre une certaine vision de la non-violence, le plus souvent déformée et caricaturée.
Fasciné par les Gilets jaunes et les émeutes urbaines, adepte de la confrontation pour atteindre les objectifs de désarmement, les Soulèvements de la terre se situent dans la logique de mouvements qui se veulent « radicaux », mais qui confondent la colère et la rage légitimes des classes populaires avec leur expression souvent désordonnée et violente. Pour eux, « la force d’une manifestation tient dans son caractère potentiellement débordant ». Ils revendiquent ainsi la diversité des tactiques d’action, y compris violentes, qui permet, selon eux, d’agréger des publics au profil très différent, avec des cortèges diversifiés, certains festifs et d’autres préparés à « impacter l’adversaire ». Pourtant, il est assez évident que ce type de stratégie exclut un public qui ne souhaite pas se retrouver au milieu d’affrontements.
Quand les auteurs de Premières secousses s’expriment sur la non-violence, c’est pour la présenter de manière caricaturale. Relevons quelques-unes de ces assertions pour les commenter :
« La tactique de la désobéissance civile repose sur la mise à distance de toute forme de confrontation. » Voici une affirmation curieuse qui dénote d’emblée une méconnaissance totale de l’histoire des luttes non-violentes, c’est à dire des luttes qui ont fait le choix stratégique de l’action non-violente pour combattre des oppressions et des injustices. Si la confrontation, c’est l’affrontement physique avec les forces de l’ordre, il est évident que la non-violence ne se situe pas sur ce registre-là. Si la confrontation, c’est prendre des risques face aux forces de répression, en manifestant, en occupant, en bloquant, en désobéissant publiquement, alors les méthodes de la non-violence comprennent effectivement des actions de confrontation, mais en refusant d’aller sur le terrain où le pouvoir est le plus fort.
« Animée par l’espoir d’un changement démocratique, elle traduit une volonté de maintenir le dialogue avec les institutions et cultiver une certaine respectabilité au sein de l’opinion publique.» On retrouve ici l’un des poncifs sur la non-violence. La non-violence privilégierait le dialogue à l’action. Rien n’est plus faux. Ce qui caractérise une situation d’injustice, c’est précisément l’impossibilité du dialogue entre oppresseurs et opprimés. D’où l’importance de construire une stratégie pour contraindre l’adversaire à renoncer à cette injustice. Si dialogue il y a, ce n’est qu’à la fin du processus de lutte pour éventuellement acter un compromis. Concernant l’opinion publique, l’action non-violente cherche à convaincre le plus grand nombre de soutenir la cause, car elle constitue une force de pression sur le pouvoir politique. Imaginer qu’un mouvement puisse gagner sans le soutien de l’opinion relève de la naïveté.
« Elle cultive une méfiance quant à la possibilité d’aboutir à des changements structurels par la manière forte. » Que veut dire « manière forte » ? Si dans l’esprit des Soulèvements de la terre, la manière forte, c’est la manière violente, il y a méprise sur la notion de force. Considérer que la véritable force ne peut qu’être violente, c’est rejoindre ce que véhicule depuis toujours l’idéologie dominante. La force de l’action non-violente, c’est sa capacité à ébranler les piliers du pouvoir de l’adversaire, en mettant en œuvre une force de contrainte, par des actions massives de non-coopération, de désobéissance civile et d’intervention directe. La manière forte que revendique les Soulèvements de la terre n’est autre que la violence qui, toujours, conforte les pouvoirs établis.
« Elle se présente comme un choix pragmatique pour esquiver la répression et aboutir à de meilleurs résultats. » Si la non-violence est pragmatique, c’est d’abord en mettant en place une stratégie adaptée, avec des campagnes d’action aux objectifs clairs, précis, limités et atteignables. Cela nécessite une évaluation des forces et des faiblesses de l’adversaire, mais aussi du mouvement. Dire que la non-violence cherche à « esquiver la répression », c’est méconnaître les situations historiques, où malgré un contexte de forte répression, la non-violence a obtenu des résultats impressionnants. La répression étant inévitable, la question n’est pas de l’esquiver, mais de l’anticiper, de la surmonter et de la retourner contre l’adversaire. Comme le soulignait Gandhi, c’est à partir du moment où le mouvement non-violent survit à la répression, « modérée ou cruelle », qu’il est proche de la victoire.
Cet ouvrage, qui par ailleurs n’est pas sans intérêt pour mieux connaître ce mouvement protéiforme, montre que la culture de la violence et de la contre-violence a imprégné les esprits et les méthodes de lutte de nombreux militants. Il faut redire que la contre-violence revendiquée n’est pas le contraire de la violence, mais elle est une autre violence. Elle entretient donc le système de la violence et elle le renforce.
Considérant que les luttes comprennent toujours une part plus ou moins importante de violences, les Soulèvement de la terre considèrent que la non-violence est déliée de la réalité. La question est de savoir si cette part de la violence a fait progresser la cause et lui a permis d’exercer une plus forte contrainte sur les pouvoirs oppressifs. Dans le mouvement des droits civiques aux États-Unis, c’est bien la stratégie d’action non-violente qui a permis les plus grandes avancées contre la ségrégation, malgré quelques épisodes de violences. S’il n’est évidemment pas possible d’éviter certaines violences dans un mouvement de masse, il est pourtant clair que seule la stratégie non-violente parfaitement assumée permet de contenir la violence à la marge, sans dénaturer le mouvement. C’est précisément quand le choix de la non-violence n’est pas posé au départ, que les actions, inévitablement, vont contenir une part de violences qui seront préjudiciables à la dynamique du mouvement.
Ainsi, sous couvert de « radicalité », la violence est légitimée, et la non-violence, associée au « réformisme », est disqualifiée. En réalité, la violence n’a rien de radical, car jamais elle ne s’attaque à la racine des situations d’injustice. Elle n’agit qu’à la surface. En s’attaquant aux personnes qui représentent les institutions responsables de l’injustice, la violence exprime une colère et une rage totalement vaines et inefficaces. Elle s’en prend aux symboles du capitalisme et de l’ordre policier, sans jamais remettre en cause les fondements de ces systèmes injustes et autoritaires. Si ce n’est par des paroles vindicatives qui n’auront aucun effet sauf celui de donner des arguments aux responsables de ces systèmes pour réprimer davantage la contestation.
Contrairement à ce qui est écrit dans Premières Secousses, les militants de la non-violence ne confondent pas les biens et les personnes. Le sabotage et la destruction d’infrastructures nocives pour l’environnement et la santé peuvent tout à fait s’inscrire dans une stratégie non-violente[1]. La limite, c’est l’atteinte physique aux personnes. En ne posant pas cette limite, ce que fait pourtant Andreas Malm dans Comment saboter un pipeline ?, les Soulèvements de la terre ouvrent la voie à des débordements et des actions violentes, notamment à l’encontre des forces de l’ordre, comme on l’a vu dans la manifestation en 2023 à Sainte-Soline.
En ignorant les recherches sur les stratégies non-violentes et la résistance civile, en refusant de prendre en compte les limites et les échecs des luttes violentes, les Soulèvements de la terre risquent fort d’aller de désillusions en désillusions. Le pouvoir d’État continuera à justifier et amplifier sa répression en prenant prétexte des éléments violents des Soulèvements de la terre. Le piège de la violence se refermera et la cause de l’écologie et du climat aura beaucoup perdu. •
[1]. Voir notre article « Le sabotage dans la stratégie d’action non-violente » dans ANV no 211, Le sabotage en débat, juin 2024.