Auteur

François Vaillant

Localisation

Afghanistan

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
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C’est la première fois qu’une publication est consacrée aux marches non-violentes. ANV a été incité à le faire au regard de l’impressionnante Marche des gueux, conduite par Rajagopal, qui, en Inde, en 2007, a rassemblé 20 000 paysans, et qui prépare maintenant avec le mouvement indien Ekta Parishad la gigantesque marche Jansatyagraha qui aura lieu en 2012, pour protester contre les droits bafoués des paysans indiens ; plus de 100 000 participants sont attendus !

Marcher collectivement plusieurs jours, pour revendiquer plus de justice, remonte probablement aux combats de Gandhi. Sa Marche du sel avait débouché sur la célèbre campagne de désobéissance civile contre l’occupant britannique. Ce n’est pas un hasard si ensuite la marche collective est devenue une pratique d’action non-violente souvent reprise par Martin Luther King. Ce chantre de la non-violence a sans cesse organisé des marches de protestation, depuis Birmingham en 1955 jusqu’à son combat conte la guerre au Vietnam. Ces marches-là ont le plus souvent été réprimées par la police américaine, provoquant des blessés et même des morts. Mais les Noirs avaient trouvé dans l’acte de marcher le principal moyen de se faire entendre, faisant ainsi pression sur les autorités, jusqu’à ce qu’elles cèdent.

Il est facile de signer une pétition, bien que souvent utile, mais il est plus difficile de s’engager corps et âme dans une marche de plusieurs jours. Marcher ainsi, c’est relever la tête, arpenter l’espace public. Marcher ainsi, c’est également arrêter le rythme habituel de ses journées pour se lancer dans l’inconnu, au gré des événements qui ne manqueront pas de ponctuer l’aventure. Marcher de la sorte n’est pas faire une randonnée dans une forêt ou partir en pèlerinage sur les chemins qui mènent à Compostelle, même s’il s’agit également là de grands et beaux moments. Les buts ne sont pas identiques.

Une marche non-violente diffère de la classique manifestation ou du rassemblement pour une cause, si juste soit-elle, parce que marcher plusieurs jours expose les participants à diverses intempéries et que cela met en scène autrement le rapport au temps et aux gens rencontrés. Les marcheurs savent qu’en progressant de ville en ville on va parler d’eux et de l’injustice qu’ils dénoncent. Il faut avoir éprouvé colère et rage pour partir ainsi à l’aventure. En prenant le temps de marcher, les marcheurs signifient aux autorités qu’ils n’ont plus, paradoxalement, le temps d’attendre ; il faut que leur dossier soit considéré de toute urgence. Aucun pouvoir politique n’aime les marches non-violentes, tant il mesure que ce sont les marcheurs qui gardent l’initiative pour réclamer leurs droits.

Il existe un parallèle entre la grève de la faim et la marche : dans les deux cas les acteurs prennent le temps d’exposer et de dramatiser une situation d’injustice. Il arrive que des marches non-violentes ne parviennent pas à établir le rapport de forces suffisant pour que le pouvoir accepte enfin de négocier. Comme lors d’une grève de la faim qui tourne court, l’échec d’une marche provient généralement d’un manque de préparation. Il ne suffit pas de décréter une marche de plusieurs jours pour qu’elle réussisse. Celle qui va avoir lieu en 2012 avec Rajogopal se prépare depuis plus de trois ans, jusque dans les fins fonds des villages indiens. Une marche, pour atteindre son objectif, ne doit pas seulement avoir une cause noble à défendre, encore convient-il qu’elle soit préparée mentalement, que l’intendance suive, que des personnalités y participent, ce qui a pour vertu d’attirer l’attention de la presse.

Marcher, c’est se mettre en mouvement, partir à la rencontre d’autres personnes. C’est aussi prendre appui sur la terre, se reposer sur elle à chaque pas et y puiser énergie et inspiration. Les paysages traversés mettent en demeure les marcheurs de continuer à avancer malgré la fatigue, le vent, la pluie et le soleil. Les marcheurs sont chez eux sur la route et le soir au bivouac ; les collines, les couleurs des champs et les arbres des forêts leur parlent et les soutiennent, les incitant à se dépouiller pour mieux penser à l’essentiel. Car on pense beaucoup en marchant ; peut-être parce que le cœur bat plus fort et que le sang circule plus vite qu’à l’état de repos. Rousseau, Thoreau, Lanza del Vasto disaient ne bien penser qu’en marchant.

L’histoire des luttes non-violentes est jalonnée de marches. En visitant plusieurs d’entre elles, nous espérons que les lecteurs de ce numéro d’ANV s’enthousiasment pour cette forme d’action. Il existe certainement plusieurs façons de soutenir celles à venir. Voici une petite histoire : lors de la marche avec Martin Luther King, de Selma à Montgomery, alors que des provocations racistes, émanant de Blancs, fusaient du bord de la route sans que la police n’intervienne, que les Noirs gardaient la tête haute malgré un moral en demi-teinte, une vieille dame très âgée sortit de sa masure de campagne en voyant passer les marcheurs. Elle se mit à vouloir embrasser chacun d’entre eux en les enlaçant joyeusement. Elle a détendu l’atmosphère générale. Lors de l’arrivée à Montgomery, trois jours plus tard, King raconta que le geste mémorable de cette vieille dame avait réussi à redonner force et sourire aux marcheurs qui riaient encore de ce trois fois rien qui avait changé leur journée. Si l’on ne peut pas participer à une marche non-violente, il y a toujours quelque chose à inventer pour la soutenir.


Article écrit par François Vaillant.

Article paru dans le numéro 156 d’Alternatives non-violentes.