Le printemps arabe, c’est d’abord la fin de la peur de manifester contre l’absence de démocratie. C’est aussi se délivrer du sentiment d’humiliation par l’action non-violente. Malgré le cas particulier libyen et la course à l’horreur du régime syrien, des centaines de milliers d’hommes et de femmes ont expérimenté l’efficacité de la mobilisation pacifique de masse.
Je marcherai avec tous ceux qui marchent
Et non / Je ne resterai pas immobile
Tal al-Mallohi, jeune bloggeuse syrienne
(Poème A Gandhi, 2009)
Dix-huit mois après le début des soulèvements populaires du « printemps arabe », la violence s’étend dans la région. Violence extrême de la répression en Syrie, affrontements entre milices en Libye après la guerre qui a mis bas la dictature, combats contre les djihadistes au Sud du Yémen. Tandis que des manifestants sont attaqués et arrêtés en Égypte ou à Bahreïn, diverses formes de réactions brutales contre les mouvements démocratiques se développent de Tunis à Sanaa.
Après l’espoir de la place Tahrir (celle de la Libération), la logique de la contre-révolution semble à l’œuvre contre les mouvements qui se sont étendus, avec des fortunes diverses, de l’Atlantique au Golfe, pour la liberté et la dignité. Effet de balancier observé si souvent dans l’histoire, qui ne signifie pas la fin d’un cycle politique qui ne fait que commencer. Des mouvements qui, à la grande surprise des « experts » du monde arabe, ont pris des formes de mobilisation de masse non-violentes.
La violence et la peur
Dans le monde arabe, la violence contemporaine a d’abord été celle des États contre les opposants ou des communautés « déloyales ». Son ampleur vaut toutefois une mention particulière au Maroc des années 1970-1980, au régime syrien et à l’Irak de Saddam Hussein. Toutefois, si certains pays ont connu des phases très longues de violences internes et des conflits très meurtriers (Palestine, Irak, Algérie, Liban…), le monde arabe de la fin du XXe siècle n’était pas plus violent que d’autres régions du monde à la même époque (Afrique centrale, Caucase, ex-Yougoslavie, Afghanistan…).
La violence ne régnait pas partout avec la même brutalité, mais presque toujours il y avait la peur. Peur ancrée dans la mémoire et parfois l’expérience récente, de communautés se sentant potentiellement menacées dans leur existence avec les souvenirs de massacres, de déportations et purifications ethniques qui ont sévi dans la région (Juifs, Palestiniens, Kurdes, Arméniens, minorités chrétiennes, minorités musulmanes et autres de diverses obédiences…). Peur du « pouvoir », des Moukhabarat (les services spéciaux et autres polices secrètes), des mouchards, des censeurs, des coups tordus et pressions de toutes sortes, incitant au silence, à la passivité politique et à l’autocensure… ou à la colère armée. Peur de se révolter, peur de la violence du pouvoir contre la révolte mais aussi du chaos et de la violence qui peut résulter de la révolte elle-même (expériences des guerres civiles algérienne et irakienne notamment).
Le printemps arabe, c’est d’abord la fin de la peur et la prise en charge de ce rôle civilisateur par l’action individuelle et collective. Casser les mécanismes de la peur pour se libérer de l’oppression et de la violence, se délivrer du sentiment d’humiliation par l’action non-violente !
Des mouvements arabes prônant la non-violence
La non-violence, en tant que stratégie d’action civique, n’est pas chose tout à fait nouvelle dans le monde arabe. Paradoxalement c’est dans les pays les plus frappés par la violence armée que sont apparus les premiers mouvements se réclamant de la non-violence.
Dès 1983 au Liban Ougarit Younan et Walid Slaybi ont créé le Mouvement pour les droits humains, avec de nombreux anciens combattants de la guerre civile, se réclamant de la désobéissance civile et de la non-violence. Par la suite ils ont créé à Beyrouth l’Academic University for Non-Violence and Human Rights in the Arab World (Aunohr), qui organise régulièrement des rencontres régionales avec participation internationale.
En Palestine, en rupture avec le modus operandi militaire des fedayins palestiniens contre l’occupation israélienne, la première Intifada a démarré en décembre 1987 comme un mouvement de masse de désobéissance civile non armé. De nombreux militants palestiniens de diverses tendances ont réfléchi sur les formes de mobilisation non-violente contre l’occupation, comme le Moubarak Awad, fondateur du Palestinian Center for the Study of Nonviolence, que les Israéliens ont forcé à l’exil en 1989. Des actions non-violentes sont souvent organisées en Israël et en Palestine avec des mouvements civiques et pacifistes israéliens. En 2009 l’emprisonnement d’Abdallah Abu Rahma, animateur du Comité populaire contre le mur (israélien) du village de Bil’in, a suscité une grande émotion.
Le Mouvement international de solidarité (International Solidarity Movement, ISM) fondé par le Palestinien Ghassan Andoni en 2001 a multiplié les actions contre les faits accomplis des occupants. Les Israéliens ont tué à Gaza en 2003 les volontaires de l’ISM Rachel Corrie et Tom Hurndall pour dissuader les internationaux de participer à ce type d’action. En avril 2011, ce sont des islamistes djihadistes palestiniens du groupe al-Tawhid wal- Jihad qui ont assassiné l’Italien Vittorio Arrigoni.
Les succès des campagnes internationales pour les droits des Palestiniens, comme la campagne mondiale BDS (boycott, désinvestissements, sanctions) inspirée des campagnes pour la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, et les actions pour lever le blocus de Gaza ont eu un grand retentissement, en Palestine et dans la région. En particulier la manifestation du 1er janvier 2010, des centaines de manifestants internationaux occupant les trottoirs du Caire lors de la tentative de marche sur Gaza (bloquée par la police égyptienne) et surtout la flottille de la paix avec participants d’une quarantaine de nationalités ; attaquée dans les eaux internationales le 31 mai 2010, avec les conséquences tragiques de l’abordage par des commandos armés du navire Mavi Marmara turc (dix-neuf morts). Une nouvelle flottille internationale fin juin 2011 a été bloquée par l’action des États et le petit bateau, le français Dignité-al-Karama, avec un équipage international de seize personnes, a été abordé dans les eaux internationales au large de Gaza par trois navires de guerre, sept bateaux de commandos, au moins 150 soldats- pirates israéliens.
C’est dans l’Irak plongé dans les tragédies de l’occupation et des terrorismes que s’est constitué en 2005 le réseau arabe non-violent La’Onf. Implanté dans tout le pays, ce réseau, qui regroupe plusieurs types d’associations et de mouvements, a organisé une première réunion internationale en novembre 2009 à Erbil (Kurdistan d’Irak). La’Onf a développé des programmes d’action et d’éducation, et tissé des liens avec d’autres réseaux et mouvements arabes, notamment libanais, palestiniens et syriens, mais aussi européens, nord-américains ou indiens. Le réseau international Sport contre la violence a organisé en octobre 2011 à Erbil le premier marathon international d’Irak avec la participation des mouvements de La’Onf en même temps qu’une conférence internationale sur la paix et les droits humains. Il projette dans l’avenir un grand marathon à Bagdad.
Sulamya
Les idées et les expériences de l’action pacifique Sulamya, non-violente et de désobéissance civile, n’étaient donc pas inconnues en terre arabe.
Dans tous les pays arabes, chacun savait depuis longtemps que les coups d’État d’officiers, fussent-ils progressistes, n’apportaient pas la démocratie. Si la moukawamat, au sens de la résistance (armée), demeurait légitime face à l’agression militaire israélienne, en Palestine et au Liban, pour nombre de militants, à l’inverse des années 1970, la stratégie de guérilla ou de la guerre populaire « jusqu’à la victoire » n’est plus apparue comme crédible.
Un certain nombre de militants égyptiens et quelques poignées de militants bahreïnis ou yéménites connaissaient les mouvements non-violents des pays voisins, quelques jeunes manifestants se vantaient d’avoir appris les 198 Méthodes non-violentes de l’Américain Gene Sharp. Mais des milliers d’activistes potentiels, de blogueurs audacieux et parfois de militants expérimentés, sans avoir forcément étudié Gandhi, Martin Luther King ou Václav Havel, sans avoir connu l’expérience de Solidarnosc, réfléchi à celle de Mandela ou entendu parler d’Abdallah Abu Rahma, ont compris qu’il fallait, quoi qu’il arrive, ne pas « militariser l’intifada », déjouer les provocations armées des pouvoirs, éviter la minorisation et permettre la mobilisation de masse. Pas de bombes humaines ni de discours mortifères mais des chahid tombant les mains nues et contribuant à isoler le pouvoir.
Les Égyptiens avaient déjà expérimenté la contestation non-violente de masse. Il y avait eu entre 2000 et 2004 les vastes manifestations de solidarité avec les Palestiniens ou de protestation contre la guerre en Irak, tolérées par le régime permettant, pour la première fois depuis des lustres, d’occuper l’espace public. Le mouvement civique non-violent Kifaya (Ça suffit !) a constitué une première grande répétition d’activisme civique en Égypte. Cette coalition s’est cristallisée pendant l’été 2004 contre l’éventualité d’une succession dynastique (Gamal Moubarak étant pressenti comme candidat pour succéder à son père). Le mouvement, qui appelait les Égyptiens à surmonter leur peur et exiger leurs droits, s’est organisé face aux échéances fixées par le régime en 2005 : référendum pour modifier la Constitution et élection présidentielle. Il a essaimé sous plusieurs formes (les groupes professionnels de juristes, de médecins, d’ouvriers, de jeunes pour le changement). Après les scrutins truqués, du fait de la répression, du fait aussi de ses divisions, le mouvement s’est délité.
Mais il a repris, bien plus ample, quand au début de 2011, encouragé par l’exemple tunisien, les Égyptiens sont descendus dans la rue. Ils ont maintenu la ligne non-violente malgré des centaines de morts et des milliers d’arrestations les attaques de la police puis des baltagui (voyous) de Moubarak. Le 31 janvier, ils sont parvenus à obtenir que l’armée, jugeant « légitimes » les revendications du peuple, s’engage à ne pas faire usage de la force. Ils ont rassemblé des millions de gens et ont fait tomber le raïs en quelques semaines.
Au Yémen il est impressionnant de constater que dans ce pays où traditionnellement tout homme libre se doit d’être armé, où circulent trois fois plus d’armes de guerre que d’habitants, pendant des mois de mobilisation, malgré des centaines de morts, l’option non-violente est demeurée la ligne. Après les paysans de Jahachine, une petite bourgade rurale, venus dans la capitale dénoncer les exactions du cheikh local, les étudiants du Mouvement de la jeunesse pour la révolution (Shabab al- Thawra) ont, à partir du 21 février 2011, appelé au renversement du régime d’Ali Abdallah Saleh, à l’organisation de rassemblements non-violents comme manière de protester, à l’occupation permanente de la « place du Changement » à Sanaa. Refusant d’entrer dans une escalade qui aurait donné l’occasion au pouvoir de faire donner la troupe contre les manifestations, résistant aux provocations des snipers du régime (auteurs d’attaques incessantes, en particulier de la tuerie du 18 mars 2011 qui a fait une cinquantaine de morts), ils sont parvenus à rallier, non seulement à la cause du renversement du président mais aussi à cette stratégie, des fractions significatives de l’armée elle-même.
Les jeunes Yéménites ont également réussi à imposer le désarmement « interne » des manifestants, pour éviter tout affrontement au sein d’un mouvement qui regroupe des courants très divers (islamistes, socialistes, nationalistes), avec parfois de graves contentieux entre tribus et/ou courants politiques .Cette ligne a été tenue, malgré les provocations répétées du régime et l’isolement international de ce soulèvement pacifique. Même les affrontements à l’arme lourde au coeur de la capitale n’ont pas suffi au début de l’été 2011 à entraîner tout le pays dans la guerre civile, mais des combats ont lieu dans certaines régions du pays, notamment avec des islamistes djihadistes. Et la « transition » avec départ « progressif » de Saleh et promesses d’élections n’a pas rétabli le calme.
Révolution gandhienne
Malheureusement, dès le début de la contestation en Libye, Kadhafi a lancé contre les manifestants ses soldats et ses blindés, auxquels les insurgés se sont opposés par les armes, notamment à Benghazi après la prise d’une caserne, et l’on a rapidement compté des centaines de morts. L’offensive de Kadhafi a entraîné l’intervention étrangère et la guerre s’est installée.
En Syrie non plus, en dépit des belles paroles de son président Bachar al-Assad, le pouvoir a réagi avec une brutalité croissante, d’abord comme au Yémen, policiers et snipers faisant feu sur les manifestants, puis, devant les progrès de la contestation pacifique, le régime a fait donner l’armée, les chars, et des milliers de personnes ont été arrêtées. Il est frappant de constater que la réaction populaire n’a pas été la retraite, le repli et le dos rond, mais au contraire l’extension d’un mouvement très majoritairement sans armes, en tache d’huile dans tout le pays malgré un bilan humain effrayant. L’opposition a essayé pendant des mois d’éviter l’engrenage de la militarisation, les groupes de l’Armée syrienne libre, constituée à partir de l’été 2011 se présentant au départ comme des forces d’autodéfense des manifestants et agissant comme tels. Le régime a sciemment joué la guerre interconfessionnelle et intercommunautaire, et, surtout depuis les massacres de Homs début 2012, selon un scénario déjà vu en Irak ou au Liban, les populations se déplacent, se regroupent par clans et communautés, se réfugient à l’étranger, la guerre, voulue par Bachar, s’installe.
Cela signifie-t-il l’échec de la non-violence, du refus de la militarisation ? Malgré le cas particulier libyen et la course à l’horreur du régime syrien, des centaines de milliers d’hommes et de femmes ont expérimenté l’efficacité de la mobilisation pacifique de masse.
Comme le constatait Bernard Ravenel dès le mois de février 2011, le printemps arabe est d’abord une révolution gandhienne : « Cette non-violence suppose non pas une absence de confrontation, mais bien au contraire la visualisation maximale d’une transgression, d’une désobéissance civile de masse, absolument pacifique, par exemple à partir d’un grand rassemblement non autorisé ou de lieux interdits… Ce rassemblement attire un détachement armé du régime oppresseur qui s’expose ainsi, face à la foule aux mains nues, et qui n’a alors le choix que de réprimer ou de céder, c’est-à-dire dans les deux cas à perdre politiquement aux yeux de l’opinion publique. […] Cela suppose de la part des masses qui manifestent une détermination sans faille. En d’autres termes, dans la révolution gandhienne, ce qui est et reste fondamental, c’est la perception et la dénonciation de la violence d’autrui, en l’occurrence du régime oppresseur [1]. »
[1] Bernard Ravenel, « La modernité politique de la non-violence arabe », in Confluences Méditerranée, n° 77, printemps 2011, Révoltes arabes, premiers regards.