Kam ôdavi vi mala da, « Non, nous n’oublierons pas ce jour-là ». Le travail de pardon entre les familles Tjibaou, Yéiwéné, Fisdiépas et Wéa, endeuillées et divisées par le drame de Hwadrilla, à Ouvéa a duré 15 années. Commencé dans la nécessaire intimité des familles, ce processus de pardon et de réconciliation est devenu un chemin exemplaire pour écrire une nouvelle page de l’histoire du peuple kanak tout entier.
Le contexte
Le nationalisme kanak, depuis les années 1960, revendique la reconnaissance identitaire du peuple kanak… En 1984, la tension est extrême. Le 5 décembre à Wan’Yaat (Tiendanite), au retour d’une réunion entre indépendantistes, une embuscade est tendue par des opposants caldoches. Dix militants kanaks sont tués dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou. En 1988, la colère est exacerbée par le durcissement de la position de la France. Des Kanaks prennent en otage cinq gendarmes dans une grotte à Gossanah, île d’Ouvéa. Le 5 mai, sur ordre du ministre, un commando ouvre le feu, entraînant la mort de dix-neuf Kanaks et deux gendarmes. La mobilisation de l’ensemble des forces politiques, à Paris et à Nouméa, a malgré tout permis de sauver de justesse le processus des accords, avec l’objectif désormais premier de ramener la paix sur le territoire. La signature de ce compromis par les chefs indépendantistes est ressentie comme une trahison par certains membres du parti, dont Djubelly Wéa. Un an après, le 5 mai 1989, J.-Marie Tjibaou, président du FLNKS1 et son vice-président, Yéiwéné Yéiwéné participent à la cérémonie de levée de deuil des dix neuf Kanaks. Peu après, les deux présidents sont tués à bout portant par D. Wéa, lui-même abattu par Daniel Fisdiépas, alors officier de police chargé de la sécurité de J.-Marie Tjibaou. Trois familles sont précipitées dans le deuil. L’incompréhension se transforme en rejet puis en haine en particulier entre les tribus d’Ouvéa et de Hienghène. Il faut savoir que des liens familiaux assez étroits unissaient de fait les familles des victimes et du meurtrier.
Qui est concerné ?
Quinze ans se sont écoulés. Le 17 juillet 2004, la famille Tjibaou accepte enfin une coutume du pardon envers la famille Wéa. De nombreuses rencontres rituelles entre les trois clans se déroulent à Hienghène (Grande Terre), Tiendanite (tribu de laquelle J.-Marie était le chef, près de Hienghène), à Maré (l’île où vit le clan de Yéiwéné), à Ouvéa (l’île de la tribu Gossanah de la famille Wéa) et à Tenem (tribu de D. Fisdiépas). Quatre familles, leurs tribus, et l’avenir d’un peuple, sur le chemin tracé par les pères : « Ce geste n’a de valeur que si c’est nous qui le faisons. Qui d’autre que nous pourrait le faire à notre place ? », déclare la famille Wéa arrivée d’Ouvéa à Tiendanite. « C’est un devoir pour nous de faire cette démarche vis-à-vis des familles concernées et je dirai en plus que c’est un tournant de l’histoire du peuple kanak. Dans notre monde, on sait se pardonner, comme nos vieux le faisaient à leur époque quand ils avaient traversé des épreuves qui les avaient divisés » (Kalene Maepas, rescapé de Wan’Yaat). « Du point de vue de la coutume, je suis concerné moi aussi. En tant que Kanak, je ne pouvais pas rester insensible à ce qui est en train de se réaliser autour de moi » (D. Fisdiépas, le garde du corps qui a abattu Wea). « On n’a pas le droit de laisser les choses qui divisent en l’état, parce que, derrière, il y a nos enfants et on n’a pas le droit de leur laisser ce genre d’héritage… » Joachin Nahiet (Hienghène) « Papa et J.-Marie étaient des hommes de dialogue, alors il faut continuer à dialoguer et à pardonner » (Linda Yéiwéné). « J.-Marie et Yéyé, ce sont des hommes politiques qui ont servi le peuple kanak, qui sont morts pour cette cause et, nous, on ne fait que suivre le chemin » (Manaki Wéa) « Il faut que les jeunes avancent. Il faut tourner la page. Si on pense à Yéyé et à J.-Marie, le travail qu’ils ont fait pour nous, notre peuple, n’est pas terminé et c’est aux enfants de poursuivre maintenant » (Damien Yéiwéné).
Un long travail en vérité
Marie-Claude Tjibaou, Hnadrune Yéiwéné et Manaki Wéa ont raconté à leurs amis du Larzac le cheminement douloureux mais nécessaire vers l’apaisement. « À voix douce et basse, à voix de confidence, Marie-Claude dit leurs cœurs gorgés de souffrance, le fardeau trop lourd, la longue durée qu’il a fallu pour accorder ce que la tête pensait nécessaire d’accomplir, avec le cœur qui souffrait et ne pouvait pas ». Hnadrune s’est sentie prête au pardon un peu avant Marie-Claude. « Il fallait qu’elle soit prête pour que nous fassions les choses ensemble. Nos maris ont lutté ensemble ». « Je suis la femme de l’assassin… » : Manaki porte sur ses épaules l’incompréhension encore palpable du geste de son mari… Les enfants de J.-Marie et de Yéiwéné n’avaient que quelques années à la mort de leurs pères. Il fallait attendre qu’ils puissent faire eux-mêmes leur travail intérieur vers ce pardon. Tentatives, coutumes commencées et abandonnées… il a fallu quinze ans ! « Quinze ans, c’est long, mais c’est ce qu’il fallait sans doute pour que tout le monde puisse savoir ce qui s’est passé et prendre du recul » (Louisia Yéiwéné).
L’aide des trois Eglises en place
Richard Kaloï, président de la province des îles Loyauté, prend l’initiative de proposer son aide. La ténacité du pasteur Tom Tchako, le travail du père Apikaoua et du pasteur Wete ont été remarquables. « On a créé un espace pour se parler grâce aux trois familles et aux trois Églises… » (Hniinhöö Wéa), « pour pouvoir se regarder, se tolérer les uns à côté des autres. Au premier face à face, je n’ai pas pu parler, on n’a fait que pleurer » (M.-Claude). « Rien que se dire bonjour, ce ne sont pas des petites choses faciles à faire, car avant on essayait de ne pas se rencontrer avec les gens d’Ouvéa, pas seulement de la tribu de Gossanah, mais de toute l’île » (Emmanuel Tjibaou). « Ça a été dur. On a reçu un coup, mais, avec le temps, la cicatrice est moins vive. Et la réconciliation, c’est pour que l’on puisse se rencontrer à nouveau au niveau des familles » (Modeste Buama Yéiwéné).
Nos enfants diront à leurs enfants qu'ils étaient là
« C’est important pour la mémoire afin que, plus jamais, ce qu’on a vécu ne se reproduise. C’est trop dur » (Manaki Wéa). « Nous ne sommes que de passage sur cette terre et il faut avoir le courage de dire qu’on tourne la page, pour les gens. C’est très important pour moi ce partage avec les gens d’ici, d’Ouvéa, pour nous, pour notre pays… » (Hnadrune Yéiwéné). « À Ouvéa, on va continuer la mobilisation et on va informer les chefferies sur notre travail. La lutte progresse et c’est un espoir. Il ne faut plus créer de barrières qui divisent le peuple » (Hniihnöö Wéa). « Il faut cibler les actions, faire de la pédagogie à partir de cette réconciliation qui représente un événement unique dans notre histoire » (Charles Wéa). « Il faut qu’il y ait dans toutes les strates de la société des gens d’expérience, attentifs à ne pas laisser se reproduire des événements dramatiques tels que ceux que nous avons vécus. Il faut oser parler des problèmes, dire les choses pour ne pas laisser subsister l’incompréhension et les divisions » (Rock Apikaoua).
En terre kanak il faut savoir prendre le temps de discuter, d’écouter la nature et le silence, de se regarder vivre avant de se livrer… à demi-mot et de manière parfois métaphorique. La temporalité y est très différente de celle des Européens. La coutume est un véritable mode de vie. Les rassemblements coutumiers marquent les temps forts de la vie sociale kanak (fête des ignames, mariages, naissances ou deuils, accueil à la tribu). Faire la coutume, c’est établir une relation privilégiée, c’est se reconnaître mutuellement. Les longs échanges de paroles s’appuient sur des dons et des contre-dons, dont les plus importants sont traditionnellement, entourés de manous, les monnaies kanakes qui représentent l’ancêtre du clan et les ignames sacrées.
SOURCES :
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Tjibaou, le pardon, un film de Gilles Dagneau, 2006. Collection De l’autre côté, ce qu’il y a… La Nouvelle Calédonie
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Pardon, réconciliation Jean-Marie Tjibaou, Yéiwéné Yéiwéné, Djubelly Wéa, Hienghène, Maré, Ouvéa, revue Mwà Véé n° 46-47.
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Revue Gardarem lo Larzac no 264, juillet-août 2005, pp. 1, 9 et 10.
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Mawawée (la Maison de la parole), livre publié après l’accomplissement du travail de pardon entre les familles Tjibaou, Yéiwéné, Fisdiépas et Wéa : http://docplayer. fr/15199061-Kam-odavi-vi-mala-da-n-oublie-pas-cejour-la.html
1. Front de libération nationale kanak et socialiste.