Les marches exploratoires sont des marches en non mixité où des femmes d’un quartier analysent le sentiment d’insécurité qu’elles peuvent ressentir dans l’espace public. Ces marchent sont suivies d’une médiation avec les pouvoirs publics. Elles sont aussi l’occasion pour ces femmes de faire entendre leur voix et de se réapproprier l’espace de la rue.
Entretien avec MARGAUX BAROU : chargée de projets à l’association Solidarité Femmes 13 et ÉMILIE DENIS : chargée de mission au CIDFF 13 (Centre d’information pour le droit des femmes et des familles).
ANV. — Pourquoi avoir initié des marches exploratoires de femmes, à Aix-en-Provence puis à Marseille ?
Margaux Barou et Émilie Denis — La première marche s’est déroulée en 2021 à Aix-en-Provence. Nous voulions travailler sur les violences faites aux femmes dans l’espace public et aussi les rencontrer pour leur faire connaître les activités de l’association Solidarité Femmes 13. Nous avons organisé au total quatre marches, dans trois Quartiers Prioritaires de la Ville (QPV) et une en centre-ville, à destination des étudiantes d’Aix-Marseille Université. En 2022, nous avons souhaité reconduire ces actions à Marseille, en nous associant cette fois-ci au CIDFF phocéen, pour proposer des ateliers en amont et à la suite des marches. C’est l’occasion chaque fois d’aborder les questions du harcèlement de rue, de la représentation des femmes dans l’espace public, des violences conjugales… Nous avons ici aussi ciblé les QPV et le centre-ville pour être au plus près des habitantes et des acteurs de terrain (centres sociaux, notamment), en créant un projet unique pour chaque territoire
Par exemple, suite à la marche des femmes du 8 mars 2021, avec 14 participantes, à Aix-en-Provence, il a été constaté dans un quartier que les bus ont des horaires inadaptés à la vie étudiante le week-end où il n’y a plus de bus après 22 h. Il a été également mentionné un sentiment d’insécurité dans l’espace public le soir, avec la crainte d’agressions, de harcèlement de rue (injures sexistes, insultes, sifflements). Ce qui occasionne des stratégies d’évitement de certains lieux le soir et la nuit. Des femmes ont également noté qu’elles sont tout le temps en train de mettre en place des stratégies pour ne pas se faire agresser.
ANV. — Où le sentiment d’insécurité pour les femmes se manifeste-t-il le plus ?
M. B. et É. D. — Beaucoup d’études ont déjà été faites sur le harcèlement de rue, le ressenti du sentiment d’insécurité chez les femmes, notamment dans les transports. Les lieux où se rassemblent habituellement une majorité d’hommes induisent souvent pour des femmes un sentiment d’insécurité sans qu’il y ait toujours véritablement un danger. Les agressions dans l’espace public sont une réalité mais il faut se retirer de la tête l’image du type cagoulé qui bondit la nuit sur une femme au détour d’une rue mal éclairée. Cette image, qui galope partout, condamne trop de femmes à rester chez elles. Il est certes intolérable que 80% des femmes aient déjà été victimes de harcèlement sexuel dans les lieux publics[1] mais il ne faut pas oublier aussi que 85 % des viols ont lieu au domicile conjugal, par le conjoint, un ami, un cousin, un oncle, un copain du mari…
ANV. — Que font les participantes durant ces marches ?
M. B. et É. D. — Tout le monde se donne rendez-vous à un point précis du territoire, c’est souvent le centre social ou une association partenaire. On a auparavant établi l’itinéraire avec les participantes, à partir des indications de leurs déplacements et habitudes dans le quartier – là où elles vont et là où elles ont peur d’aller. Nous faisons une marche d’une heure environ, avec des arrêts aux points névralgiques. Nous remplissons avec elles un carnet d’enquête qui permet ensuite d’analyser les points sensibles, par exemple l’éclairage, l’attractivité des lieux ou leur isolement, le bruit… Nous revenons ensuite toutes au centre social pour y faire une restitution publique. Nous choisissons les points à faire remonter, hormis ce qui est d’ordre confidentiel. Sont invités à participer à cette restitution publique les élus des mairies de secteur et de la Métropole, les bailleurs sociaux et différents partenaires. Les préconisations des habitantes sont clairement présentées.
ANV. — Pourquoi des hommes ne sont-ils pas invités à ces marches exploratoires ?
M. B. et É. D. — Il est important dans le cadre du projet que ce soit des marches par et pour des femmes, afin qu’elles se sentent à l’aise de s’exprimer, de dire et de noter librement certains aspects. La présence d’hommes, même bienveillants, contredirait cette dynamique. Mais lors de la restitution publique, des élus et partenaires hommes sont présents.
ANV. — Les acteurs institutionnels tiennent-ils compte de vos préconisations, par exemple pour des travaux d’aménagement ?
M. B. et É. D. — D’abord, ils les entendent ! Est-ce qu’ils en tiennent compte ? C’est difficile pour nous de les évaluer complètement ; c’est certain qu’il n’y aura pas dès le lendemain de nouveaux éclairages, des trottoirs refaits, la fin de certains rassemblements à majorité masculine. Mais pour les habitantes de ces quartiers prioritaires de la Ville, la restitution publique et les préconisations communiquées sont importantes étant donné qu’elles ont trop souvent l’impression de n’être jamais entendues par les pouvoirs publics. Pour ces femmes, prendre la parole devant des élus est important et participe à un développement de leur pouvoir d’agir. Il peut y avoir des petits changements vite réalisés, comme on l’a vu récemment dans un quartier. Les déchets au sol ont été nettoyés, les carcasses de vieilles voitures enlevées. C’est minime, me direz-vous, mais veuillez croire que cela fut important pour les habitantes et habitants de constater un autre aspect de leur quartier.
Quand il y a des plans de rénovation urbaine, il peut arriver que l’on nous demande d’intervenir à partir de nos expertises issues de telle ou telle marche exploratoire qui a eu lieu en amont.
ANV. — De telles marches exploratoires de femmes ont-elles déjà eu lieu ailleurs en France et à l’étranger ?
M. B. et É. D. — C’est au Canada, au début des années 1990, que les marches exploratoires des femmes sont apparues sur les communes de Toronto et de Montréal, sous l’impulsion conjointe d’organisations de femmes et de services municipaux. En France, les premières marches exploratoires ont été réalisées au début des années 2000, notamment à Lille, Arcueil et Paris, en s’appuyant sur les travaux menés au Canada. À partir de 2009, sous l’impulsion du Comité interministériel des villes (SGCIV), on assiste à un développement des marches exploratoires, et bien d’autres villes s’y sont mises, tout en peaufinant le mode de l’enquête et aussi les ateliers qui se déroulent en lien direct avec ces marches de femmes.
ANV. — Pensez-vous que les marches de femmes vont à l’avenir se multiplier ou au contraire être moins fréquentes ?
M. B. et É. D. — Pour Aix-en-Provence, la Métropole et la Ville ont souhaité poursuivre leurs actions en faveur de la sécurité des femmes en intégrant la dimension du genre dans leurs diagnostics, mais nous n’avons pas prévu pour l’instant de conduire de nouvelles marches exploratoires. Pour Marseille, il y a le désir de réaliser des marches dans la plupart des quartiers, pour améliorer l’aménagement de l’espace public.
Par ailleurs, nous observons que les marches exploratoires sont encouragées au plus haut niveau de la Politique de la Ville. Nous avons été les premières à en réaliser à Aix-en-Provence, cela a été suivi à Marseille. Si d’autres associations veulent en réaliser maintenant dans d’autres villes, il va de soi qu’elles trouveront sur nos sites Internet bon nombre d’indications relatives à ce que nous avons déjà fait. Nous observons, ici ou là, l’existence de marches citoyennes pour faire découvrir un patrimoine ou un environnement particulier. Ces marchent sont fort différentes de nos marches exploratoires de femmes, pour des femmes. Notre particularité tient aussi dans les ateliers qui prolongent la dynamique des marches, où des femmes prennent la parole pour dire sans filtre leur sentiment d’insécurité, leurs peurs, leurs attentes. On peut alors parler avec elles de l’égalité au sens large, les jeunes sont très demandeurs d’échanger sur leurs représentations et les relations filles-garçons.
Entretien réalisé par François Vaillant
[1] Source : StandUp contre le harcèlement de rue.