La vie humaine est remplie de conflits, parfois violents. Le moyen de s’en sortir est de parvenir à établir de justes compromis, à distinguer absolument des compromissions.
Bernard QUELQUEJEU, Philosophe, a enseigné la philosophie morale et politique à l’Institut catholique de Paris ; auteur notamment de Sur les chemins de non-violence. Études de philosophie morale et politique, Paris, Vrin, 2010.
Les artisans de la non-violence – et plus largement tous ceux qui ont été impliqués ou témoins dans des conflits difficiles – le savent par expérience : la conclusion d’un compromis est, le plus souvent, le seul chemin praticable auquel il faudra finalement recourir pour mettre fin à la lutte. Aussi longue, aussi intraitable, aussi obstinée qu’elle ait été, vient un jour s’imposer une évidence : le moment du compromis est venu. Il semble donc bien exister des liens étroits entre non-violence et compromis.
Et pourtant, l’idée de compromis est, dans l’opinion commune, loin d’avoir une image positive. Autour d’elle flotte toujours, indistinct, un halo de bassesse, de déshonneur, de discrédit. « Il faut refuser tout compromis ! » Ce léger parfum de soufre imprègne toute une nébuleuse de mots, substantifs, adjectifs ou verbes : concession, arrangement, combinaison, demi-mesure, transiger, pactiser, etc. C’est vers celui qui fuit les compromis que se porte l’hommage spontané dû à l’honnête homme, intègre, incorruptible. Et puis il y a cette redoutable proximité sémantique qui amalgame tout compromis à une ‘compromission’…
Je me propose ici de montrer, contre le préjugé péjoratif qui pèse sur le mot, que l’aptitude à savoir élaborer et conclure de justes compromis est une des principales qualités, difficile et trop rare, que doit cultiver celui qui veut agir, qui veut œuvrer au milieu de ses semblables. L’art du compromis n’est rien de moins qu’une composante de la sagesse pratique.
Faisons donc l’éloge du compromis. Abandonnons l’opinion toute faite qui condamne le compromis, et tentons une réflexion destinée à mettre au jour les enjeux réels du compromis, la nécessité de son processus, la noblesse de son résultat lorsqu’il est réussi.
L’examen de l’étymologie du mot ne nous apprend pas grand-chose. ‘Compromettre’, nous apprend le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey est emprunté (1283) au latin juridique compromittere, littéralement ‘promettre avec’ [cum-promittere], d’où « s’engager mutuellement à soumettre un différend à l’arbitrage d’un tiers ». L’évolution du mot dans les siècles ultérieurs ne nous apporte guère d’informations intéressantes. On se contentera donc de retenir de cette origine juridique l’idée forte que le compromis est une promesse, un engagement envers autrui, que l’on s’engage à l’avance à respecter.
La nécessité du compromis
Pour mieux comprendre ce qu’implique un compromis, sa nécessité, le processus de sa conclusion, les conséquences qu’il entraîne, il est très utile de recourir au seul livre important, parmi les ouvrages de sciences humaines, qui se soit intéressé au compromis et en ait développé une théorie appuyée sur de nombreuses études : c’est l’ouvrage intitulé De la justification. Les économies de la grandeur, de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (Gallimard 1991). Leur hypothèse de base concerne la complexité de nos sociétés, la multiplicité de nos appartenances et de nos liens sociaux : chacune de nos relations – familiales, amicales, sportives, professionnelles, politiques, associatives, religieuses, etc. – s’insère dans un réseau particularisé, qu’on peut appeler un ‘ordre’[1]. Celui-ci est pourvu de règles précisant son organisation propre, ses normes de fonctionnement, sa distribution du pouvoir, la légitimation de l’autorité qui a charge de le maintenir, prescrivant ce qui est permis ou défendu, ce qu’il convient de faire ou d’éviter – disons ce qui est « juste » et « injuste ». Chacun des ordres – familial, économique, politique, associatif,… - dans lesquels nous sommes engagés possède ainsi son propre système de « justification » qui fixe l’échelle de grandeur en son sein.
Chacun de nous possède ainsi une certaine place au sein de ses diverses appartenances. Comme le rappellent nos deux auteurs, personne n’est ‘grand’ dans toutes les dimensions de sa vie personnelle et sociale. Chacun occupe un certain rang dans chacun des ordres dont il fait partie. Exemple : tel cadre d’entreprise est en même temps membre d’une famille, client consommateur, citoyen, joueur de golf, membre d’associations, fidèle de l’Église protestante, etc. Ces divers ordres ont chacun, au sein de leur modèle de fonctionnement, leurs épreuves de qualification qui permettent de fixer la place et le rang de chacun dans l’échelle de grandeur qui caractérise chaque ordre.
La nature et la nécessité du compromis apparaissent dès que l’on s’avise que la société globale n’est pas un ordre unique, mais qu’elle est constituée d’une multitude d’ordres hétérogènes, mais qui ne cessent pas d’interférer les uns avec les autres. Il est impossible de régler les divers conflits qui surgissent immanquablement à l’intersection de ces ordres, et donc d’assurer la bonne marche de la société par le recours à une seule échelle de grandeur, car une telle échelle n’existe pas. Chacun des ordres a ses règles propres en son sein, qui permettent de réguler la compétition et de gérer les conflits selon des procédures consenties, mais il n’existe pas, pour la société globale de super-règle qui permettrait d’arbitrer les conflits qui surgissent lorsque deux ordres, et donc deux appartenances, se trouvent impliquées dans une même affaire. Il faut chaque fois inventer la procédure qui permettra d’assurer la coexistence jugée la meilleure – ou du moins la moins mauvaise – des deux grandeurs engagées dans le conflit : voici le compromis.
On doit reconnaître que, loin d’être une idée faible, une procédure ambiguë, une combinaison mâtinée de bassesse, le compromis est au contraire une exigence extrêmement forte. Il est ce qui doit être conclu pour empêcher le différend de déraper vers le conflit, puis de dégénérer en violence. Au sein de nos sociétés complexes, pluralistes, pluriculturelles, il demeure la seule voie ouverte pour préserver la concorde civique, pour construire la paix sociale, pour sauvegarder l’entente entre des exigences sans commune mesure. Désormais, compte tenu de leur large diversification, nos sociétés ne peuvent échapper à la décomposition et donc à la violence que grâce à la mise en œuvre généralisée de compromis.
Le compromis n’est pas la compromission
Cette première approche doit aussitôt être complétée par plusieurs discernements ultérieurs. Il faut d’abord se mettre bien au clair sur les différences qui existent entre le compromis, tel que nous venons de l’esquisser, et ce que nous appelons la compromission. Une solide différenciation entre les deux attitudes va d’ailleurs nous permettre de mieux cerner le plan sur lequel le compromis trouve, en même temps que sa nécessité, sa légitimité. Ce plan est celui de l’agir, et le plus souvent, celui de l’agir en commun. Le compromis trouvera sa place – sa place nécessaire – dans le registre de l’action, de l’action interpersonnelle ou collective, alors que la compromission se situe dans le registre de la pensée, de l’appel au domaine des références, de la justification. Selon sa nature, la compromission résulte toujours d’un mélange des plans : on fait jouer les principes qui régissent un ordre pour justifier une décision et une action qui relèvent d’un autre ordre. Deux exemples peuvent ici servir d’illustration. D’abord, le népotisme, cette pratique vicieuse qui, au principe d’égal accès aux charges et au critère de compétence, substitue les privilèges accordés à sa famille ou à son clan. Autre exemple : le commerçant qui fait des affaires avec l’ennemi : à l’encontre des règles du patriotisme, il se compromet en privilégiant son propre appétit des profits. La compromission adore les mélanges, elle prolifère dans la confusion. À l’opposé, le compromis déteste la confusion, le malentendu, le quiproquo : il réclame la clarté ; chacun reste à sa place, personne ne transige sur ses valeurs, personne ne se trouve dépouillé de son ordre de justification.
Un bon compromis, c’est-à-dire un compromis honnête et juste, requiert avant tout la rigueur de la pensée et du jugement, pratiquée par chacun des deux protagonistes et reconnue par son vis-à-vis ; il réclame ensuite de la souplesse et de l’empathie, nécessaires pour comprendre les légitimes attachements de l’adversaire et ses références, explicitées ou spontanées ; le compromis demande enfin de la tolérance et de la retenue dans l’ordre de l’action.
Il existe plusieurs espèces de compromis
Un autre discernement est nécessaire. C’est qu’il existe plusieurs espèces de compromis, différentes, qu’il faut apprendre à reconnaître. Cette diversité résulte immédiatement de la variété des formes de conflits. Une première typologie – encore schématique et sommaire – des formes de luttes permet de différencier trois niveaux de conflits, du plus facile à régler jusqu’au plus redoutable. Sur un premier degré, on rencontrera la simple compétition pour occuper les meilleures places ou franchir les échelons d’une hiérarchie. Cet affrontement trouvera son lieu normal dans le cadre des épreuves de qualification qui organisent, à la connaissance de tous, l’accès aux niveaux de compétence à l’intérieur d’un même ordre. Il s’agit bien d’une lutte, qui risque de s’envenimer si les prétendants ne s’entendent pas sur ces épreuves afin d’aboutir à un accord, auquel on peut hésiter à donner le nom de compromis. Le caractère non-violent de ce type de lutte procède d’abord et avant tout du respect, de part et d’autre, des règles de compétition fixées et acceptées.
Au deuxième degré de cette petite typologie prennent place les luttes menées lorsque ce sont les épreuves de qualification elles-mêmes qui font l’objet de ce que l’on nommera ici un litige. Il y a litige lorsque le désaccord résulte d’un sentiment d’irrégularité, d’injustice ou d’illégitimité, ressenti par l’un des protagonistes ou par les deux. Le processus du compromis réclamera ici une négociation, nécessaire pour chercher une issue au litige. Il s’agira de mettre au clair les justifications apportées de part et d’autre aux questions sous-jacentes à la dispute : au nom de quoi la grandeur est-elle en chaque cas conférée ? Et au terme de quelles épreuves de qualification cette grandeur peut-elle être tenue pour légitime ? Reconnaissons qu’il sera souvent impossible d’atteindre à un consensus : on visera alors à une forme de compromis qu’on peut appeler transaction : on cherche à équilibrer au mieux, selon l’équité, les désavantages et les abandons demandés à chacune des parties dans l’exécution pratique des clauses de l’accord recherché.
On discernera enfin un troisième degré de désaccord et d’affrontement, plus radical encore : c’est celui qui résulte, lui, de la pluralité des divers ordres dont l’enchevêtrement constitue la société globale. L’existence et la connaissance de ces divers ordres qui se trouvent interférer entre eux selon des configurations singulières déterminent des formes de conflits irréductibles aux deux précédents. Leur issue non-violente est rendue particulièrement ardue à découvrir et à mettre en œuvre à cause de l’hétérogénéité plus ou moins complète des grandeurs qui structurent chacun des ordres ; nous l’avons remarqué, il n’existe pas de ‘super-règle’ susceptible de trancher ce qu’on appellera ici un différend. L’affrontement conflictuel ira souvent jusqu’à l’invalidation de la valeur structurant l’ordre contesté, au nom des critères ayant cours dans l’ordre au sein duquel on se situe. Pour faire sentir cette hétérogénéité, on citera, en guise de boutade, cette question : « Que pèse un grand chef d’industrie aux yeux d’un grand chef d’orchestre ? » On ajoutera volontiers : « Et réciproquement ! » Il n’existe pas de base commune, de critère partagé pour une argumentation recevable de part et d’autre. Il est manifeste que cette troisième espèce de conflit, le différend, incline plus encore que la précédente au recours aux moyens de la violence, et quelle pose à la pratique non-violente des conflits des difficultés particulièrement redoutables.
Un cheminement vers une issue pacifiée devra commencer par une tâche d’éveil. On s’appuiera sur la capacité indéniable de la personne de ‘comprendre’ un autre monde que le sien accoutumé. On ne peut nier cette capacité : elle est attestée par la possibilité que possède chacun d’apprendre une langue étrangère, jusqu’au point de percevoir sa propre langue maternelle comme une langue parmi d’autres. Il s’agira d’ouvrir progressivement chaque acteur des deux mondes aux perceptions élémentaires, aux habitudes acquises par l’éducation, aux valorisations culturelles de l’autre monde, avec tous les risques que comporte toujours tout changement de monde : travail de reconnaissance mutuelle[2]. Les artisans de la non-violence ont peu à peu commencé à découvrir, expérimenter, mettre au point tout un arsenal de méthodes, de techniques, de jeux de rôle, d’apprentissages de comportement susceptibles de favoriser un tel éveil.
L’étape suivante, qui succèdera à ce travail d’éveil et d’ouverture à l’autre, consiste dans l’élaboration progressive et concertée d’un protocole de compromis. Ici, le recours à un médiateur peut s’avérer indispensable. La construction d’un compromis acceptable de part et d’autre requiert toujours beaucoup de temps, de patience, de refus du découragement, et surtout d’une inlassable imagination, qui se révèle sans doute comme la qualité la plus précieuse et la plus indispensable. Les secours qu’offriront ici les savoirs et les pratiques de la diplomatie, telle qu’elle s’exerce en divers lieux de la vie sociale et politique, seront souvent irremplaçables. Cette troisième forme du compromis a des caractéristiques propres. Boltanski et Thévenot précisent, entre autres particularités, que « dans un ‘compromis’, on se met d’accord pour composer, c’est-à-dire pour suspendre le différend sans qu’il ait été réglé par le recours à une épreuve dans un seul des deux mondes » (op. cit. p.337).
Il faut l’avouer : la fragilité du compromis révèle la fragilité de la cohésion sociale et de la paix civique dans les sociétés pluralistes comme les nôtres. Le compromis est toujours en péril d’être dénoncé comme compromission par tous ceux, d’un bord et de l’autre, qui n’ont pas fait sur eux-mêmes ce difficile travail de reconnaissance qu’ils exigent de l’autre. Fragile, il est cependant irremplaçable : il constitue, dans nos sociétés complexes et pluralistes, notre seule réplique à la violence en l’absence d’un ordre reconnu par tous. Il n’est rien moins que la forme que prend la reconnaissance mutuelle dans les situations de différend ou de conflit résultant de la pluralité indépassable de nos références éthiques On comprend pourquoi Gandhi, à plusieurs reprises, a célébré la « beauté » du compromis.
[1] Le concept d’ordre a reçu de Pascal une illustration célèbre. Selon lui, il existe trois ‘ordres’, qui sont incommensurables : celui des corps, celui de l’esprit, celui de la charité.
[2] Afin de comprendre l’importance du concept de « reconnaissance mutuelle » (que l’on doit au jeune Hegel) pour fonder et développer une philosophie de la non-violence, on se reportera avec profit au livre récent de Bernard Quelquejeu, Sur les chemins de la non-violence. Étude de philosophie morale et politique, Paris, Vrin (coll. « pour demain »), 2010, particulièrement le chapitre 13, p.195-218.