Ce n’est pas la première fois que la revue Alternatives non-violentes consacre un numéro au thème du compromis, mais c’est la première fois qu’elle l’aborde de l’« autre côté ». Je m’explique : dans ce numéro, il ne s’agit pas de parler du nécessaire compromis qui clôt toute forme de résistances, résistances non-violentes comprises[1] — c’est de la beauté et de la nécessité de ce compromis-là dont parlait Gandhi. Il ne s’agit pas non plus de porter un regard critique sur l’exercice du pouvoir[2]. Il s’agit, dans ce numéro, de prendre la position du décideur qui souhaite rester fidèle à ses convictions non-violentes, ou proches de celles-ci.
Oser l’« autre côté » !
Il arrive que la résistance non-violente l’emporte et le militant peut parfois devenir un décideur, avec du pouvoir institutionnel, hiérarchique ou économique : le militant vert qui est devenu maire ou parlementaire ; le militant socialiste devenu secrétaire général de mairie ; le défenseur d’une cause nommé haut fonctionnaire pour la défendre ; le syndicaliste devenu cadre supérieur ; dans l’autre sens, le cadre supérieur devenu militant d’une cause. Le décideur doit alors agir en fonction des forces contradictoires en face de lui. Il se retrouve parfois face à des revendications opposées mais justes et face à des résistances légitimes à ses propres convictions.
Entre les deux positions simplistes et caricaturales : le pouvoir corrompt (« ils sont tous pourris ») et la position du refus de pouvoir (« je veux garder les mains propres »), nous osons espérer qu’il y a un compromis non seulement possible mais souhaitable. C’est de cela, et uniquement de cela, dont parle ce numéro. Parodiant la critique de Charles Péguy sur les kantiens, nous n’acceptons pas que l’on dise « les non-violents ont les mains pures, mais ils n’ont pas de main ».
Le défi d’une culture de non-violence
Les auteurs de ce numéro sont, pour beaucoup, des auteurs que vous ne trouvez pas habituellement dans notre revue qui, pour ce thème, est allée chercher des chefs d’entreprises, cadres supérieurs, ancien sénateur, hauts fonctionnaires d’État et de collectivités locales… Tous ont deux points communs : ils sont ou ont été en position de pouvoir (institutionnel, hiérarchique, économique), et ils ont tous été confrontés à une prise de décision qui heurtait leurs convictions éthiques et leurs engagements personnels militants ou religieux. Tous partagent un intérêt fort pour l’action et la philosophie de la non-violence.
Le défi d’une culture de non-violence n’est pas seulement que tous les combats contre les injustices choisissent l’approche non-violente, mais surtout que la non-violence pénètre les rouages institutionnels et économiques de la société, c’est-à-dire la façon dont les pouvoirs s’y exercent en tant que forces de régulation non-violente. Nous appelons de nos vœux une société où les conflits seraient gérés sur des principes non-violents, une société pénétrée par une « culture de non-violence ».
Si nous ne voulons pas rester d’éternels contestataires, il nous faut accepter de prendre des responsabilités dans notre société, tout en maintenant nos valeurs. Cela est vrai en politique, mais aussi dans la fonction publique, dans la gouvernance économique ou dans des responsabilités syndicales ou associatives.
Ce numéro a puisé son inspiration dans mon expérience personnelle, mais aussi dans le débat que j’ai eu l’honneur d’organiser et d’animer en 2010 lors du Forum d’été du Man et intitulé « Le tribunal des compromis[3] ». Plusieurs des débateurs de ce tribunal sont des auteurs de ce numéro. Je me permets ici de rappeler, en guise d’introduction, les principales conclusions de ce débat que vous retrouverez tout au long des articles qui suivent :
Faire un compromis, mais l’expliciter clairement. Le décideur ne peut pas se taire complètement et il se doit de chercher à partager publiquement son compromis, au moins avec certains de ses collègues quand ce n’est pas possible publiquement. Un compromis explicité préserve la fidélité à ses idées pour le futur.
Le rapport au temps. On considère en général que le combat non-violent nécessite du temps et de la patience pour atteindre le résultat. Le temps du décideur est aussi fondamental, mais va souvent nécessiter de jouer dans l’autre sens : le temps du décideur est compté et il n’a qu’un temps limité pour prendre le maximum de bonnes décisions.
Compromis, mais constructif. Le décideur est souvent face à un dilemme à court terme. Le compromis du décideur sera d’autant mieux perçu positivement qu’il est constructif à long terme. Nous retrouvons là une idée traditionnelle du gandhisme qui souligne la nécessité d’associer un « projet constructif » à toute action de résistance face à une injustice.
Maîtriser son désir de pouvoir ? Le pouvoir ne s’acquiert pas par hasard, il est souvent le résultat de luttes, de campagnes électorales, de compétitions dans l’entreprise, d’amitiés bien placées… Plus le décideur aura gagné son pouvoir de façon saine, plus il sera en mesure de l’exercer sans compromissions.
Et l’argent ? Ce point demeure encore un peu tabou ; s’il n’y a aucun doute sur l’attitude, irréprochable sur ce point, de chacun des auteurs de ce numéro, il faut bien reconnaître qu’ils sont très peu à se risquer à aborder cet aspect de leur position de décideur, position qui exige l’absolue nécessité de savoir résister aux tentations.
Il faut aussi savoir dire non ! Tout décideur a… un autre décideur au-dessus de lui et la décision qu’il s’apprête à prendre peut se trouver en opposition avec celle de son supérieur. Tout en gérant son compromis comme décideur, il entre alors en résistance avec le pouvoir au-dessus de lui.
Un compromis ne doit pas être une compromission tant celle-ci serait une perversion de la valeur de non-violence. Le compromis se doit d’être noble. Il résulte à la fois d’un débat à plusieurs partenaires ou adversaires, et d’un débat en âme et conscience chez chacun. Mais le compromis du décideur peut devenir un dilemme de plus en plus insupportable. Certains des auteurs du numéro sont, ou ont été, au bord de la rupture. Et nous ne devons pas oublier que, même responsable, la non-violence nous enseigne aussi qu’il est parfois nécessaire de poser des ruptures. Le temps de la rébellion peut arriver, il peut aussi être constructif et créateur. Elle est indispensable quand le compromis, devenu dilemme, n’est plus acceptable, car continuer remettrait en cause trop fondamentalement certains principes — les exemples seraient nombreux. L’attitude « responsable » du décideur n’est-elle pas alors de refuser le compromis et d’entrer dans une stratégie de rébellion ? La désobéissance civile permet alors une façon de refuser le compromis tout en conservant une attitude responsable. En ce sens, la désobéissance éthique, voire la désobéissance civile, peut être une alternative au compromis devenu dilemme insoluble.