L’organisation du travail, à notre époque devenue tristement néolibérale, favorise à outrance l’évaluation des salariés. Même les universitaires sont maintenant considérés comme de simples instruments d’une course au profit éphémère. Réfléchir sans entrave sur l’être humain au travail et sur le bien commun, c’est déjà désobéir.
Le concept d’évaluation objective, indissociable de la culture managériale dont il provient, en arrive à jouer en tant que « remède » le rôle que le foie jouait naguère dans la cause des maladies pour les médecins de Molière. Cette « néo-évaluation » qui se veut objective, quantitative et « scientifique » rassemble par l’opérateur de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés techniques 1 . Cette forme de l’évaluation ne nous conduit-elle pas à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger et de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles ce dispositif prétend installer paradoxalement ces nouveaux critères de normalisation sociale ?
Comment ne pas comprendre aujourd’hui que face aux évaluations qui recomposent nos pratiques de soin, de recherche et d’enseignement, nous nous trouvons en présence d’une nouvelle civilisation qui fragmente les activités humaines en segments techniques et numériquesinstallant une vision du monde et un récit de légitimation propres à assurer l’hégémonie d’une culture néolibérale anglo-américaine ?
L’Université est sérieusement touchée
Par exemple à l’Université, je pense, comme Lindsay Waters 2 , que «les barbares sont à nos portes» et que nous assistons à une « éclipse du savoir ». Lindsay Waters, un des plus hauts responsables éditoriaux des Presses universitaires d’Harvard, s’inquiète de voir les universités transformées en « centres de profit » et réduites à des «entreprises» comme les autres. Il constate que le milieu universitaire se trouve « contaminé par cette épidémie d’escroqueries qui semble avoir infecté une bonne part de la société américaine 3 ». J’ajoute à son diagnostic un certain nombre de remarques sociales et anthropologiques déduites de mes expériences 4 de plus de trente ans au sein des dispositifs d’évaluation des enseignants et de la recherche à l’Université.
Au cours de ces dernières années, l’évolution de l’évaluation selon des critères de plus en plus formels, chiffrés, standardisés et homogénéisés a produit un véritable déficit dans le débat démocratique des commissions d’expertise. La dévalorisation de la parole au profit des chiffres constitue le cheval de Troie d’une logique de marché dans le champ universitaire qui contribue à leur faire perdre son autonomie et sa spécificité 5 . La bibliométrie dite scientifique est le nom de cette nouvelle colonisation du champ universitaire par la culture du marché financier. Elle favorise toujours davantage une culture du « profit à court terme », profit volatile, instable, éphémère, culture obsédée par l’immédiateté et la rentabilité. Les objets de la recherche et ses résultats (les publications) ont épousé la configuration des autres produits de nos sociétés du spectacle et de la marchandise 6 : aussitôt publiés, ils doivent se renouveler dans l’urgence d’une concurrence féroce permettant tout et n’importe quoi, invitant toujours plus à la méfiance collective et à l’instrumentation des autres davantage qu’au travail d’équipe et à l’esprit de loyauté. Au pouvoir « mandarinal» de la « cage de fer » (Max Weber) d’une administration hiérarchisée verticalement, dont le modèle était l’Église ou l’armée, le contremaître ou le chef de service, s’est substitué un pouvoir horizontal, sur le modèle du benchmarking 7 industriel où ce sont les indices de satisfaction des agences de notation, de popularité (Impact factors des revues), de vente (pouvoir des éditeurs et logique d’audimat) qui donnent les ordres sous l’apparence faussement objective des chiffres, objectivité formelle plus que réelle, ce que j’appelle après Johan Droysen… une objectivité d’eunuque 8 !
La sujétion à ces réseaux de prescription sociale, à ces dispositifs de micro-pouvoirs culturels masqués par l’anonymat et structurés parfois dans le cynisme froid et calculateur des petits-maîtres, a remplacé l’allégeance aux « mandarins », à la forme directe de leur domination matérielle et symbolique dans leurs options doctrinales. Aujourd’hui, c’est sur le « marché » des valeurs mobiles et précaires des publications, flexibles des alliances opportunistes et selon un despotisme toujours plus étendu dans le détail des petites affaires que se « monnayent » l’évaluation des recherches.
La forme actuelle de l’évaluation du savoir à l’Université révèle aussi sa proximité de structure avec les opérateurs du capitalisme : monnaie, capitaux, marchandises, logique de profit calculé. Cette civilisation des mœurs universitaires s’étend aujourd’hui toujours plus produisant des valeurs et des normes propres à ce que Richard Sennett a décrit comme « culture du nouveau capitalisme 9 » : faible loyauté institutionnelle, diminution de la confiance informelle et affaiblissement d’un savoir du métier. La perte de ce savoir du métier au profit du savoir de l’expertparticipe de la « prolétarisation » des « classes moyennes » dont le nouveau capitalisme « globalisé » a besoin.
« Mais qui sont ces experts qui nous évaluent ? »
À l’Université comme ailleurs, chacun lutte pour ne pas devenir « surnuméraire » au sein d’une civilisation de l’urgence, de la performance et de la concurrence à tout crin qu’installe l’évaluation chiffrée des experts. Experts dont rien ne garantit que le profil scientifique soit supérieur ou au moins équivalent à ceux qu’ils jugent. Instruments d’une bureaucratie néolibérale et qui traite l’homme en instrument, une part de ses experts est choisie par le pouvoir politique qui vient faire son marché dans la communauté des savants et des savoirs transformés en magasins en libre-service. Cette chalandisation des chercheurs et des laboratoires permet la mise en place de véritables rituels d’initiation sociale dans le champ universitaire aux normes de la culture néolibérale 10 .
La pertinence des critères d’évaluation importe bien moins que l’obéissance implicite aux valeurs que cette culture requiert et en particulier l’adhésion à une soumission permanente par et à l’urgence proscrivant toute réflexion. Pour exemple, la durée moyenne de vie d’une publication scientifique, c’est-à-dire sa valeur institutionnelle pour la communauté professionnelle, est d’environ 4 ans, de 2 ans pour certaines « banques de données ». Les accréditations et les habilitations des laboratoires de recherche, avec parfois des évaluations à « mi-parcours », sont accordées pour 4 ans. Il est fréquemment exigé des services « gestionnaires » des universités que les enseignants « donnent » à l’administration leurs sujets d’examen avant même d’avoir commencé leurs cours… La durée et le nombre de thèses sont de plus en plus strictement limités, quel que soit le champ disciplinaire, ses contraintes spécifiques ou celles du candidat. Ici ce sont les doctorants eux-mêmes qui deviennent flexibles, jetables, homogènes, mis sans cesse en demeure de se montrer réactifs et en permanence disponibles. Dans la « société du spectacle 11 » où la recherche tend à se mettre en scène à partir des travaux évalués seulement sur les « marques » des revues qui les publient. Les doctorants sont dispensés d’avoir à apprendre leur métier, de s’inscrire dans des réseaux de loyauté mutuelle ou d’avoir à se faire confiance. Ils doivent produire pour compter, exister pour eux-mêmes comme pour leur directeur de thèse dont ils sont une mesure de performance.
Cette course effrénée à une productivité formelle et éphémère accroît la précarité des conditions d’existence institutionnelle des universitaires. Les universitaires et les laboratoires auxquels ils appartiennent, leur visibilité sociale et leur survie institutionnelle dépendent étroitement de « réseaux intellectuels » extrêmement puissants qui assurent une hégémonie anglo-américaine quasi absolue dont attestent les évaluations bibliométriques 12 . Ces évaluations bibliométriques ont-elles d’ailleurs d’autres valeurs que celles de devoir assurer une hégémonie de la civilisation anglo-américaine contrôlant la production, la sélection et la diffusion des connaissances scientifiques ? Et ce au moment même où sur le marché mondial de l’édition, la concurrence fait rage, en particulier pour le contrôle de l’activité d’information et de diffusion scientifique, technique et médicale qui se révèle l’une des plus rentables 13 . À la logique de domination symbolique produite par la forme canonique exigée pour les publications et leurs supports par des réseaux, s’ajoute une domination matérielle dans le contrôle du marché de l’édition.
Nous sommes bien ici grâce aux dispositifs actuels d’évaluation quantitative des actes et des productions dans un maillage de contrôle social des universitaires confinés à des activités professionnelles rigoureusement et régulièrement régulées, cadrées, standardisées, homogénéisées… et façonnées par le fétichisme de la marchandise et du spectacle mis en place depuis vingt ans par les « cabinets d’audit et de gestion », installés par les politiques publiques pour réformer les services de l’État sur le modèle de l’entreprise privée 14 . Occupés à produire des publications à partir desquelles ils seront « évalués », les universitaires se voient ainsi « libérés » d’avoir à penser, à critiquer ou à réfléchir à la finalité de leur entreprise ou même de leurs recherches.
À l’Université, comme à l’hôpital, c’est la « tarification à l’activité » qui s’impose pour conférer une « valeur » aux pratiques du soin et de la formation. Ce qui n’est pas comptable ne compte pas : le temps passé auprès d’un patient angoissé ou le travail réalisé avec un doctorant qui ne soutiendra jamais sa thèse. Cette matrice d’assujettissement consiste notamment à ne retenir comme savoir, recherche ou soin que ce qui compte, ce qui s’échange et peut se transmuter en chose, en marchandise. Ce rationalisme économique morbide du monde 15 , de soi, de ses actes et de ses relations à autrui se révèle comme un puissant dispositif anthropologique, un dispositif au sens fort du terme tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault :«J’appelle dispositif tout ce qui a d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants 16 . » Le dispositif présente pour Foucault une nature et une fonction essentiellement stratégiques qui supposent des interventions dans les jeux de pouvoir par des types de savoir dont ils sont à la fois l’occasion, la conséquence et l’origine. Comme l’écrit Giorgio Agamben : « Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement 17 . »
La société du mépris se construit par la soumission des personnes
Ce dispositif de l’évaluation quantitative - dont nous voyons crûment les méfaits dans les domaines 18 du soin, de la recherche, de l’éducation, de la justice, du travail social, etc.-, tend à transformer ces institutions en essentielle matrice de subjectivation et d’idéaux normatifs.
Ce guide moral des conduites dans les domaines du soin, de la culture et de l’éducation érige la figure anthropologique d’un homme réifié. Cet homme nouveau, mutilé et réifié dans ses activités d’enseignement et de recherche, sélectionne ses partenaires en fonction de ce qu’ils lui rapportent, et choisit ses concepts, ses thèmes de recherche et les citations d’auteurs de ses articles en fonction des supports de publication auxquels il les adresse et des membres des comités d’expertise auxquels il les destine. Bref, l’expertise bibliométrique quantitative qui tend aujourd’hui à s’imposer dans l’évaluation des travaux de recherche fabrique un chercheur nouveau qui se vend sur le marché des publications comme on présente son profil sur le Net pour chercher des partenaires amoureux ou préparer des entretiens d’embauche, c’est-à-dire dans une totale autoréification 19 .
Un des symptômes les plus massifs de cette pathologie sociale de « la société du mépris 20 » se manifeste avec insistance ces derniers temps dans l’application systématique d’un principe de classement des revues scientifiques, et en conséquence des chercheurs et des équipes à partir d’un Impact factordont la validité s’avère pourtant des plus problématiques 21 . Cette passion bibliométrique propre au nouveau paradigme idéologique de l’expertise peut rendre invisibles des secteurs entiers de la connaissance, annihiler par des pratiques éditoriales « mafieuses » ou « claniques » le travail des chercheurs ou encore les conduire à devoir adopter des stratégies de soumission à de puissants « réseaux intellectuels » assurant l’hégémonie de la culture et du « marché » scientifiques anglo-américains 22 . Dans tous les cas il convient de ne pas oublier pas que l’évaluation de la production scientifique des chercheurs et des laboratoires détermine à l’Université l’habilitation des diplômes, l’accréditation des équipes et la carrière comme la promotion des enseignants chercheurs. Auparavant cette évaluation se fondait sur l’évaluation des travaux de recherche par les pairs et pouvait donner lieu à de larges débats tant en ce qui concerne la qualité de la recherche que les supports de publication (revues, livres, etc.). Cette époque « préhistorique » est terminée.
Aujourd’hui ce sont les chiffres qui donnent les ordres et les agences de notation qui font la politique d’un pays, d’un hôpital, d’un laboratoire, d’une école, d’un service de travail social, etc. 23 Qu’on les appelle AERES, ARS, HAS, Moody’s ou encore Standard & Poor’s, ces agences sont devenues les instruments d’une nouvelle forme de servitude volontaire contraire aux principes qui fondent depuis l’origine la démocratie, principes selon lesquels le politique gouverne par des décisions acquises après un débat des citoyens ou de ceux qui les représentent. Ces principes, tout au long de l’histoire de nos démocraties et de nos républiques, rappellent sans cesse la nécessité de convaincre et le refus de contraindre que ce soit par la force des armes… ou celle des chiffres.
1) Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Paris, Denoël, 2010.
2) Lindsay Waters, L’Éclipse du savoir, Paris, Éditions Allia, 2008.
3) Lindsay Waters, 2008, op. cit., p. 17.
4) Commissions de spécialités, Comité national des universités, expertises des dossiers d’habilitation des laboratoires de recherches dans le cadre des directions scientifiques du ministère de la Recherche, etc.
5) Roland Gori, 2010, op. cit.
6) Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1972.
7) Isabelle Bruno, « La recherche scientifique au crible du Benchmarking. Petite histoire d’une technologie de gouvernement », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008, 55-4bis, pp. 28-45.
8) Roland Gori, « Les scribes de nos nouvelles servitudes », Cités, 2009, 37, pp. 65-76 ; Roland Gori, « L’évaluation : une nouvelle manière de donner des ordres », dans Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret (dir.), La Folie Évaluation, Paris, Mille et une nuits, 2011 ; Marie-José Del Volgo, « Tous techniciens évalués », dans Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret (dir.), 2011, op. cit.
9) Richard Sennett, La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.
10) Les agences d’évaluation de la recherche ou de santé.
11) Guy Debord, 1972, op. cit.
12) Cf. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, 1993, « La ségrégation de la langue dans la science ? », Le Croquant, 13, pp. 14-19 ; Guy Tiberghien, Jean-Léon Beauvois, 2008, « Domination et impérialisme en psychologie », Psychologie française, 53, pp. 135-155 ; Jean-Léon Beauvois, Pascal Pansu, 2008, « Facteur d’impact et mondialisation culturelle », Psychologie française, 53, pp. 211-222 ; Olivier Milhaud, 2005, « Les géographes parlent-ils tous du même monde ? Les réseaux intellectuels : hégémonie anglo-américaine et vision du monde. » http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2005/ milhaud/article.htm
13) Jean-Salençon et Alexandre Moatti, 19 Mai 2008, Rapport du comité ISTInformation scientifique et technique, http://www.abes.fr/abes/documents/ Rapport_IST-Juin_2008_31658.pdf
14) Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009 ; Le Manifeste de l’Appel des appels, Paris, Mille et une nuits, 2011.
15) Roland Gori, 2010, op. cit.
16) Giorgio Agamben, 2006, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 31.
17) Giorgio Agamben, 2006, ibid., p. 42.
18) Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir.), L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.
19) Axel Honneth, 2005, La Réification. Petit traité de théorie critique. Paris, Gallimard, 2007.
20) Axel Honneth, 2004, La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, 2006.
21) Cf. entre autres le dossier de La Lettre des Neurosciences, « Quelle bibliométrie, pour quelle évaluation ? », 2006, n° 30, pp. 7-17 ; et Cliniques méditerranéennes, 2005, n° 71, « Soigner, enseigner, évaluer ».
22) Olivier Milhaud, 2005, op. cit.
23) Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir.), 2009, op. cit.