People power : un jeu de résistance civile

Auteur

Nicola Barrach-Yousefi

Localisation

États-Unis

Année de publication

2015

Cet article est paru dans
175.jpg

En 2011, Steve York est en Égypte. Le président Moubarak vient d’être destitué. Au Caire, ce réalisateur de documentaires réalise son prochain film Egypt, revolution interrupted[1]. Il cherche à comprendre comment les activistes ont mobilisé et organisé la résistance populaire qui est finalement venue à bout du régime. Au cours des entretiens, des activistes racontent que pour apprendre et s’informer sur les tactiques et stratégies d’actions non-violentes, ils regardent des films et lisent tout ce qui leur tombe sous la main. Ils ont même trouvé un jeu vidéo, particulièrement utile : un jeu de simulation de résistance civile non-violente. Les activistes ne se doutent pas qu’ils parlent alors à son créateur.

Un jeu pour activistes non-violents

Lancé pour la première fois en 2006, le jeu vidéo People Power. A Civil Resistance Game en est aujourd’hui à sa 2e édition. Il oppose le joueur, qui incarne un mouvement populaire non-violent, à un régime contrôlé par l’ordinateur. La lutte s’inscrit dans des scénarios différents : dictature, occupation, défense des droits des minorités, corruption, etc.

Le témoignage des activistes égyptiens est encourageant. À sa conception, les créateurs du jeu s’étaient donné comme objectif de créer un jeu vidéo de simulation éducatif suffisamment réaliste pour permettre au joueur d’explorer les stratégies d’actions non-violentes et d’apprendre les principales dynamiques qui sont au cœur de cette discipline. À l’époque, Steve York et ses collègues savaient que des activistes au Zimbabwe et en Birmanie utilisaient ses films[2] pour perfectionner leurs actions non-violentes. Mais les documentaires ne sont pas suffisants, il faut une réflexion plus poussée. C’est ainsi que l’idée du jeu vidéo est né : le jeu de simulation permet d’expérimenter et de découvrir l’effet des tactiques choisies dans un environnement virtuel. Dans la rue, les erreurs de stratégie peuvent avoir des conséquences graves pour un mouvement et exposer ses membres à des dangers supplémentaires dans un contexte déjà tendu.

De la simulation à l’action

Sur fond de pays et de luttes fictives, le joueur doit gérer différents groupes ainsi qu’un certain nombre d’individus, tous plus ou moins proches de la cause, tous plus au moins adhérents aux objectifs du mouvement. Il se voit alors confronté à des questions essentielles : comment créer une cohésion au sein du mouvement ? Comment gagner les alliés potentiels à la cause ? Comment mobiliser la population civile pour atteindre une masse critique ? Comment définir des objectifs réalistes pour réduire les défaites démobilisatrices ? Comment maintenir la mobilisation et organiser les bonnes actions au bon moment ? Comment capitaliser sur les victoires ? Comment se remettre des défaites ?…

Les tactiques à disposition du joueur varient selon les scénarios et se diversifient alors que le mouvement prend de l’élan : de simples réunions, distributions de tracts, conférences de presse, levées de fonds, entraînements à la discipline non-violente, concerts et initiatives bénévoles, jusqu’aux aux actions et campagnes plus confrontationnelles tels que des manifestations, grèves, occupations, boycotts, sitin[3], etc. (Gene Sharp a répertorié plus de 198 méthodes d’actions non-violentes. Mouvements et technologies modernes ajoutent quotidiennement à cette liste.) Le but est de trouver la bonne séquence de tactiques qui permet au mouvement d’agrandir continuellement la participation populaire, tout en diminuant la légitimité de l’adversaire et en augmentant la pression ; il doit ensuite gérer les réactions. (L’histoire a montré que, sous pression, les États répressifs réagissent souvent en augmentant la violence, multipliant les actions « irrationnelles » et les erreurs.) À ce tableau s’ajoutent des événements extérieurs et inattendus, tels que des interventions d’acteurs tiers (internationaux) ou des catastrophes naturelles. Ces dimensions supplémentaires apportent une complexité qui contribue au réalisme.

Par contraste, le graphisme est minimaliste. Tout se déroule dans le « centre de commandement » du mouvement. Il centralise calendrier, notifications et divers indicateurs (participation, dynamisme et budget du mouvement, viabilité du régime), informe le joueur des événements à chaque tour. Il dispose (et doit prendre connaissance) de beaucoup de données : différents acteurs, contextes socio-économiques et politiques dans lesquels se déroule la partie, etc. L’information et la planification sont au centre du jeu, car elles sont aussi au centre de la réflexion stratégique qui doit être anticipée et déployée par étapes. Le joueur est donc amené à découvrir ces principes explicitement ou implicitement au cours de la simulation. Il apprend à interpréter les dynamiques qui existent entre un mouvement, un régime (ou système en place) et une population.

Il y a cependant une limite à l’expérience que le jeu peut proposer. « Le joueur ne pourra vérifier quelle tactique spécifique fonctionnerait dans un contexte spécifique autre que celui du jeu », précise Ivan Marovic, ancien membre fondateur du mouvement étudiant serbe Otpor et responsable de la conception (gamedesign) de People Power. Les réalités des luttes non-violentes sont spécifiques à chaque pays et d’une complexité telle qu’un jeu de simulation ne saurait actuellement reproduire adéquatement tous les scénarios, événements et options possibles. Conscient de ces limites, Steve et son équipe ont choisi de se concentrer sur l’enseignement des éléments essentiels. Et ce choix en fait finalement la force. Le jeu offre un aperçu remarquablement réaliste et nuancé de la vie d’un mouvement en ce qui concerne les questions stratégiques qui se posent à lui.

À vous de jouer

Conçus pour des activistes et académiciens qui n’ont pas l’habitude des jeux vidéo de simulation, le pack téléchargeable sur le site officiel propose un tutoriel. Il convient également d’avoir des notions de base sur la lutte non-violente. Le jeu vidéo ne remplace pas une immersion plus intense dans le sujet. La dernière version du jeu est disponible depuis avril 2015, en édition limitée. Elle contient un logiciel qui permet aux joueurs de créer leurs propres scénarios, plus proches de leurs réalités, et partageables sur le forum du site. Actuellement en anglais, des versions du jeu en plusieurs langues devraient être proposées bientôt. Pour les curieux, un petit tour en vaut certainement la peine. Peut-être vous trouverez-vous aussi vite pris dans le jeu que moi…

peoplepowergame.com


[1] Égypte, révolution interrompue.

[2] Bringing Down a Dictator (2002) et A Force More Powerful (1999), YZI Inc.

[3] Méthode d’intervention directe qui consiste à s’asseoir sur la voie publique.


Article écrit par Nicola Barrach-Yousefi.

Article paru dans le numéro 175 d’Alternatives non-violentes.