Ce qui caractérise la guerre, c’est la réciprocité des actions décidées et entreprises par chacun des deux adversaires. Or, précisément, face à l’action des terroristes, aucune action réciproque ne peut être entreprise par les décideurs adverses. Ceux-ci se trouvent en effet dans l’incapacité de répondre coup pour coup à un adversaire sans visage qui se dérobe. Le terrorisme est au-delà de la dissuasion, mais en deçà de la guerre.
De par sa signification étymologique, le terrorisme est soit une méthode de gouvernement, soit une méthode d’action directe qui vise à engendrer « la terreur », c’est-à-dire à créer un climat de peur, d’effroi et d’épouvante au sein d’une population. Le plus couramment, le terrorisme désigne une technique d’action violente utilisée par un groupe minoritaire qui veut faire valoir ses revendications politiques. La caractéristique de la stratégie terroriste est de permettre, par les moyens techniques les plus simples, de contourner et de mettre en échec les dissuasions militaires dont les moyens techniques sont les plus sophistiqués. Alors que les grandes puissances industrielles prétendent détenir les armes qui rendent inviolable leur sanctuaire national, l’arme des terroristes vient porter la peur, la violence et la mort au cœur même de leurs villes. Le terrorisme vient prendre complètement à revers la défense des sociétés modernes en sorte que les armes les plus puissantes s’avèrent inutiles et vaines aux mains des décideurs politiques et militaires.
Le terrorisme n’est pas la guerre. Sa stratégie, au contraire, pose comme postulat le refus de la guerre. Ce qui caractérise la guerre, c’est la réciprocité des actions décidées et entreprises par chacun des deux adversaires. Or, précisément, face à l’action des terroristes, aucune action réciproque ne peut être entreprise par les décideurs adverses. Ceux-ci se trouvent en effet dans l’incapacité de répondre coup pour coup à un adversaire sans visage qui se dérobe.
Le discours dominant veut isoler la violence terroriste des autres formes de violence pour mieux la condamner. L’action terroriste est alors dénoncée comme le crime de la violence pure dont l’illégitimité absolue ne doit pas être discutée, alors que, dans le même temps, on s’accommode assez volontiers d’autres violences soi-disant légitimes. Face au terrorisme, aussi bien les États que les opinions publiques font preuve d’une indignation sélective qui tend à banaliser les autres formes de violence. Certes, le terrorisme ne mérite aucune complaisance et ses méthodes sont effectivement criminelles. Certes, le terrorisme tue des innocents, mais la guerre ne tuerait-elle que des coupables ? En définitive, du point de vue de la non-violence, le jugement éthique porté sur le terrorisme doit être guidé par les mêmes critères fondamentaux que ceux auxquels on se réfère pour juger habituellement la violence. Le discours qui condamne le terrorisme aura d’autant moins de force et de cohérence s’il justifie par ailleurs d’autres formes d’action violente qui ne sont pas moins meurtrières et qui peuvent être également criminelles.
La rhétorique antiterroriste affirme haut et fort que le terrorisme renie les valeurs supérieures de la civilisation exigeant le respect de la vie humaine. Soit. Mais, précisément, défendre ces valeurs, c’est d’abord les respecter dans le choix même des moyens mis en œuvre pour les défendre. Vaincre le terrorisme, c’est agir avec la plus grande prudence en veillant à ne pas renier soi-même les exigences qui fondent le respect de la vie. Vaincre le terrorisme, c’est d’abord refuser d’entrer dans sa propre logique de violence meurtrière. Le vecteur principal du terrorisme est l’idéologie de la violence justifiant le meurtre. Défendre la civilisation, c’est d’abord refuser de se laisser contaminer par cette idéologie. Et cela exige de renoncer aux opérations militaires qui impliqueraient inévitablement de tuer des innocents. Car, sinon, les démocraties risqueraient fort de se rendre coupables des méfaits mêmes qu’elles reprochent aux terroristes. Lorsque le terrorisme défie les démocraties en visant à les déstabiliser, elles doivent le combattre selon une stratégie cohérente avec leurs propres exigences et leurs propres normes, sans rien emprunter aux incohérences des terroristes. Elles doivent se défendre en se plaçant résolument sur le terrain qui est le leur, celui du droit, et refuser de se laisser entraîner sur le terrain de l’arbitraire qui nie le droit.
Ainsi le terrorisme n’est pas la guerre et c’est donc se fourvoyer que de prétendre le vaincre en faisant la guerre. Certes, les sociétés démocratiques ont non seulement le droit, mais elles ont le devoir de se défendre avec la plus grande fermeté contre le terrorisme. Cependant, une fois reconnu ce droit et ce devoir de légitime défense, la vraie question est de savoir quels sont les moyens légitimes et efficaces de cette défense. La riposte immédiate est de prendre des mesures de police qui doivent éviter toute dérive policière et, pour cela, respecter scrupuleusement les normes du droit. Dans le cadre strict de la loi, tout doit être fait pour découvrir les réseaux et les démanteler. Les coupables, dès lors qu’ils sont clairement identifiés, doivent être arrêtés et jugés.
Mais pour vaincre le terrorisme, il convient de s’efforcer d’en comprendre les causes et les objectifs. Il ne faut pas que l’indignation contre la méthode dispense d’analyser les raisons de l’action, sous le prétexte fallacieux que rechercher à comprendre le terrorisme ce serait déjà commencer à le justifier. Les faits montrent pourtant que l’indignation est inopérante. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi des hommes, en sacrifiant leur propre vie, décident d’aller jusqu’aux frontières extrêmes de la violence destructrice et meurtrière. Pour éradiquer le terrorisme, pour le déraciner, il faut s’efforcer de comprendre quelles sont les racines historiques, sociologiques, idéologiques et politiques qui l’alimentent. Certes, le terrorisme peut être irrationnel et se condamner lui-même à n’être qu’un acte nihiliste animé par la volonté de détruire et le désir de tuer. Le terrorisme veut être alors essentiellement une transgression s’accomplissant dans l’ignorance du bien et du mal. Pour autant, ce serait se méprendre que de vouloir faire du nihilisme la caractéristique de tout acte terroriste.
En réalité, comme toute stratégie d’action violente, le terrorisme se réclame le plus souvent de motifs rationnels. Si le terrorisme n’est pas la guerre, il peut être également un moyen de continuer la politique. Il possède alors sa propre cohérence idéologique, sa propre logique stratégique et sa propre rationalité politique. Il ne sert alors à rien de le nier en brandissant son immoralité intrinsèque. Dès lors que la dimension politique du terrorisme sera reconnue, il deviendra possible de rechercher la solution politique qu’il exige. La manière la plus efficace pour combattre le terrorisme est de priver leurs auteurs des raisons politiques qu’ils invoquent pour le justifier. C’est ainsi qu’il sera possible d’affaiblir durablement l’assise populaire dont le terrorisme a le plus grand besoin. Souvent, le terrorisme s’enracine dans un terreau fertilisé par l’injustice, l’humiliation, la frustration, la misère et le désespoir. La seule manière de faire cesser les actes terroristes est de priver leurs auteurs des raisons politiques invoquées pour le justifier. Dès lors, pour vaincre le terrorisme, ce n’est pas la guerre qu’il faut faire, mais la justice qu’il faut construire.
Lorsque le terrorisme s’inscrit dans un conflit politique dont les enjeux sont clairement identifiables, il sera vraisemblablement nécessaire de négocier avec les terroristes. Là encore, le discours rhétorique dominant affirme qu’on ne négocie pas avec les terroristes. Mais au-delà des phrases, il y a les faits. Combien de gouvernements ont-ils dû contredire leurs phrases pour reconnaître les faits, c’est-à-dire taire leur indignation pour accepter la négociation ?
Cet article est une reprise de l’article « Terrorisme » paru dans Le dictionnaire de la non-violence, pp. 362-366.