Qui n’a pas croisé une plaque de rue, d’avenue ou de boulevard portant l’inscription Jean Jaurès (1859-1914) ? Mais combien de Français peuvent-ils aligner trois phrases qui résumeraient la vie et l’œuvre de cet humaniste, républicain et socialiste ? Jaurès est un méconnu célèbre !
On ne peut pas dire que Jaurès ait été explicitement un partisan de la non-violence. D’ailleurs, le terme « non-violence » n’a commencé à être prononcé par Gandhi que six ans après la mort de Jaurès, en 1920.
Alors, pourquoi un numéro d’ANV sur cet homme politique ? Tout simplement parce que découvrir ou approfondir la vie et l’action politique du député du Tarn est une formidable occasion d’aller se rafraîchir à une source singulière d’où jaillissent inlassablement les termes de justice, vérité, paix, humanité… De plus, Jaurès a toujours nettement refusé de concevoir la violence comme moyen de lutte, même pour une noble cause, à la différence de certains marxistes et autres révolutionnaires avec lesquels il accepta néanmoins toujours le débat.
Découvrir ou approfondir la vie et la pensée de Jaurès, c’est accepter de se plonger dans un monde lointain du nôtre. L’époque du « grand Jaurès », comme aimaient à l’appeler à Carmaux les mineurs de charbon, est celle où se déploie l’ère industrielle avec son cortège de violences implacables : la délocalisation des paysans vers des cités ouvrières obscures et infâmes, le travail des enfants, la lutte pour le droit de se syndiquer et de travailler seulement 10 heures par jour. C’est aussi le combat pour survivre malgré la misère rampante, l’absence de soins et de retraite. Réclamer des droits humains dans la rue consistait aussi parfois à ramasser ensuite des cadavres sur la chaussée, suite à la répression conduite par des militaires à cheval, sabre au clair.
Jaurès n’a jamais cru « au grand soir » de Rosa Luxembourg et autres socialistes révolutionnaires, pas plus à l’action violente qui ne ferait — selon lui — que préparer une nouvelle forme de domination. Jaurès a toujours cru au pouvoir de s’organiser, pour exiger et obtenir de justes, nécessaires et possibles réformes. L’acte révolutionnaire est toujours pour lui dans le monde réel.
Mais qui est Jean Jaurès ? Issu d’une famille de bourgeois et de paysans du Tarn, le jeune Jean se révèle brillant élève. Il est repéré par un sous-préfet en visite dans le collège où Jean est scolarisé. Ce jeune élève de treize ans a été choisi pour souhaiter la bienvenue à l’hôte de passage. On vit alors sortir du rang « un garçon blond roux, dépenaillé, avec l’allure timide et gauche d’un témoin demeuré seul devant la foule. Ses souliers à clous sont lacés avec de la ficelle[1] ». L’hommage est d’une si belle éloquence que le sous-préfet retient le nom de l’élève. C’est pourquoi un inspecteur général de l’Université vient par la suite écouter au collège l’élève Jean Jaurès, lequel lui confie son rêve d’entrer aux PTT. L’inspecteur lui conseille aimablement de viser plus haut et de songer à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Ce même inspecteur file ensuite rencontrer les parents de l’élève et leur promet une bourse. Et voici peu après que le jeune provincial monte à Paris. Ce sera notamment le lycée Louis-le-Grand puis le fait d’entrer premier à l’École Normale, dont il sortira agrégé de philosophie et bon républicain.
Jean Jaurès fait partie de ces génies inclassables. Professeur de philosophie à la Faculté de Toulouse, auteur d’innombrables articles d’actualité dans la presse, élu député socialiste de Carmaux (ce sont les mineurs qui sont venus le chercher pour représenter leur combat aux législatives de 1893), homme de terrain et auteur de multiples conférences, orateur au Palais-Bourbon comme nul autre pareil, docteur en philosophie[2], fondateur du journal L’Humanité comme Gandhi le fut plus tard de Young India, car tous deux ont eu une forte propension à comprendre l’impact du journalisme indépendant de tout pouvoir.
Jaurès fut tout le temps un homme de paix, se battant pour elle. Alors que la presse et la droite lui clament dans les oreilles l’adage romain Si tu veux la paix, prépare la guerre, il n’hésite pas, lors d’une conférence sur Tolstoï, à expliquer qu’il voulait comme l’écrivain russe que les hommes « imposent la paix par les moyens de la paix[3] ». Car, pour Jaurès, les moyens doivent être en accord avec la fin visée, affirmant lors d’une autre conférence : « Nous voulons la révolution, mais nous ne voulons pas la haine éternelle[4]. »
Au fil des années, Jaurès était de plus en plus convaincu que seule l’Internationale socialiste bien organisée serait capable de résister d’une part à la mainmise du capital sur l’économie mondiale et d’autre part aux dangers que cette compétition faisait courir à la paix, avant le déclenchement de ce qu’il a été convenu d’appeler plus tard la boucherie de la Première Guerre mondiale.
Jaurès est mort assassiné. Comme Gandhi et King. Eux trois ont en commun d’avoir été tout d’abord la cible verbale de leurs adversaires respectifs, avant que le coup de feu n’éclate. Homme politique voulant la paix, lui qui ne fut jamais ministre, Jaurès tente avec l’Internationale d’empêcher la guerre qui s’annonce. Il est alors calomnié, traîné dans la boue, par Charles Maurras mais aussi par Charles Péguy et tant d’autres écrivains. Certains de ses adversaires l’appellent même « Herr Jaurès ». Les appels au meurtre fusent, mais le député du Tarn continue à vivre normalement, la tête haute, comme l’ont fait plus tard Gandhi et King dans des circonstances différentes. Puis deux coups de feu claquent le soir d’un certain 31 juillet 1914, au Café du Croissant, rue Montmartre, à Paris. Une balle se loge dans la nuque de Jaurès, l’autre frappe une boiserie. « Ils ont tué Jaurès ! » s’écrie une femme. Oui, « pourquoi ont-ils tué Jaurès ? », comme le chante si bien Jacques Brel.
L’assassin, un nationaliste d’extrême droite, est acquitté en 1920 lors d’un procès inique, où l’épouse Louise Jaurès eut même à payer les frais du procès. C’était sans compter sur la mémoire du peuple français, car les cendres du grand Jaurès entrèrent au Panthéon en 1924.
Découvrir ou approfondir la vie et l’action politique de Jean Jaurès, c’est entrer en résistance contre l’oubli de celui qui a façonné le socialisme à visage humain.
[1] Cité par Jean Rabaut, dans Jean Jaurès, Paris, Perrin, 1981, p. 12.
[2] Jean Jaurès est reçu docteur en philosophie, en 1892 à la Sorbonne, avec sa thèse principale De la réalité du monde sensible et sa thèse secondaire en latin Des origines du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel.
[3] Extrait de Jean Jaurès. Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Paris, Omnibus, 2006, pp. 830-831. Ce propos fut tenu par Jean Jaurès, lors d’une conférence qu’il donna à Toulouse le 10 février 1911, laquelle était intitulée Le grand Tolstoï.
[4] Propos de Jean Jaurès lors de sa conférence sur « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste » donnée à Paris le 10 février 1900.