Entretien avec André Comte-Sponville*
ANV : Nous ne sommes pas là pour vous faire dire qu’il ne faut jamais tuer, puisque vous estimez qu’il y a des cas limites où tuer le méchant est nécessai- re pour éviter qu’il continue à produire des crimes. Vous évoquez la non-violence au chapitre « La douceur » de votre passionnant Petit traité des grandes vertus 1.
André Comte-Sponville : Je connais mal la pensée et l’action de Gandhi, auquel vous vous référez souvent. Mais la non-violence me semble toujours hésiter entre l’évidence et le paradoxe. Il est évident que la non- violence, à efficacité égale, vaut mieux que la violence, que la douceur est une vertu, que la violence est un mal... Cela va de soi. Pas besoin d’en parler pendant des heures ! Mais il y a aussi le paradoxe : qui peut croire que la non- violence suffit toujours ? Contre les armées britanniques, soit. Mais contre les troupes d’Hitler ? Ne comptez pas sur moi pour donner tort aux résistants !
ANV : Que l’on ne compte pas sur nous non plus ! D’une certaine manière, vous estimez que si la non-violence est possible elle est alors préfé- rable. Vous écrivez dans votre livre que le choix de la non-violence « n’est pas de principe mais de circonstance 2 ».
André Comte-Sponville : Si elle est possible, et si elle est efficace ! Cela dépend en effet des circonstances. C’est pourquoi je préfère parler de douceur plu- tôt que de non-violence. La douceur, c’est vouloir utiliser le moins de violence possible, sans y renoncer toujours ni absolument. Il y a des degrés dans la violence ! Pour moi, la violence n’est jamais bonne, mais elle peut être parfois légitime. Si elle est pragmatiquement nécessaire (par exemple parce qu’elle est seule efficace, dans telle ou telle situation) et moralement acceptable, elle est alors légitime.
ANV : Qu’entendons-nous par violence ? Je propose comme essai de définition « est violente, toute pen- sée, toute action, toute institution qui porte atteinte à la vie ou à la dignité de l’homme ».
André Comte-Sponville : C’est une définition trop large ! Ce que vous définissez là, c’est le mal moral. Mais la violence est un mal bien particulier ! Ma définition est autre : la violence, pour moi, c’est un usage immodé- ré de la force. Je ne suis pas sûr que toute violence porte atteinte à la dignité de l’homme, mais il me paraît inexact, en tout cas, que toute atteinte à la dignité de l’homme soit une violence. Comparez par exemple le viol et la prostitution. Les deux, à mon sens, portent atteinte à la dignité de l’être humain. Mais le viol est violent ; la relation entre la prostituée et son client peut très bien ne pas l’être. Par ailleurs, rêver d’une société totalement pacifiée, sans plus aucune violence, revient pour moi à rêver d’une société qui ne serait plus humaine tant la vio- lence est l’une des caractéristiques de l’être humain.
ANV : Nous vivons dans une société où la violence est magnifiée...
André Comte-Sponville : Pas toujours, et plutôt de moins en moins. Prenons par exemple la chanson de Boris Vian, Le déserteur. Proposons-la de nos jours, avec en parallèle les vers de Charles Péguy : « Heureux ceux qui sont morts pour une juste cause, Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! » Je parie que de nos jours au moins 90 % des gens trouvent merveilleuse la chan- son de Vian et seulement 10 % les vers de Péguy. Nous aurions sans doute obtenu l’inverse, il y a quelques décennies. Nous vivons aujourd’hui dans une société où toute violence apparaît soit comme délinquante soit comme regrettable.
ANV : Votre définition de la violence, comme usage immodéré de la force, permet bien d’aborder la ques- tion du courage. Qu’est-ce qui est propre au courage ? Vous savez comme moi que Thomas d’Aquin dis- tingue deux formes de courage. La première s’inscrit dans la ligne de l’aggredi, c’est-à-dire de l’agression, de l’attaque, la seconde dans celle du sustinere qui consiste à endurer avec ténacité, intrépidité. Or Thomas d’Aquin estime que le plus beau courage est du côté de celui qui endure et non de celui qui attaque.
André Comte-Sponville : Oui, c’est exact et intéressant, mais pour moi il existe au moins trois formes de courage : d’abord la vertu qui affronte le danger et surmonte la peur, puis celle qui endure la souffrance, enfin celle qui surmonte la fatigue ou l’ennui. On peut faire preuve de courage face au danger (c’est alors le contraire de la lâcheté), mais aussi face à la souffrance (par exemple dans la maladie) ou dans son travail (c’est alors le contraire de la paresse). Je crois que l’on peut parler légitimement de courage dans ces trois cas.
ANV : En quoi faut-il alors du courage pour aller dans le sens de la non-violence ?
André Comte-Sponville : Pour être non-violent, il faut ne pas se laisser emporter par sa peur. La modération dans l’usage de la force nécessite toujours du courage. Mais je tiens à ajouter qu’il peut arriver que la violence nécessite également du courage. Si quelqu’un poignarde des gens à coups de couteau, il faut du cou- rage pour l’affronter au péril de sa propre vie ! Et je ne suis pas certain qu’on puisse toujours, alors, se passer de violence... En résumé, aucune action n’est possible sans courage, car il faut toujours, pour agir, surmonter la peur, la souffrance ou la fatigue, voire les trois à la fois ! Ajoutons qu’il est plus facile d’être courageux un instant qu’à longueur d’années...
ANV : Je trouve éclairant le côté ternaire que vous donnez au courage. Pouvez-vous cependant un peu plus expliciter le courage face à la fatigue ?
André Comte-Sponville : L’élève qui ne travaille pas, ses professeurs diront souvent qu’il manque de courage. Ils n’ont pas forcément tort. Il faut du courage pour s’atteler à une tâche, et plus encore pour s’y tenir longtemps et la terminer dans de bonnes conditions. Il serait plus facile de regarder la télévision ou de compter sur la chance... Ce courage-là, le courage de l’élève travailleur, c’est le contraire de la paresse, de la veulerie, de l’inconstance... Il n’y a pas que le danger qui requiert du courage. L’effort répété en demande aussi beaucoup ! Voyez l’héroïsme quotidien des mères de famille...
ANV : Ceci nous intéresse beaucoup car c’est aussi bien ce courage-là qu’il faut aussi aux militants de la non-violence pour durer dans le temps, par exemple lors d’une campagne d’actions où la fatigue et la las- situde les guettent souvent.
André Comte-Sponville : Le mot « découragement » est très révélateur. Il signifie que l’on a cédé à la fatigue, à l’usure du temps... Voilà : le courage contre la fatigue ou la lassitude, c’est le contraire du découragement !
ANV : Quelle espèce de courage voyez-vous dans la mise en place d’une régulation non-violente d’un conflit ?
André Comte-Sponville : Le courage, vertu cardinale, ne vaut qu’à la condition de fonctionner avec les trois autres vertus cardinales que sont la prudence, la justice et la tempérance. Une action courageuse peut être mauvaise (un SS ou un assassin peuvent être coura- geux : cela ne les innocente en rien). Le courage ne suffit pas à ordonner l’action, mais il est indispensable à toute action morale. Autant la peur peut pousser à un usage immodéré de la force, autant le courage ne justifie l’action que s’il « tourne » (« cardinale » vient du latin cardo, le gond) avec les trois autres vertus cardinales. Il en résulte que la non-violence peut exiger davantage de courage que la violence, laquelle est souvent l’expression de la lâcheté, de la peur, dans le cas des guerres comme dans les faits divers de la vie.
Et puis, il faut du courage pour reconnaître les conflits et chercher à les résoudre. On confond trop souvent les non-violents avec les « béni-oui-oui ». Une amie psychiatre, férue de spiritualité, me disait récemment combien, dans le milieu « spi » — à ne pas confondre avec le milieu « psy » ! —, beaucoup de gens confondent la sérénité, la paix intérieure, la douceur, avec le refoulement de l’agressivité. D’autres confondent la non-violence avec la dénégation du conflit. La vraie non-violence suppose au contraire la reconnaissance du conflit comme conflit.
ANV : Nous sommes bien d’accord avec vous ! À force de confondre conflit, violence et non-violence, la majorité des « spi » tombent les bras ouverts dans ceux qui prônent inlassablement la violence comme moindre mal. Quand on ne s’est pas formé à considérer les moyens qu’offre la non-violence, et qu’on doit réagir sous le coup de l’événement, comme, par exemple, pour la guerre en Irak, en 1991 puis en 2003, on embrasse à coup sûr la solution violente au nom du moindre mal !
André Comte-Sponville : Il en va de même de la démocratie. La démocratie n’est pas l’absence de conflit mais la gestion non-violente des conflits et des rapports de forces. Admettre le conflit est nécessaire car cela signifie que l’on n’a pas toujours raison sur tout. Or, pour arriver à ce constat sur soi-même, il faut de la lucidité mais aussi du courage. C’est toujours plus facile, dans un conflit, d’affirmer que c’est l’autre qui est fautif !
Il faut donc du courage pour accepter la réalité d’un conflit, mais il en faut également pour admettre que le conflit n’est pas toujours la simple opposition entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux. Un conflit, la plupart du temps, manifeste une opposition entre deux intérêts différents, qui peuvent fort bien être légitimes l’un et l’autre. Il faut avoir de l’humilité pour accepter que l’autre puisse avoir également ses raisons et défendre ses droits.
ANV : Cela me fait dire que la violence est plus simple que la non-violence, car celle-ci éclaire en fin de compte la complexité du vrai problème à résoudre.
André Comte-Sponville : La gestion non-violente des conflits nécessite du courage, de l’humilité, de la lucidité, mais aussi de l’intelligence dans le choix des moyens, ce qu’Aristote a fort bien expliqué en traitant de la phronèsis. Aucune de ces vertus n’est de trop, au contraire, elles s’appellent l’une l’autre. En d’autres termes, si l’on fait une action en faveur de la justice mais que les moyens déployés sont inadaptés, il peut y avoir des résultats déplorables. La vertu de justice permet de définir la valeur morale d’une action, mais ne garantit pas son efficacité, sa pertinence.
ANV : Paul Ricœur a rangé la non-violence dans l’éthique de conviction, sans voir suffisamment, selon nous, que la non-violence exprime également l’éthique de responsabilité.
André Comte-Sponville : Ricœur a raison si l’on entend par non-violence la volonté de ne jamais exercer de violence. C’est une question de définition. Presque tout le monde considère la non-violence comme interdisant toujours la violence : auquel cas, c’est bien une éthique de conviction, dont l’efficacité est douteuse. Si l’on veut mettre la non-violence à la fois du côté de l’éthique de conviction et de celui de l’éthique de res- ponsabilité, il faut absolument que les partisans de la non-violence renoncent au « jamais », et qu’ils recon- naissent qu’il peut être parfois légitime, dans des cas extrêmes, de recourir à la violence pour éviter une situa- tion encore plus dramatique.
ANV : C’est bien pourquoi il convient de toujours distinguer le pacifisme de la non-violence, car c’est bien le pacifisme qui dit « jamais » de violence, à la différence de la non-violence qui, elle, va chercher autant que faire se peut, à résoudre le conflit par d’autres moyens que ceux de la violence. En cela, nous rejoignons bien le propos de la philosophe Simone Veil : « S’efforcer de devenir tel que l’on puisse être non-violent. » C’est une dynamique qui ne commence pas par un « jamais » de violence.
André Comte-Sponville : Oui : il s’agit d'être pacifique plutôt que pacifiste ! J’en suis d’accord. Mais alors, fuyant le paradoxe de l’éthique de conviction (jamais de violence, en aucun cas), vous risquez de tomber dans ce que j’appelais, au début de notre entretien, l’évidence. S’il ne s’agit que de dire qu’il faut être le moins violent possible, tout le monde sera d’accord avec vous, moi le premier ; c’est ce que j’appelle la douceur ; mais est-ce encore de la non-violence ?
Entretien réalisé par Jean-Marie Muller et Bernard Quelquejeu
Retranscription : François Vaillant, Philosophe.
*Ancien élève de l’École supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, maître de conférences à la Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, notamment de :Une éducation philosophique, Paris, Puf, 1989 ; Petit traité des grandes vertus, Paris, Puf, 1995 ; Le capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel, 2004 ; L’esprit de l’athéisme, Paris,Albin Michel, 2006.
1) Petit Traité des grandes vertus, Paris, Puf, 1995 (régulièrement réédité).
2) Voir p. 252.
Tout courage est singulier
« Toute raison est universelle ; tout courage, singulier. Toute raison est anonyme ; tout courage, personnel. C’est d’ailleurs pourquoi il faut du courage pour penser, parfois, comme il en faut pour souffrir ou lutter ; parce que personne ne peut penser à notre place — ni souffrir à notre place, ni lutter à notre place —, et parce que la raison n’y suffit pas, parce que la vérité n’y suffit pas, parce qu’il faut encore surmonter en soi tout ce qui tremble ou résiste, tout ce qui préférerait une illusion rassurante ou un mensonge confortable. De là ce qu’on appelle le courage intellectuel, qui est le refus, dans la pensée, de céder à la peur : le refus de se soumettre à autre chose qu’à la vérité, que rien n’effraie et fût-elle effrayante. »
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, Puf, 1995, p.,69