Pour susciter la confiance en leur candidature, les hommes et femmes politiques jouent sur la peur depuis toujours : ce sont ses instruments qui se renouvellent à chaque mandat, selon les leviers les plus pertinents (la guerre, la crise économique…). En même temps, ils ne font que répondre aux revendications de sécurité émises par les citoyens, ou bien n’est-ce qu’un cercle vicieux. En effet, l’Etat est garant des droits fondamentaux de tous les êtres humains. Au final, un citoyen qui a peur est un bon électeur. Mais un citoyen ne peut prétendre réfléchir et agir avec sagesse et non-violence que s’il se débarrasse de ces peurs, du moins les maîtrise avec la prise de recul adéquate.
Les violences dans la société fascinent tout en faisant peur. Pour se protéger, certains ne verront rien de mieux qu’une politique sécuritaire assumée par l’État. Ce ne sont pas tant les raisons de la peur qui sont à mettre en cause que leur sur-utilisation.
Quand les hommes politiques utilisent la peur… et la confiance.
La peur est l’un des moteurs classiques de la politique. La peur a toujours été un levier efficace pour obtenir le pouvoir et le garder. Mais le maniement de la peur est une cupidité partagée par les gouvernants et les gouvernés, car il existe de fait une connivence tacite entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur.
Dans l’actualité politique française, chaque camp a ses domaines de prédilection pour effrayer l’électeur. L’extrême droite, c’est bien sûr la peur de l’étranger. C’est d’ailleurs assez intéressant de voir l’évolution de l’utilisation de cette peur. Dans les années 1980-90, Jean-Marie Le Pen proclamait « deux millions d’étrangers = deux millions de chômeurs ». Aujourd’hui cette peur-là ne fonctionne plus parce que tout le monde a bien compris que ce ne sont pas les étrangers qui viennent prendre nos emplois mais que ce sont nos emplois qui partent à l’étranger. Alors Marine Le Pen actionne plutôt la peur identitaire. Le musulman va dénaturer notre identité, et cette peur est reprise par une partie de la droite. La peur actionnée par la gauche est plutôt d’ordre social, la peur du chômage, de la précarité ou la peur de la mondialisation capitaliste qui nous paupérisera tous ! Quant à certains écologistes, ils manient parfois la peur de l’apocalypse écologique ou la peur des mutations génétiques suite aux manipulations des multinationales !
Mais ce serait trop facile de dénoncer l’utilisation de la peur parce que ces peurs correspondent souvent à de vrais dangers. La laïcité, et donc notre identité politique, peut en effet être menacée par une religion trop revendicative. Et la planète est vraiment mise en danger par le réchauffement climatique… En réalité, ce ne sont donc pas tant les raisons de la peur qui sont à mettre en cause que leur sur-utilisation.
Mais, soyons justes, les hommes politiques se démènent aussi pour que le pays retrouve confiance. Il serait démagogique d’affirmer que les responsables politiques ne cherchent qu’à nous faire peur chacun à leur façon. La peur est utilisée pour obtenir le pouvoir mais il n’y a pas de perspective de mieux-bien-être sans un minimum d’optimisme. C’est donc un subtil mélange de peur et de confiance qu’il faut savoir distiller pour gouverner. Une vision purement cynique de la politique favorisera la peur. Et la peur nourrit la peur… Elle opère comme un serpent qui se mord la queue : l’exemple contemporain le plus frappant de la perversité que produit la peur dans le débat des idées nous a été offert par les néoconservateurs de l’administration Bush : l’invention des armes de destruction massive en Irak, la théorisation du choc des civilisations, puis les mensonges éhontés du département d’État et de la CIA dans l’après 11 Septembre ont nourri, en réaction, une autre machine de peur, redoutable elle aussi : la peur de la conspiration organisée et promue à l’état de système, qu’on pourrait nommer « conspirationnisme » ! En effet, ceux qui croient que le 11 Septembre est le fruit d’un complot de l’administration américaine ont peur et font peur. Ils combattent l’utilisation des peurs par l’auto-alimentation d’autres peurs… Et ils valident ce que Victor Hugo disait sur la peur en une phrase clé : « Je n’ai peur que de ceux qui ont peur 1. » Effectivement les plus dangereux en politique ne sont pas ceux qui font peur mais bien ceux qui se laissent gagner par la peur ! Parce que, comme disait le cardinal de Retz, « de toutes les passions, la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement 2 ».
Du besoin de sécurité des citoyens à la politique de la peur menée par l’État
La sécurité fait partie des droits naturels inscrits dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens de 1789. Cette déclaration fut une réaction au fait que, sous l’Ancien régime, les Français n’étaient que des sujets du Roi, et que leur sécurité à vivre dans la dignité ne valait pas cher. Les citoyens ont besoin de se sentir en sécurité pour vivre dignement, cela n’a pas changé depuis 1789. Il est toutefois plus facile de gouverner un peuple quand celui-ci vit soumis à l’État, et c’est ce qui advient quand le peuple adopte l’idéologie de la sécurité de ce même État.
Doit-on parler d’idéologie de la sécurité ou plutôt de mythologie de la sécurité ? La sécurité absolue n’existe pas, c’est un mythe qui remonte à celui du jardin d’Eden. La vie humaine est un risque quasi permanent, parsemé de peurs et de conflits les plus divers. Laisser entendre que l’on peut obtenir une sécurité définitive et totale relève du leurre et du mythe, et nous plonge en plein irrationnel. Restons rationnels et raisonnables !
Un fait s’impose, le monde actuel est producteur d’insécurité, de par le contexte urbain et son anonymat, de par la crise économique et la peur du chômage galopant, de par le réchauffement climatique… Les hommes politiques ont beau se démener et faire des promesses, la peur est là. Elle attire les regards et parfois les intelligences, elle affole tout à la fois.
Faute de parvenir à résoudre la crise sociale et économique qui n’en finit pas, et qui a commencé il y a belle lurette, quoi de plus simple que de se polariser sur la sécurité intérieure ? Aujourd’hui, sans doute plus qu’hier, la peur d’être violé, cambriolé, attaqué dans la rue, est partagée, communiquée à l’infini par les médias et les conversations de salons de coiffure.
Tandis que la peur est difficilement contrôlable, la sécurité, elle, est facilement organisable. Aussi n’estce pas un hasard si continuent de fleurir des sociétés dites de sécurité, louant leurs services ou installant toujours plus de caméras de vidéo-surveillance. Il est lamentable que les municipalités de gauche emboîtent le pas à celles de droite pour installer ces caméras, au sujet desquelles de multiples études menées par des consultants indépendants disent que ces « yeux » ne résolvent en rien les problèmes de sécurité dans l’espace public, en dehors du cas des parkings.
Les notions d’ennemi (par exemple les Roms) et de menace (par exemple les jeunes) concourent à une gestion fortement policière de la sécurité collective. Chaque individu est appelé à faire partie d’un tout qui le protège, d’un ensemble social qui partage les mêmes peurs et les mêmes défenses, mais aussi les mêmes convictions et les mêmes obligations. La rentabilité politique de l’idéologie sécuritaire se mesure au taux de soumission générale, pendant que les sociétés dites de sécurité apportent des dividendes juteux à leurs actionnaires.
La sécurité est donc devenu un produit qui se vend bien. Côté électoral, le thème de la sécurité est aussi en pleine croissance.
L’État et la sécurité
En période de crise, à qui s’adresser mieux qu’à l’État pour vouloir se sentir en sécurité ? Lui notre dénominateur commun, Lui qui s’adresse à chacun de nous avec ses impôts si divers, Lui qui dit nous protéger ! Alors, emporté par l’élan que nous lui donnons, l’État nous force à consommer son idéologie sécuritaire, et ça marche ! Et c’est ainsi que l’État, avec l’aide des médias — à l’exception de quelques-uns — sait fort bien cultiver la peur pour administrer la sécurité. Presque aucun journal télévisé ne manque à son devoir de parler d’un crime, d’un viol, d’une bagarre qui se serait mal terminée dans un collège. Il y en a toujours eu, il y en aura malheureusement toujours, et même si effectivement leur nombre ne baisse pas, à qui profite cette façon de procéder, d’entretenir ainsi nos peurs ?
L’ennui, dans cette affaire, est que le thème de la sécurité est un des plus militaristes que notre bouillonnante histoire ait offert. Gaston Bouthoul nous le rappelle : « Le premier argument qui a toujours servi aux conquérants pour justifier leur entreprise est la recherche de la sécurité. Mais (…) il n’y a pas de limites aux conquêtes de celui qui prétend arriver à la sécurité totale. Le second argument est que toutes les tentatives de domination qui ont ensanglanté le monde, avaient pour but proclamé de faire régner à jamais l’ordre et la paix 3. » Sécurité, ordre et paix : le décor est planté. Effectivement, il hante tous les discours officiels contemporains. Ces mêmes valeurs qui ont servi (et servent encore) au bellicisme des nations contre leur ennemi de l’extérieur, sont donc employées aujourd’hui contre l’ennemi de l’intérieur. De là à penser que l’État moderne part en guerre contre son peuple, il n’y a qu’un pas. Fut-il franchi sous la présidence de Sarkozy ? L’est-il sous celle de Hollande ? Les deux présidences ne se ressemblent pas vraiment, et évitons les simplismes.
La sagesse du citoyen commence lorsqu’il cesse d’avoir peur
Il est bon de se poser quelques questions à soi-même. Qu’est-ce que je ferais si un attentat se produisait demain dans ma ville ? Est-ce que je changerais ma façon de vivre, de circuler, de sortir ? À l’époque des deux guerres du Golfe (1991 et 2003), les Français sont restés cloîtrés chez eux, n’osant plus sortir pour aller au cinéma, les taxis parisiens n’avaient plus de clients, etc.
Qu’est-ce que je ferais si demain l’un des miens était assassiné ? Un enfant de dix ans, en 2002, a été découvert étranglé à Valence, près de la gare qu’il fréquentait tous les samanches. L’assassin fut retrouvé. Les parents, effondrés, ont eu alors plusieurs visites de leurs voisins qui leur proposaient de signer une pétition Front national en faveur du rétablissement de la peine de mort. Ils ont refusé la proposition, invitant aimablement ces voisins à venir au procès… qui eut lieu un an plus tard. L’assassin dans le box, les juges sur leur estrade, ont dû alors entendre, interloqués, le père de famille : « Notre peine ne sera jamais consolée (…). » S’adressant à l’assassin : « Vous qui avez tué notre enfant, nous aimerions que vous puissiez réapprendre à vivre, nous savons que la prison n’est pas une bonne solution mais c’est aux juges de prononcer le verdict. » Se tournant vers les juges : « Avec mon épouse, pour être fidèles à nous-mêmes, nous avons décidé d’agir. Nous avons reçu une somme importante d’un héritage. Notre fils ne l’aura jamais. Aussi nous avons décidé de donner cet argent à une association qui travaille pour la réinsertion des prisonniers. »
Quelle attitude aurais-je si j’étais cambriolé ? Est-ce que je ne peux pas déjà m’imaginer ce que cela serait de voir tout sens dessus dessous, pour essayer de ne pas craquer si cela arrivait un jour ?
Et si, lors d’une action non-violente, surgissait une bande de fascistes défiant les manifestants, qu’estce que je pourrais faire ? Des réponses s’apprennent et s’expérimentent lors des formations à l’action non-violente. L’une d’elles, et il en existe d’autres, consiste à se donner vite la main à plusieurs pour isoler les provocateurs en formant une chaîne humaine. La capacité de ne jamais répondre aux provocations éventuelles de fascistes ou de policiers est une garantie pour que ce genre de situation cocasse ne se dramatise pas mais au contraire s’évanouisse.
Il peut être utile de se souvenir des propos du cardinal de Retz — « de toutes les passions la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement 4 » — tant ces mots aident à garder les pieds sur terre, et sont au b.a-ba de la non-violence.
1) Dans Choses vues, Paris, Folio, 1997.
2) Dans Mémoires, Paris, Le livre de poche, 1999.
3) La guerre, Paris, Coll. Que sais-je ? n° 577, Paris, Puf, 1983, p. 101
4) Dans Mémoires, op. cit.