Urbanité, le choix de la cohabitation

Auteur

Jacques Lévy

Année de publication

2023

Cet article est paru dans
207.jpg

La ville a toujours été le creuset de dynamiques sociales, économiques et créatives puissantes. Aujourd’hui, les anciens modèles urbanistiques sont remis en cause par les enjeux écologiques, par les débats qui se dessinent autour des nouveaux « choix urbains » et modes d’habiter. Dans ce contexte, l’urbanité est un prisme fécond pour repenser notre rapport à la ville.

Entretien avec JACQUES LÉVY, membre du rhizome de recherche Chôros, directeur de la chaire Intelligence spatiale de l’Université polytechnique Hauts-de-France. Il a reçu en 2018 le prix Vautrin-Lud considéré comme le Nobel de géographie. Il est notamment l’auteur de Géographie du politique, Paris, Odile Jacob, 2022.  

ANV. — Que penser de la ville aujourd’hui ? 

Jacques Lévy — Constatons d’abord l’efficacité renouvelée du « choix urbain » : la ville ça marche ! La concentration urbaine permet d’allier fonctions productives et fonctions créatives : la réunion d’une masse significative de gens, de services ou d'idées dans un même lieu permet s’avère être un considérable levier productif. C’est ce que traduit le retour en grâce des centres-villes, non seulement en Europe, mais aussi aux États-Unis, avec le développement des transports et de l’espace publics.

Dans l’ensemble, les libertés spatiales, c’est-à-dire celles de choisir où et comment on habite, ont progressé, avec notamment l’accessibilité au logement ou les mobilités. Évidemment, tout le monde n’est pas acteur au même niveau dans ce processus et n’en bénéficie pas à égalité. Mais du point de vue du climat, il y a un assez grand consensus pour dire qu’une configuration à haut niveau d'urbanité, autrement dit combinant densité et mixité, est meilleure qu’une dispersion fragmentée. Pour autant, ne sous-estimons pas le profond ancrage de courants anti-urbains. Les évolutions des modes d’habiter ne sont pas consensuelles, surtout si les messages proviennent d’injonctions descendantes.

ANV. — L’urgence d’une transition urbaine n’est-elle pas prétexte à l’imposition brutale de certains modèles ?

J. L. — Il est vrai qu’avec le sentiment d'urgence climatique, certains visent à relancer une morale du sacrifice : « ça ne vous plaît pas, mais c'est nécessaire ! », sous-entendu : « nous avons l'autorité scientifique, donc politique ; et vous allez faire ce qu'on vous dit ». Ce courant procède par commandement moral et non pas par conscience éthique. On y retrouve les « logiques d’ingénieurs », qui considèrent que leur difficulté à convaincre repose sur l’ignorance de leurs interlocuteurs. Il y a ensuite les « militants missionnaires », souvent millénaristes (« Si vous ne faites pas ce que l’on vous dit, le monde va disparaître »), des mouvances écologistes radicales. Enfin, certaines idéologies professionnelles des sciences de la nature opposent les humains forcément mauvais aux plantes et animaux inévitablement bons, comme si le monde biophysique portait des valeurs intrinsèques. Qui pourrait contester que toute morale a pourtant une histoire ?

On entend souvent qu’en matière d’environnement le temps du débat est terminé, qu’on ne peut plus attendre pour agir. Pourtant, le fait qu'il y ait de la discussion, des controverses, une absence de consensus n’a jamais empêché les choses d’avancer, avec une multitude de petites mises à l’épreuve, ou de démonstrations par l'expérience – et parfois des basculements spectaculaires. Le débat sur des modèles d’urbanité existait déjà au début des années 1970 à Paris, à Berlin, à Milan, avec la critique de la ville industrielle et la recherche d’un urbanisme désirable. Toute la question aujourd’hui est de savoir si l’on se donne quelques moyens pour mener une conversion démocratique sous contrainte mais dans de bonnes conditions.

ANV. — Pouvez-vous revenir sur la notion d’urbanité ?

J. L. — Avec Louis Wirth, je considère l’urbanité comme la résultante de trois facteurs : la densité, la diversité et la masse. La masse renforce le couple densité/diversité : plus élevé est le nombre d’éléments concentrés, plus forte est la probabilité de leur diversité, et plus nombreuses sont les interactions potentielles entre ces réalités diverses. La densité urbaine est celle des personnes, mais aussi de tout ce qui fait une société, comme les flux d'informations venant des gens que vous croisez, des panneaux publicitaires, des titres des journaux, de micro-événements dans l’espace public….

Le modèle de l’ère industrielle (effet de masse combinant production, consommation et industrie) a fait place à une urbanité construite sur les connexions entre individus, mais aussi sur la dynamique des organisations, de la pensée, des événements, etc. Tout cela fait du choix urbain un choix humain efficace : au-delà des avantages pour le climat et la biodiversité, les modèles à forte urbanité agissent positivement tant sur la cohésion sociale et politique, par la cohabitation, ou sur l’autonomie personnelle, par l’anonymat, que sur la productivité, par l’économie de surface. Pour toutes les activités, la sérendipité qu’apporte l’urbanité est une force propulsive majeure.

Historiquement, l'urbanité est plutôt pacifiante. C'est bien la ville qui a inventé l'État-providence et non pas l'État national. Elle est le premier creuset d’un contrat politique entre les classes populaires et les bourgeoisies urbaines qui constatent qu’il est dans leur propre intérêt d’accepter une certaine redistribution et une prise en charge collective des vulnérabilités (orphelins, indigents, etc.). À partir de la Renaissance, en Allemagne, dans le Nord de l'Italie ou aux Pays-Bas, le modèle de la ville européenne est celui d’une société où prennent sens des politiques publiques de solidarité qui rompent le cercle de la violence engendré par les inégalités.

L’urbanité combine la singularité et la masse. Ce duo protège les « déviances » que les allégeances communautaires pourchassent. Il permet aux situations « hors-normes » d'exister sans être montrées du doigt. La quantité de personnes concernées permet aux « minoritaires » de peser : ils parviennent à faire groupe, à se défendre contre les exclusions et à trouver des appuis dans leurs luttes. L’air de la ville rend libre, il protège mieux d’un contrôle social qui se montre très dur dans les petites communautés. Les villes ont ainsi permis des mouvements plus pacifiques d'évolution : ce sont des lieux de l'innovation, de l’ébranlement des normes dominantes, d’une société en mouvement.

La ville a rendu la non-violence possible, mais elle a toujours plus besoin de la non-violence, qui conditionne l’efficacité de sa configuration spatiale. Être victime de violence dans la rue, c'est un traumatisme grave. Pour l’éviter, la ville et l’urbanité ont particulièrement besoin de produire un monde social pacifique, fondé sur les libertés civiles, l’état de droit et la démocratie.

ANV. — L’exposition aux flux denses (informations, altérités…) ne peut-elle pas s’avérer anxiogène ?

J. L. — Dans l’Allemagne à la fin du xixe siècle, qui connaissait une phase d'urbanisation extrêmement intense, comme à Berlin, certains, comme Georg Simmel, craignaient que les habitants ne soient plus capables de traiter le flux d'informations les bombardant en permanence, évoquant même le risque de maladies mentales. Ce qu’on a observé, en fait, c’est que l’immersion dans un environnement urbain permet le renforcement des compétences sociales des individus. Bien entendu, c’est d’autant plus vrai que l’on « est bien dans sa peau » ; mais il n’est pas sûr qu’en étant mal dans sa peau, on aille mieux en étant isolé à la campagne.

La confrontation aux altérités urbaines, aux étrangers, tant foreigners (ceux qui viennent d’ailleurs) qu’aliens (ceux qui sont étranges) est essentielle. Comme l’a montré Lyn Lofland, chacun est fondamentalement un étranger dans la ville. Nous sommes confrontés à des gens qu’on ne connaît pas, qu'on ne connaîtra jamais, qu'on n'a pas forcément envie de connaître, et avec lesquels on interagit pourtant, dans l’espace public fixe ou mobile. On voit bien que ces frottements ne laissent pas indifférent, que l’on apprécie la foule ou que l’on redoute ces interactions.

Il est vrai que « l’étranger dans la ville » nous dérange parfois et que le fait d’être étranger ne donne pas en soi des droits moraux (par exemple parce qu’ils seraient pauvres) à attenter aux valeurs éthiques que partagent les citadins (par exemple le respect du caractère public de l’espace). Mais ce que les enquêtes montrent, c’est que la peur de l'étranger est maximale là où il n'y en pas ou peu ! À l’inverse, et cela se confirme dans les urnes, les gens qui vivent dans des grandes villes à très forte proportion d'étrangers sont ceux qui rejettent le plus nettement les idéologies xénophobes. Tout compte fait, l’expérience concrète de la rencontre avec l’autre nourrit un sentiment de bienveillance sociale et d’enrichissement personnel.

ANV. — En dehors de l'urbanité, quel ingrédient essentiel mettriez-vous en avant dans la recette d’une fabrique urbaine réussie ?

J. L. — Désormais, il apparaît impératif de centrer toutes les politiques urbaines sur les habitants. En urbanisme, le mouvement moderne était animé par des ingénieurs et des architectes qui pensaient mieux savoir que les gens ce qui était bon pour eux. Quand on écoute Le Corbusier, il est frappant de voir à quel point il en était persuadé, grâce à ses postulats ou ses calculs. On connaît les dégâts de ce type d’approche et aujourd’hui les habitants ne sont plus prêts à s'en laisser compter. Je trouve dérangeantes les notions « d'acceptabilité » ou de « pédagogie » en général, et en particulier sur les projets d’urbanisme ; comme si les professionnels de la politique étaient les professeurs et les citoyens les élèves. Les habitants peuvent répondre : nous ne sommes pas les élèves des élus et des dirigeants ; c’est nous, en tant que citoyens, qui les produisons. Il y a encore du travail pour développer une vision réellement égalitaire du débat public !

Mon observation des Conventions citoyennes, avec des personnes tirées au sort, m'a rendu optimiste quant à leur implication. Quand on pose les bonnes questions, à la fois problématisées et ouvertes, qu'on permet à chacun de se cultiver sur les questions à traiter à l’aune de leur nouveau rôle, qui consiste, au-delà de leurs intérêts propres, à penser quelque chose pour l'ensemble de la société, le résultat est plutôt épatant ! On est frappé par l'écoute, l'attention et la concentration manifestes. Il est donc possible de miser sur une « montée en gamme » d’une implication des citoyens. Je pense que c’est là une des clefs, en particulier en matière d'urbanisme, lequel recouvre des domaines de la vie quotidienne dans lesquels les habitants sont facilement compétents.

ANV. — Est-ce que cela veut dire que vous portez un regard plutôt favorable sur les expériences de type habitat participatif ou jardins collectifs ?

J. L. — Je pense que l'auto-organisation comme celle d’un jardin partagé mérite attention, mais si l’on s’y limite, on risque d’en rester aux marges du politique. Ce ne sont pas les seuls choix individuels qui vont tout résoudre. Trier les ordures c'est très bien, mais les ordures ménagères ne constituent que 4 % des déchets… Donc même si chacun fait « tout comme il faut », cela ne suffira pas à régler l'ensemble du problème. La réduction des émissions de gaz à effet de serre concerne essentiellement la mobilité (au niveau sociétal), l'industrie, l'agriculture et l'isolation thermique des bâtiments. Ces sujets majeurs peuvent être traités à toutes les échelles, dans une réelle urgence, mais ils n’en restent pas moins éminemment politiques. Si on se trompe de registre, on peut partir sur des fausses pistes.

Un rôle-clé revient ici à l'urbaniste. Sa mission est de mettre en relation les différents acteurs politiques que sont les habitants-citoyens, les élus et les autres intervenants de l’urbanisation. Par sa compétence, l’urbaniste est le mieux placé pour mettre en scène les attentes et organiser un débat contradictoire où tous les points de vue ont droit de cité pour s’employer à faire émerger un contrat d’habiter légitime et partagé. Ce contrat n’est pas forcément consensuel mais, comme toute action politique, il intègre la diversité des points de vue dans quelque chose de différent de ce que les acteurs imaginaient au départ. Le médiateur politique qu’est l’urbaniste peut aussi organiser les dispositifs interactifs (comme les assemblées tirées au sort) car il est capable de parler le langage de tous les acteurs, y compris techniques, pour fabriquer de l'unité à partir de la diversité.

ANV. — Dans certains de vos travaux, vous évoquez la coprésence : comporte-t-elle une dimension éthique qui pourrait avoir un lien avec la non-violence ?

J. L. — Pour fabriquer une société, nous avons besoin d'interactions multi-sensorielles et donc aussi de contact entre les corps. Avec la prise de risque que cela implique, car dès que l’on entre en contact avec autrui, on peut être bousculé, agressé, il peut y avoir des disputes… C’est justement ce que représente la coprésence dans l’espace public : la conviction que la violence ne l’emportera pas.

En faisant le choix de la coprésence urbaine, on assume le fait que tout n’est pas prévisible, mais que, finalement, l’engagement de son corps en société apporte une valeur ajoutée essentielle. Sur ce point, tout le monde n’a pas le même avis, ni les mêmes orientations. Pour certains, les incertitudes inévitables sont insupportables au point qu’ils refusent ou évitent au maximum les situations de coprésence, comme la rue ou les transports publics, leur préférant les visioconférences, l’e-commerce, ou les réseaux sociaux.

La dimension éthique de la coprésence vient de ce qu’elle est la quintessence du lien social. On sait qu’il peut y avoir du bon et du moins bon, qu’on ne peut exclure le pire car on ne contrôle pas les gens et qu’au contraire, l'espace public urbain s’autorégule en temps réel, avec des règles constamment réinventées par ceux qui l’habitent. Cette fragilité est sa force. Cette sophistication est sa promesse.

                                                           Entretien réalisé par Pascal Tozzi


Article écrit par Jacques Lévy.

Article paru dans le numéro 207 d’Alternatives non-violentes.