Auteur

Christine laouénan

Année de publication

2023

Cet article est paru dans
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Christine Laouénan est journaliste spécialiste des violences et, en particulier, des violences sexuelles. Elle a été pigiste pendant plus de quinze ans à la revue Prostitution et société du Mouvement du Nid. Auteure du récit de vie de Bernard Lettre, Je veux juste qu’elles s’en sortent, Paris, Éd. Michel Lafon, 2015.

Survivre à la prostitution. Un chemin de résilience semé d’embûches

Les personnes qui ont connu la prostitution ont vécu des violences extrêmes. Malgré les énormes difficultés auxquelles elles sont confrontées à la sortie de la prostitution, beaucoup d’entre elles parviennent à se reconstruire, à entamer un chemin de résilience.

Alors qu’elle arpentait les trottoirs de la rue Saint-Denis à Paris, Laurence Noëlle avait échangé quelques mots avec deux bénévoles du Mouvement du Nid, une association qui va à la rencontre des personnes prostituées (voir encadré). Cette jeune mineure assurait alors les trois huit de la prostitution, dans un studio minable, avec d’autres filles, paumées comme elle. « On monte, on descend, à tour de rôle, trente clients par nuit », raconte-t-elle. Cela se passait en 1985…

Un jour où elle était vraiment au bout du rouleau, Laurence a composé le numéro indiqué sur le petit bout de carton que les militants lui avaient remis après un dialogue avec elle. C’est la voix bienveillante d’un bénévole du Mouvement du Nid au bout du fil « qui m’a sauvé la vie », raconte Laurence. Il s’agissait de Bernard Lettre, le coordinateur national du Mouvement du Nid à Clichy ; il lui a aussitôt donné rendez-vous dans les locaux de l’association.

Après avoir écouté attentivement Laurence raconter son parcours, Bernard Lettre l’a alertée sur la gravité de sa situation. « Je vais vous aider à fuir, sinon vous n’en sortirez pas vivante ». Avec une autre bénévole de l’association, ils sont aussitôt partis en taxi dans le studio de Laurence, afin qu’elle récupère ses affaires. Comme il fallait que la jeune fille soit en sécurité, loin du réseau de proxénètes, elle s’est réfugiée quelque temps chez sa tante en Angleterre.

La parole sert à trouver l’issue

Une rencontre peut donc suffire à faire germer le désir de s’en sortir. Laurence rend un grand hommage à Bernard Lettre, « une des personnes les plus précieuses que l’existence ait placée sur ma route, Bernard mon tuteur de résilience, l’homme qui m’avait aidée à sortir du cauchemar de la prostitution », raconte-t-elle dans son récit de vie Renaitre de ses hontes[1]. Bernard a accompagné Laurence pendant de nombreuses années, sans jamais se substituer à elle. Le « tuteur de résilience », pour reprendre l’expression de Boris Cyrulnik, permet à la personne en souffrance « d’exprimer la partie saine de sa personnalité et, ainsi, de reprendre son développement[2] ».

Au bout de nombreuses années de psychothérapies très douloureuses et d’accompagnement par des militants associatifs comme Bernard au Mouvement du Nid, Laurence Noëlle a pu sortir de la honte, celle qui consume l’âme et réduit au silence, pour pouvoir se relever et avancer. « La résilience, ce sont deux facettes indissociables, d’une part la destruction, le fracas, d’autre part, la reconstruction, la dynamique existentielle, le projet d’une nouvelle vie ou d’une vie améliorée et continuée », commente Michel Manciaux, professeur de médecine[3].

Ce n’est qu’à l’âge de quarante ans que Laurence Noëlle a pu mettre en mots son parcours. Elle a passé quatre ans à écrire son livre, à sentir remonter toute la souffrance accumulée ; une véritable épreuve. « Mais l’écriture m’a libérée », commente cette combattante. « Si je suis arrivée dans la prostitution, à 17 ans, c’est le résultat d’une enfance épouvantable », écrit-t-elle. Rejetée par sa mère, non reconnue par son père, elle avait subi gamine l’inceste de son beau-père. Persuadée d’être un objet, d’être sale, elle avait connu, à l’adolescence, la rue, la défonce. « C’est comme ça que, sans m’en rendre compte, je me suis retrouvée rue Saint-Denis, surveillée nuit et jour. J’ai fait l’expérience de la violence au-delà de ce que l’on peut imaginer. Pour tenter de résister, j’ai descendu des bouteilles, à ne plus tenir debout. J’ai sombré dans la drogue … J’avais fait la morte dans l’inceste, j’ai continué dans la prostitution. Et mon vécu de prostituée n’a fait que renforcer ma honte d’exister. Pour moi, la honte était partout : honte d’avoir été victime d’inceste, honte d’avoir été prostituée, honte d’avoir été alcoolique[4]. »

Aujourd’hui, cette mère de famille est conférencière, formatrice spécialisée en relations humaines et dans la prévention des violences. Elle mène notamment des interventions en milieu carcéral. « Je suis bien placée pour dire aux personnes en prison qu’on peut s’en sortir », commente Laurence. Parallèlement, elle a participé à la création du mouvement des « survivantes » en France, nom qu’ont choisi, dans de nombreux pays, des femmes anciennement prostituées, en lutte contre le système prostitueur. Aujourd’hui, ces « survivantes » militent pour l’abolition du système prostitueur et vont à la rencontre d’autres victimes de cette violence qui les a marquées à vie.

Autre bel exemple de résilience : Jeanne Cordelier, autrice du récit autobiographique La Dérobade[5], qui fut l’une des premières à avoir parlé, il y a plus de 40 ans déjà, Elle y racontait crûment sa vie de prostituée tombée aux mains d’un mac. Dans un entretien paru dans Prostitution et société[6], le trimestriel du Mouvement du Nid, à l’occasion de la parution de son autre ouvrage Reconstruction[7], elle décrit son chemin de résilience : « Ce qui m’a sauvée, c’est l’écriture. Et c’est la rencontre de l’homme merveilleux avec qui je suis mariée depuis quarante-deux ans. […] Il m’a réconciliée avec la vie et m’a aidée à réapprendre mon corps que j’avais perdu. Et puis il y a eu la maternité qui m’a rendu des forces. Mon fils a 38 ans. Je lui ai parlé de ma vie quand il a eu 16 ans et le jour de ses 18 ans, je lui ai offert La Dérobade. Je me souviens. J’avais les mains sur ses épaules et je pleurais. »

Les parcours de Jeanne Cordelier et de Laurence Noëlle sont exemplaires. Malheureusement, beaucoup de survivantes de la prostitution traversent encore de grandes difficultés. En effet, il ne suffit pas de quitter la prostitution pour devenir insérée dans la société. Certaines personnes ont arrêté l’activité mais n’en continuent pas moins à vivre en marge du travail, enfermées dans une même spirale autodestructrice faite de dépendances, de violences, de soumission et d’enfermement. 

Le mouvement du Nid, une association abolitionniste

Le Mouvement du Nid-France, association reconnue d’utilité publique, agit en soutien auprès de personnes prostituées et contre le système prostitutionnel qui exploite leur précarité et leurs vulnérabilités. Il travaille sur les causes et les conséquences de la prostitution, en vue de sa disparition. Présent sur toute la France, le Mouvement du Nid est une association de terrain : ses militant·e·s ont des milliers d’échanges avec des personnes prostituées rencontrées sur les lieux de prostitution et lors des permanences d’accueil.

Le Mouvement du Nid-France soutient ses partenaires dans leurs démarches (Justice, soins, etc.). Depuis la création des parcours de sortie, suite à la loi du 13 avril 2016, le Mouvement du Nid, agréé dans 17 départements, accompagne aussi les personnes dans leur démarche pour quitter la prostitution. L’association mène également des interventions en prévention dans les établissements scolaires et assure des formations auprès des professionnels de l’action sociale, de la santé, de l’éducation, des forces de l’ordre, etc.

Avant de pouvoir accompagner les personnes en situation de prostitution, les bénévoles/militant·e·s et les salarié·e·s sont formés par le Mouvement du Nid. En effet, il est essentiel qu’ils et elles puissent comprendre le système prostitutionnel dans son ensemble et mettre à jour la problématique des victimes.

C. L.

  


[1].  Laurence Noëlle, Renaître de ses hontes, Le passeur éditeur, 2013. Réédité en format poche Renaître de ses hontes…et passer de l’ombre à la lumière, Le Passeur éditeur, 2023.

[2].  Boris Cyrulnik, Les Vilains Petits Canards, Odile Jacob, 2001.

[3].  Michel Manciaux, La Résilience : le réalisme de l’espérance, Fondation pour l’enfance, Éd. Erès, 2005.

[4].  Laurence Noëlle, op. cit.

[5].  Jeanne Cordelier, La Dérobade, Libretto, 2012.

[6].  Claudine Legardinier, « Écrire pour faire éclater le silence », dans Prostitution et société, juillet 2018. Lire également de Claudine Legardinier, Prostitution : une guerre contre les femmes, Éd. Syllepse, 2015.

[7].  Jeanne Cordelier, Reconstruction, Éd. Phébus, 2010.

 


Article écrit par Christine laouénan.

Article paru dans le numéro 209 d’Alternatives non-violentes.