Auteur

François Vaillant

Localisation

Afghanistan

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
153.png

L’écrivain Léon Tolstoï (1828-1910) est mort un 7 novembre, après six jours de fièvre, dans une chambre de la petite gare d’Astopovo, alors qu’il fuyait en train son domicile vers une destination que lui-même ne connaissait pas[1]. Là, loin de Moscou, à Astopovo, bourgade recouverte par la neige d’hiver, il avait fallu le faire descendre du train où la fièvre et surtout la fatigue l’avaient rendu chancelant. Tolstoï souffrit alors de ce que l’on souffre en mourant.

En novembre 2010, le monde littéraire va fêter le centenaire de la mort de l’écrivain. Pourquoi ANV consacre-t-il ce numéro à Tolstoï alors que cette revue, en 1993, lui en avait déjà consacré un[2] ? Parce que l’équipe d’ANV a continué à se passionner pour cet écrivain, lui découvrant encore des aspects fort intéressants pour appréhender aujourd’hui la non-violence[3].

Bien peu de personnes savent que Gandhi (1869-1948) doit beaucoup à Tolstoï. Ils se sont écrit. Gandhi était encore un illustre inconnu ; il vivait en Afrique du Sud, il venait juste de commencer des actions de non-coopération et de désobéissance civile pour faire valoir les droits humains des Indiens vivant comme travailleurs immigrés dans un pays de la Couronne britannique. Cette correspondance, entre le jeune Indien et le vieil homme russe, dura onze mois. Elle s’acheva par une lettre de Tolstoï à Gandhi, datée du 7 septembre 1910, deux mois exactement avant la mort de l’écrivain à Astopovo. Dans cette lettre, le géant russe transmettait au jeune Gandhi le flambeau de la non-violence.

Tolstoï n’est pas seulement l’auteur de grands romans comme Guerre et Paix, Anna Karénine ou Résurrection, traduits et étudiés dans le monde entier. Il est aussi celui qui comprit que seule la non-violence peut s’opposer d’une manière acceptable à la violence de l’armée, de l’État et des Églises. Ce domaine de l’œuvre de Tolstoï est depuis longtemps occulté : ses écrits philosophiques et religieux rédigés lors des trente dernières de sa vie, là où il parle de ce que nous appelons non-violence, demeurent peu connus. Demandez à un libraire s’il peut vous procurer Le Royaume des cieux est en vous, Appels aux dirigeants ou Rayons de l’aube, je crains fort qu’il vous réponde que ces ouvrages n’existent plus dans le commerce depuis plus de soixante ans. En 1969, Henri Troyat a même réussi l’exploit de publier huit cent pages sur la vie et l’œuvre de Tolstoï où les trente dernières années de la vie de l’écrivain sont traitées par un haussement d’épaules. Avant Troyat, pour Tourguéniev, Tolstoï pataugeait dans des « marécages impénétrables ». Pour Sweig, « qui aime Tolstoï fera bien de fermer les yeux » sur ce qui n’est pas ses romans, car « il jette aux ordures les valeurs les plus sûres ». L’œuvre, toute l’œuvre de Tolstoï, a gêné beaucoup de monde, et ça continue ! Donnons-nous rendez-vous au centenaire de la mort de l’écrivain, tant il y a fort à parier que la grande majorité des publications et des manifestations refassent malheureusement le coup de Troyat.

Pourtant, en nous aventurant dans l’œuvre de Tolstoï, nous sommes saisis de vertige, découvrant et redécouvrant que cet homme, vivant à Iasnaïa Poliana, à 200 kilomètres de Moscou, fut en vérité le phare de toute une génération, celle qui cherchait une conscience morale digne de ce nom. Romain Rolland dans sa belle Vie de Tolstoï, publiée en 1911, raconte que les jours de 1886 où il apprit à connaître le vrai Tolstoï — le romancier et le philosophe — ne s’effaceront jamais de sa mémoire. « Les traductions de Tolstoï, raconte-t-il, paraissaient dans toutes les maisons d’édition à la fois, avec une hâte fiévreuse. […] En quelques mois, en quelques semaines, se découvrait à nos yeux l’œuvre de toute une grande vie, où se reflétait un peuple, un monde nouveau. Je venais d’entrer à l’École normale. Nous étions, mes camarades et moi, bien différents les uns des autres […], mais pendant quelques mois, l’amour de Tolstoï nous réunit tous. […] Autour de nous, dans nos familles, dans nos provinces, la grande voix venue des confins de l’Europe éveillait les mêmes sympathies. […] aucune voix pareille à la sienne n’avait encore retenti en Europe. »

Jean Jaurès, cet « inconnu célèbre » (voir ANV n° 140), fut également un grand admirateur de Tolstoï. Sa mort le bouleversa. Il décida alors de donner une conférence publique en janvier 1911 à Toulouse. Plus de 2 000 personnes s’y précipitèrent. Jaurès mourut assassiné en été 1914, la veille de la déclaration de la guerre 14-18. Le bruit des canons et les horreurs des champs de bataille eurent alors raison des paroles de paix de Jaurès. Mais, en fin de compte, aussi de celles du grand Tolstoï. C’est pourquoi ANV est si heureux de revenir à nouveaux frais sur l’œuvre de l’écrivain d’Iasnaïa Poliana, lui, le précurseur de la non-violence. Le mot non-violence a été forgé par Gandhi vers 1920. Tolstoï ne l’a donc jamais employé. Mais la notion y apparaît pleinement dans ce qu’il nommait « la non-résistance au mal par la violence ». Ce que le jeune Gandhi a immédiatement compris quand il se mit à lire lui aussi Tolstoï.

Plus tard, en 1928, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain russe, Gandhi lui rendit un vibrant hommage : « Il fut l’homme le plus véridique de son temps. Sa vie fut marquée par un effort constant et acharné pour chercher la vérité et la mettre en pratique une fois trouvée. […] Il est le plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu. Personne en Occident, avant lui ou depuis, n’a écrit ou parlé au sujet de la non-violence d’une manière si magistrale, et avec autant d’insistance, de pénétration, et de perspicacité[4]. » Ces paroles, dans la bouche de Gandhi, ont vraiment du poids !… Vive Tolstoï !

 

[1] Voir le livre d’Alberto Cavallari, La fuite de Tolstoï, Christian Bourgeois éditeur, 112 p., 2005.

[2] Ce numéro 89 est épuisé depuis 1994.

[3] Les photos relatives à Tolstoï, dans ce n° 153 d’ANV, ont toutes été prises par l’épouse de l’écrivain, Sophie. Elles sont extraites du livre d’art Léon Tolstoï. Photographies de Sophie Tolstoï, Marc Vokar éditeur. Le docteur Serge Tolstoï, petit-fils de l’écrivain, est l’auteur de l’introduction. Il autorisa ANV , quand nous l’avons rencontré à Paris en 1993, à en reproduire des photos.

[4] Gandhi, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1969, p. 292.


Article écrit par François Vaillant.

Article paru dans le numéro 153 d’Alternatives non-violentes.