Dans le beau film de Patric Jean, La domination masculine, une féministe québécoise explique qu’il est aujourd’hui nécessaire de lutter à la fois contre la réalité du sexisme dans nos vies, et contre l’illusion répandue que nous vivons dans une société qui en serait délivrée. « Quand annoncer sa grossesse à son employeur est source d’angoisse, quand le fait qu’un conjoint repasse ses chemises est vu comme un exploit, quand la tenue vestimentaire d’une femme violée est encore sujette à commentaires, on se dit que le féminisme a de beaux jours devant lui », estime pourtant Ouafia Kheniche dans la revue Causette.
Libérées de la domination masculine, nos sociétés ? À entendre certain-e-s, il s’agirait au mieux d’aller se pencher au chevet des pays encore « archaïques » dans lesquels subsistent l’excision, l’enfermement, la « minorité » juridique des femmes… en négligeant de travailler sur les formes de domination basées sur le « genre » dans nos propres sociétés. En effet, les femmes n’ont-elles pas fini par acquérir des droits civiques égaux à ceux des hommes ? Certain-e-s vont jusqu’à affirmer que le rapport de forces s’est inversé suite à l’avènement de la contraception féminine. La réalité est certes suffisamment complexe pour éviter tout discours binaire sur la domination exercée par les hommes sur les femmes. On sait par ailleurs depuis La Boëtie et sa « servitude volontaire » le rôle parfois complaisant que joue tout groupe dominé dans un processus de domination.
Il n’empêche que le constat est clair : au sein de nos sociétés occidentalisées subsiste une situation générale de domination aussi invisible qu’omniprésente pesant sur les femmes, ainsi que sur l’ensemble de celles et ceux qui s’écartent de la norme hétéro-sexuelle dominante — les deux étant très liés culturellement. Cette différence de traitement ne revêt certes plus les traits de la discrimination légale ou de la torture instituée. Mais elle transparaît largement dans les violences interpersonnelles à caractère genré (femmes battues en particulier), encore massives. Maryse Jaspard revient dans ce dossier sur la question de la violence faite aux femmes et sur les controverses suscitées en France par un rapport gouvernemental sur cette question. Cette différence de traitement hommes-femmes apparaît également dans l’implicite des relations et des rapports sociaux quotidiens, qui constituent notre norme culturelle. Elisabeth Weisman illustre cette dimension culturelle à travers l’exemple de la marchandisation du corps par la société de consommation, tandis qu’Anne Soupa revient sur les racines institutionnelles de la domination à travers le cas du statut des femmes dans l’Église catholique.
Face à ce constat aux multiples facettes, envisager le féminisme autrement qu’à travers les clichés les plus répandus s’impose, nous permettant d’y voir une action à la fois nécessaire, déterminée et bienveillante en faveur de plus d’égalité et de dignité. Le féminisme est-il une « révolution non-violente », comme le suggère Florence Montreynaud ? Ne faudrait-il pas d’ailleurs parler « des » féminismes, tant les points de vue sont variés — et parfois contradictoires ?
L’articulation entre non-violence et féminisme ne se fera pas dans ce dossier sous le signe de « l’éternel féminin » et de sa « douceur » innée. Mais d’un travail de déconstruction des représentations de la féminité et de la masculinité construites socialement et culturellement et souvent lourdes de conséquences.
Notre but n’est pas tant de trancher le débat entre les différentes options féministes que de discerner les passerelles et les coopérations possibles avec la dynamique de la non-violence. L’exigence de non-violence n’implique-t-elle pas celle de « non-sexisme », ce sexisme qui blesse et tue trop souvent ? Dé-construire la culture de la violence ne passe-t-il pas par la déconstruction des images et des rôles encore assignés aux femmes — et aux hommes — dans notre culture ?
Par ailleurs, comment les femmes organisent-elles leur action collective en faveur de plus d’égalité et de dignité ? Avec l’exemple des Chiennes de Garde, Florence Montreynaud apporte une illustration contemporaine à cette question, tandis que l’analyse par Luc Capdevila de quatre mouvements de résistance civile au féminin vient approfondir le lien entre résistance non-violente et situation des femmes. Irène Zeilinger, formatrice en autodéfense pour femmes, tentera quant à elle de nous initier aux moyens par lesquels celles-ci peuvent apprendre individuellement à se faire respecter et à déjouer les violences et les dominations du quotidien.
Au travers de ce parcours, nous espérons avancer dans la mise à jour des multiples dimensions de la domination masculine, et des moyens que des femmes – et quelques hommes – mettent en œuvre pour y répondre de manière souvent imaginative et autrement que par la mimétisme de la violence. Vers une non-violence plus consciente des rapports de force à l’œuvre dans les rapports de genre — et des rapports de genre à l’œuvre dans les rapports de force !