Elisabeth Maheu, membre du Man et du comité de rédaction d’ANV.
Nos débats sur le vaccin ont parfois pris l’allure de joutes oratoires… Suite à un atelier sur le thème « Changer d’avis, moi ? », Élisabeth Maheu nous propose cette réflexion.
Avant de nous précipiter à tenter de convaincre l’autre, avons-nous pris le temps de discerner d’où nous vient cette idée que nous défendons vent debout ? Avons-nous vérifié ce que nous affirmons, expérimenté ce que nous préconisons ? Et si nous changeons d’avis, avons-nous conscience de ce qui nous a touchés, influencés, éclairés ?
Nous sommes bien différents
Voici pour commencer quelques témoignages : « J’avoue avoir bien du mal à élaborer un avis personnel tant les choses sont complexes. » ; « Moi, j’ai tendance à m’obstiner car être contredite me contrarie, et c’est très désagréable. » ; « Je crois que j’ai fondamentalement du mal à changer d’avis, quel que soit l’enjeu et quelle que soit l’argumentation, comme si je m’étais construit depuis toujours avec des positions très affirmées. » ; « J’ai un ami qui semble vivre très bien sans certitudes et sans trop se poser de questions… » ; « Quand j’ai peur de me laisser embobiner par un soi-disant spécialiste de la question, ou quand je me sens dévalorisée d’avoir pu penser autrement, je suis sur la défensive, je me braque et rien ne bouge plus à l’intérieur. » ; « Je peux changer d’avis avec une personne en qui j’ai confiance, dont je reconnais les compétences, et surtout si elle cherche à comprendre où j’en suis. » ; « Je fais davantage confiance à des collectifs de chercheurs de disciplines différentes et qui confrontent leurs études. Une personne seule, même spécialiste, peut se laisser piéger par des biais et des conflits d’intérêts. » ; « Parfois, on justifie des positions qu’on a prises sous le coup de pulsions inconscientes. » : « J’ai toujours fait comme cela » : en psychologie cognitive, on a repéré que plus une personne a fait d’efforts pour accéder à un savoir ou maîtriser un savoir-faire, plus il lui est douloureux de le remettre en cause : « Cet autodidacte n’accepte pas de changer de méthode alors qu’il aurait lui-même intérêt à essayer de nouveaux outils. » Apprendre, c’est souvent déconstruire une croyance et c’est insécurisant.
Il retourne sa veste, le traître !
« Il change d’avis comme de chemise ! » Nos opinions sont-elles comme un vêtement qui nous identifie tout en cachant notre moi intime ? Peuvent-ils encore changer de personnage, ces militants parés dans leur T-shirt floqué d’un message proclamé haut et fort ou flanqués d’un tatouage révolutionnaire ? Nous ne sommes jamais complètement indifférents à la pression sociale de nos groupes d’appartenance, famille, bande de copains, syndicat, tribu, etc. Nous donnons-nous le droit d’exprimer une voix en dissonance avec le discours ambiant ?
Les peurs, ça ne se discute pas !
« J’ai peur de me faire vacciner, et lui non… » « J’entends qu’il a peur du virus, mais moi, je ne me sens pas vulnérable. » Que faire d’autre que d’écouter nos ressentis différents ? Dire à quelqu’un : « Tu as tort d’avoir peur ! » le rassure rarement ! Il préfère entendre : « Qu’est-ce qui t’inquiète ? Qu’est-ce qui pourrait te rassurer ? » Les ressentis évoluent, mais ils appartiennent à chacun et chacune.
Le fil rouge de nos principes
Le récit d’une rencontre avec « Dieu s’il existe »[1] n’est pas une preuve : il est le témoignage d’un cheminement intérieur. Quand le respect règne, chacun peut dire son expérience spirituelle, sa foi, son athéisme ou ses questions, sans prosélytisme. Cela n’entrave ni la science, ni la laïcité, ni la logique, ni la raison, à la différence de certaines croyances qui nient les connaissances que l’humanité s’est construites au fil du temps. Nos convictions profondes sont intransigeantes : nous pouvons les expliquer et les manifester dans l’action ou dans la résistance. Mais elles s’imposent rarement par un simple débat d’idées à qui ne les partage pas. Nos principes fondamentaux sont une colonne vertébrale qui nous permet d’évoluer en gardant notre boussole et notre identité : la prise en compte du bien commun, le respect de toute personne, de ses droits et de son espace de liberté, la fraternité, la cohérence entre le dire et le faire, entre la fin et les moyens. Nous pouvons passer les diverses idées ou prises de position au crible de ces principes.
De quoi parle-t-on ?
Combien de groupes discutent-ils sans langage commun, et sans vérifier les définitions des mots ? Antivaccin et anti-passe sanitaire ne sont pas synonymes ; étranger, expatrié, immigré, réfugié ou demandeur d’asile non plus. Par ailleurs, et sans doute par effet de mode, n’importe quelle notion est aujourd’hui baptisée « concept », sans qu’on se préoccupe de savoir si elle est consensuelle, au moins au sein d’une catégorie de chercheurs. Avant de juger d’un comportement, a-t-on précisé le contexte ?
Les données, ça se vérifie
« On nous dit que c’est sûr à 100 %, mais… ». « On », qui vous dit cela ? Quels médecins, quels responsables politiques, quels médias ? Les généralisations à outrance frisent l’intox ! Et… « quand les arguments d’en face reposent sur des hypothèses fausses, non vérifiées ou non-vérifiables, je suis triste et je préfère le plus souvent arrêter le débat ! » Inutile en effet de se disputer sur les données d’un problème, l’heure est à l’investigation : vérifier et croiser des sources expertes ; débusquer les biais dans les enquêtes, les choix d’échantillons, les montages vidéo truqués, recadrés, décontextualisés, ou illustrant une exception. Ce travail est difficile, car certains manipulateurs sont très au point ! Les schémas pour soi-disant visualiser des résultats statistiques jouent très souvent sur des illusions d’optique : croyez-vous que sur les « camemberts » dessinés en perspective, le choix des couleurs et de la part mise en gros plan soit laissé au hasard ? Avez-vous déjà comparé les cartes du monde selon la projection de Mercator qui privilégie l’exactitude des distances ou selon celle de Peters qui respecte davantage les surfaces ?
Les idées, ça se discute
Les données se vérifient et se contextualisent, les mots se définissent, les ressentis s’écoutent… et les opinions se discutent ! L’opinion est un jugement personnel, à un moment donné d’une histoire, lié à une interprétation de données sélectionnées.
La notion de « point de vue » évoque « ce que l’on voit d’où l’on se trouve » et ne serait donc pas toujours incompatible avec un point de vue différent : « Que peut m’apprendre cette personne, sur un aspect que je ne voyais pas de là où j’étais, sur son expérience qui n’est pas la mienne, sur son métier que je ne connais pas ? » Ce déplacement nous donne accès à une vue plus complète de la réalité, que ce soit une vue d’ensemble ou une attention aux détails et aux nuances. D’où chacun parle-t-il ? Quelle est son expérience, sa formation, quels sont ses groupes d’appartenance, ses intérêts ou ses options politiques ? Reconnaître sa subjectivité est plus honnête que de prétendre s’exprimer « en toute objectivité ». Attention, certains avancent masqués, en particulier sur les réseaux sociaux. Des alliances idéologiques sont parfois camouflées avec talent et démagogie. Nous savons aussi combien compte dans une campagne électorale, le pouvoir de persuasion des candidats, autant que le contenu de leur programme : ton de la voix, débit de parole, rhétorique… et nombre d’affiches ! Comment mettre à distance l’émotion qui vient saturer le cerveau (« Bientôt, vous vous sentirez un étranger dans votre propre quartier »), repérer les petits mots (« Confiance et pragmatisme ») ou les métaphores (« Nous sommes le printemps de la politique ») qui mobilisent les foules sans signifier grand-chose en termes de programme politique[2].
La tolérance, oui mais…
Oui à la tolérance s’il s’agit d’accueillir l’autre comme un être inévitablement différent, de respecter son expérience et son point de vue comme ce qui lui appartient, en lien avec son histoire et ses rencontres. Il mérite d’être écouté avec attention et bienveillance. Mais ne confondons pas écouter et approuver. Est-ce de la bienveillance (« bien veiller sur ») cette neutralité qui laisse coexister tout et son contraire, pour ne pas « se fâcher » ? Accepter un discours sans signifier son désaccord, c’est de fait le cautionner. Dans le cadre d’un projet associatif, à « tolérer » tous les avis, on risque de partir dans tous les sens et d’arriver nulle part, alors qu’on a besoin de décider d’objectifs communs. La vraie question est, au-delà de l’écoute mutuelle, de savoir qui va décider et comment, dans le cadre des buts et de la raison d’être de l’association. Je peux comprendre qu’on évite un conflit en plein repas de famille… Mais ne serait-il pas utile de savoir se positionner avec amabilité : « Tu sais, nous pouvons nous aimer sans être d’accord sur tout. Vois-tu, sur ce point, je ne suis pas du tout d’accord avec toi. Si cela t’intéresse d’en rediscuter, fais-moi signe ! »
N’évacuons pas les idées qui nous dérangent : elles peuvent interroger le bien-fondé des nôtres. Mais, disons-le, toutes les opinions n’ont pas la même valeur. Prenons un exemple cru : si quelqu’un me dit qu’il faudrait rebalancer à la mer les réfugiés africains qui arrivent de Libye, alors oui, j’affirme que cette idée est mauvaise à l’aune des convictions fondamentales évoquées ci-dessus. Elle est contraire aux droits universels et inconditionnels des êtres humains. Je la combats. Je peux essayer de la combattre le plus non-violemment possible, à commencer par comprendre de quoi à peur mon interlocuteur ; puis par toutes sortes d’actions non-violentes.
La vérité n’est pas relative, elle est composite
Ce que je crois savoir n’est pas La Vérité, ni ma vérité ; ce que l’autre affirme n’est pas sa vérité. Il n’y a pas des vérités différentes pour chacun, mais plutôt des petits morceaux d’une vérité globale ; et aussi pas mal d’illusions et d’erreurs d’interprétation à corriger, et parfois des mensonges qu’il faut oser dénoncer. Le fait de nous ouvrir à d’autres points de vue, divers et variés, nous donne accès à une vision plus large de cette vérité globale. Ne serait-ce pas cela, la force de la Vérité (Satya) ? « Faire vérité » est indispensable à « faire société » : au lieu de nous fracturer sur des positions gelées, c’est tenter de construire ensemble un récit commun et cohérent qui s’est enrichi de points de vue différents, vérifiés et confrontés. La confrontation est une opportunité de progrès.
La confrontation, oui mais…
D’aucuns préfèrent l’authenticité : assumer son avis et l’affirmer. Oui, mais attention à la spontanéité quand les affects s’en mêlent ! Une gestion trop impulsive des émotions, des répliques sans empathie ou de simples maladresses peuvent causer des blessures qui se transforment en contentieux durables, surtout si elles sont enfouies. Évitons les guerres dogme contre dogme, certitude contre certitude[3], argumentons plutôt en termes de probable et de provisoire : « En l’état actuel des connaissances et des informations à ma disposition, il me semble plus probable que… Et jusqu’à preuve du contraire, je choisis donc de… » Nous serons plus convaincants en faisant appel à l’empathie de nos interlocuteurs, par exemple si, en plus d’une argumentation chiffrée montrant les conséquences d’un choix sur la vie humaine et son environnement, nous témoignons d’une expérience personnelle qui nous a fait changer d’avis.
Et bravo à cette personne qui ne se laisse pas démonter : « J’ai besoin de temps pour peser le pour et le contre. Je revendique le droit d’hésiter et de réfléchir avec d’autres sans être sommée de signer immédiatement au bas de la page ! Et ce n’est pas parce que je ne trouve pas à la minute les arguments à t’opposer que tu as raison ! » En nous connaissant nous-mêmes un peu mieux, nous éviterons certains pièges liés à notre tempérament ; nous pourrons mieux rencontrer toute personne en vérité, laisser infuser en nous ce que nous entendons. En nous exerçant, nous pourrons sans mépriser quiconque (Ahimsâ) critiquer ce que nous estimons incohérent, non étayé, inexact ; et nous pourrons accueillir ce « nouveau » qui émerge de l’échange : « Après notre discussion d’hier, ma recherche s’est poursuivie intérieurement et quelque chose d’un peu plus lourd dans la balance est venu modifier ma position ».
Place au doute, oui mais…
Le doute accompagne le raisonnement et ouvre à une réalité plus complète et plus nuancée. « Je croyais que… jusqu’à ce que je rencontre untel qui m’a fait douter ». Mais le doute est dévoyé s’il devient méfiance systématique au service d’une idéologie installée : « Cet adversaire politique ne peut pas dire quelque chose d’intelligent » ; « Les scientifiques sont corrompus » ; « Toutes les infos sont truquées, on nous manipule ». Le doute est sagesse s’il nous amène à questionner tout « prêt-à-penser-clés-en-mains », à l’éclairage de nos options fondamentales, comme le précise cet ami : « La non-violence nourrit depuis longtemps mes réflexions et mes opinions : elle ne me déçoit pas ! »
[1]. Expression empruntée à Daniel Favre, auteur de l’ouvrage Éduquer à l’incertitude, Élèves, enseignants : comment sortir du piège du dogmatisme ? Dunod, 2016.
[2]. Clément Viktorovitch, Le Pouvoir rhétorique, Apprendre à convaincre et à décrypter les discours, Seuil, 2021.
[3]. Daniel Favre, Éduquer à l’incertitude, Dunod, 2016.