La violence qui a embrasé les banlieues en novembre 2005, et qui continue diversement depuis, n’est pas un moyen d’action, mais un moyen d’expression. La violence apparaît comme le dernier moyen d’expression à ceux auxquels la société a refusé tous les autres moyens de s’exprimer.
Jean-Marie MULLER, Auteur notamment du Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Le Relié Poche, 2005 (12 euros) ;
Le principe de non-violence. Parcours philosophique (1995), réédité chez Marabout en 1999.
La violence est le dernier recours de ceux qui sont exclus de toute participation à la vie de la société. La violence exprime alors une quête de reconnaissance, une volonté de vivre : « Je suis violent, donc je suis. » Cette violence apporte un peu de brillance dans la grisaille de l’existence. Elle vient rompre la monotonie du temps qui s’étire dans l’inoccupation et l’inanité des jours. En même temps, la violence est un masque qui cache des êtres en errance, en souffrance et en désespérance.
Il faut écouter et comprendre cette violence comme une provocation, c’est-à-dire, selon la signification étymologique de ce mot, comme un appel. La violence s’enracine dans une angoisse et veut être un appel au secours. La violence voudrait être une parole ; elle est, du moins, un cri. Il s’agit donc d’entendre cette violence, alors qu’il est vain de la condamner avec un surcroît d’in- dignation. En définitive, cette violence est l’expression d’un désir de communication, un besoin de dialogue. Il appartient à la société d’entendre cet appel.
La délinquance cause la rupture du lien social, mais elle en est d’abord la conséquence. À partir du moment où un individu, surtout un jeune, ne trouve pas dans la société un enracinement qui structure sa personnalité et donne un sens à son existence, il se trouve dans une situation de rupture. S’il est en échec scolaire, il va se retrouver sans travail et sera privé d’une véritable citoyenneté. Le plus souvent, la discrimination ethnique vient renforcer l’exclusion. C’est un engrenage. L’incivilité est précisément la conséquence d’une privation de citoyenneté.
La violence permet d’autant mieux de se faire reconnaître qu’elle est interdite par la société. Elle symbolise la transgression d’un ordre social qui ne mérite pas d’être respecté. Ce que les acteurs de la violence recherchent, c’est précisément cette transgression. Ils estiment qu’ils n’ont aucune raison de respecter les lois d’une société qui ne respecte pas leurs droits. À ceux que la loi exclut de toute reconnaissance, la violation de la loi apparaît comme le meilleur moyen de se faire reconnaître. En outre, la violence de transgression, en détruisant les symboles d’une société inéquitable, en jetant à terre les attributs d’un ordre injuste, procure un malin plaisir, une réelle jouissance. De ce fait, la violence exerce une fascination sur ceux qui ressentent la frustration et l’humiliation d’être des exclus.
La violence est pour eux une tentative désespé- rée de se réapproprier le pouvoir sur leur propre vie dont ils ont été dépossédés. N’est-ce pas là une manière dégénérée, dévoyée, gauchie d’accès à une forme de trans- cendance ? Toute tentative de « moralisation » est vouée à l’échec. Pire encore, toute stigmatisation ne peut qu’aggraver la situation et rendre impossible l’apaisement. Davantage qu’une erreur, elle constitue une faute politique. La répression policière est une fuite en avant qui élargit la fracture sociale et éloigne le retour à la paix. La « tolérance zéro » doit d’abord concerner les incivilités policières dont les jeunes des banlieues sont trop souvent victimes. Force est de reconnaître que, malgré la rhétorique officielle, notre démocratie a mal à sa police. Il faut certes « rétablir l’ordre », mais cela doit signifier qu’il faut d’abord « rétablir la justice » dans ces quartiers déshérités.
S’efforcer de comprendre la violence ne signifie pas « laisser dire et laisser faire ». Au contraire, comprendre la violence, c’est aussi l’interdire. Mais ce n’est que si la société est elle-même capable de donner un signal fort de non-violence qu’il lui sera possible de signifier l’interdit de la violence. Cette violence manifeste que ceux qui s’y abandonnent ne rencontrent pas de limites ; dans le même temps, ils demandent qu’on leur impose des limites. Celles-ci leur serviront de repères qui leur procureront la sécurité dont ils ont un besoin vital et leur permettront de structurer leur personnalité. Il faut donc répondre à la violence en tentant de rétablir la communication. Le pire est de répondre à cette violence par la violence. C’est un formidable aveu d’impuissance de la part de la société. Il faut donc répondre à cette violence en mettant en œuvre une stratégie non-violente qui vise à créer des espaces intermédiaires où des médiateurs pourront rétablir la communication entre les exclus et la société. Il sera alors possible de faire prévaloir le respect de la loi.
Si la violence est l’expression d’une parole qui n’a pu être dite, lorsque le délinquant pourra dire sa violence, il sera déjà en mesure de la maîtriser et de la convertir. La parole libère de la violence. La médiation doit viser à permettre aux exclus et aux délin- quants de se réappro- prier leur vie par la parole. La parole a une vertu efficiente. Mettre en paroles — « paroliser » — ses souffrances, ses peurs, ses frustrations, ses désirs, c’est prendre une distance qui permet d’apprivoiser la réalité par la réflexion.
Le véritable défi lancé par ces violences à la société est de déconstruire la culture de violence qui domine notre civilisation. Il appartient à tous les citoyens de s’investir dans la promotion d’une culture de la non-violence qui permette d’inventer des comportements et des méthodes qui permettent une résolution humaine des inévitables conflits humains qui constituent la trame de notre vie collective.