Peut-on maîtriser, ou gérer, la violence potentielle de la sexualité ? Les religions proposent soit de la sacraliser, soit de la spiritualiser. Quels chemins le christianisme propose-t-il ? Quel rôle y jouent la reconnaissance de l’indépassable différence des sexes, l’interdiction de toute image de Dieu, le sens de l’amour révélé en Jésus-Christ ?
Éric FUCHS, Pasteur, professeur honoraire de la Faculté de théologie protestante, Université de Genève.
Auteur, notamment de : Au nom de l’autre (Essai sur les droits de l’Homme), avec P.-A. Strucki, Genève, Labor et Fides, 1985 ; La Morale selon Calvin, Paris, Cerf, 1986 ; L’éthique protestante, avec P. Reymonds, Genève, Labor et Fides, 1991 (2e éd.) ; Le droit de résister, avec C. Grappe, Genève, Labor et Fides, 1990 ; La morale selon Jean Paul II, Genève, Labor et Fides, 1994 ; Le désir et la tendresse, Paris-Genève, Albin Michel, Labor et Fides, 1999 (6e éd. revue et augmentée) ; L’exigence et le don, Genève, Labor et Fides, 2000 ; L’éthique chrétienne. Du Nouveau Testament aux défis contemporains, Genève, Labor et Fides, 2003.
La sexualité est violente. C’est pourquoi la religion s’efforce de lui proposer des buts et des moyens qui permettent aux humains une gestion non-violente — ou la moins violente possible — de sa pratique.
La sexualité comme expérience religieuse
L’autre, dont la sexualité a besoin pour réaliser son objectif, est par nature considéré comme destiné à satisfaire le désir qui le prend pour cible, qu’il soit consentant ou non. Telle est la nature du désir sexuel prêt à la violence pour s’accomplir. Ce n’est certes pas par hasard que violence et viol ont la même racine. Aux fondements de toutes les morales, il y a la volonté de ne pas laisser cette violence primitive, première, détruire les liens sociaux.
La religion est appelée à aider à cette mise à l’écart de la violence sexuelle. Elle peut le faire de deux façons. Soit elle sacralise la sexualité, soit elle la spiritualise. Sacraliser la sexualité, c’est en faire le moyen d’une participation au divin par l’excès qu’elle permet. Ainsi la relation sexuelle avec des prostituées sacrées, attachées au service de temples moyen-orientaux, en même temps qu’elle ordonne la sexualité à un jeu social permet une expérience religieuse : la force du plaisir évoque celle qu’un dieu possède et donne à ses fidèles.
Il semble bien qu’une des premières interprétations religieuses de la sexualité soit celle des cultes phalliques. Par eux l’homme participe à l’énergie vitale qui le traverse. Sacraliser, c’est donc encore socialiser, se protéger des errements destructeurs de l’ordre social que la sexualité peut si aisément provoquer.
Certains mythes disent cette angoisse devant le risque d’une sexualité laissée à sa violence, ainsi Les Bacchantes : la colère de Dionysos se déchaîne contre Thèbes par l’entremise des femmes qui prennent la place des hommes, renversent toutes les différences sexuelles fondatrices de l’ordre social et se tournent vers les activités les plus violentes des hommes, la chasse et la guerre. Si la normalité sociale qui assure à chaque sexe sa place et son rôle disparaît, c’est la violence qui triomphe. Puissance dangereuse de la sexualité mais puissance fascinante, elle est « le seul mystère vrai » (L. de Heusch) qu’il faut protéger et dont il faut se protéger. C’est pourquoi la religion propose souvent une autre stratégie pour se protéger de la violence potentielle du désir sexuel : la spiritualisation de celui-ci. C’est le chemin très tôt suivi par le christianisme. Le désir sexuel est décrit comme dangereux, voire mauvais, entaché du péché parce qu’il détourne du seul objet que nous devrions désirer : Dieu. Toute la tradition patristique ne cesse d’exalter la virginité et de rabaisser le mariage dont la seule valeur est d’assurer la procréation 1. L’ascèse et la discipline aideront le désir à ne pas se tromper d’objet. C’est dire que la violence se retourne contre le sujet !
Toutes ces stratégies impliquent d’une manière ou d’une autre le sentiment religieux. C’est-à-dire la conscience d’une mémoire à conserver et d’un lien qui relie les individus les uns aux autres ; ces deux réalités constituent le noyau de toute religion et comme tels don- nent sens à la sexualité. Expliquons-nous.
Du côté de la Bible
Toute religion comporte un moment fondateur dont il s'agit de faire mémoire. le constant rappel de ce moment — peu importe qu’il soit mythique ou historique — et son interprétation sans cesse réactualisée assurent aux membres d’un groupe religieux leur identité. Et leur lien mutuel. Or ce moment fondateur implique la sexualité. Ainsi lorsque Dieu fait alliance avec Abram et lui annonce qu’il sera le père d’une multitude, il scelle cette alliance en donnant à Abram un nouveau nom, Abraham, et en lui ordonnant de circoncire tous les mâles à l’âge de huit jours (Genèse 17,2-12). La circoncision est le signe de l’intégration au peuple de l’alliance. Selon l’étrange récit d’Exode 4,24-26, ceci semble être la trace d’une interprétation sacrificielle de la circoncision : le fils de Moïse, voire Moïse lui-même, incirconcis ne peut se protéger de l’attaque mortelle de Dieu. La circoncision devient alors le symbole du don de soi à Dieu ; le prépuce sacrifié, c’est la protection de la virilité du garçon qui est remise à la garde de Dieu.
Selon Éliane Amado Lévy-Valensi, la circoncision est « une émergence de la virilité hors de l’animalité en même temps que sa différenciation par rapport à la féminité 2 ». Tout juif reçoit son identité de ce marqueur sexuel. Pour participer aux bienfaits de l’alliance avec Dieu, l’enfant mâle doit être marqué sur son sexe par cette perte d’une partie de soi. Tout se passe comme si quelque chose de la sexualité devait disparaître, que devait être sacrifiée une partie de ce qui est précisément le signe même de la particularité sexuelle.
La circoncision est l’inscription sur le corps de l’intention créatrice de Dieu, qui crée l’être humain d’em- blée homme et femme. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa (Genèse 1,27). Il s’agit de marquer à la fois la différence des sexes et que cette différence a pour finalité l’unité du couple. Plus encore, cette différence et cette similitude entre l’homme et la femme deviennent le marqueur de ce qui constitue toute relation possible : la différence ne doit pas être le prétexte à l’orgueil ou à l’affirmation d’une supériorité qui autorisera la violence ou le mépris, elle peut et doit être reconnue comme l’occasion d’une création commune et d’un amour.
Mais, comme le dit aussi la suite du texte de la Genèse, la sexualité donnée pour la joie des humains peut devenir aussi l’occasion d’une affirmation de la volonté de pouvoir de l’un sur l’autre : (...) tes désirs te porteront vers ton homme et il dominera sur toi (Genèse 3,16). Comme le dire avec finesse le vieux texte de la Genèse, la nudité, qui devait être un appel à la reconnaissance amoureuse de l’homme et de la femme appelés ensemble à poursuivre la bonne œuvre créatrice de Dieu, doit être cachée, comme le signe même d’une différence dont on craint désormais le désordre et la violence qu’elle peut susciter (2,25 et 3,7).
L’enjeu éthique de la sexualité est ainsi défini. D’abord, il s’agit de ne pas nier la différence comme structurant toute relation possible. Ne pas essayer de la réduire à un simple indic social sans portée ontologique. Être homme ou femme n’est pas égal, et le prétendre au nom d’une idéologie faussement égalitaire ne peut conduire les uns et les autres qu’au malheur. L’égalitarisme juridique et politique pleinement justifié ne doit pas signifier ou justifier la méconnaissance de valeur structurante de la différence. Valeur éthique aussi : la différence reconnue, c’est l’obligation d’apprendre à quelles exigences de respect elle conduit.
Le refus de chercher à réduire l’altérité pour ramener l’autre à soi, le refus de lui imposer ses valeurs, bref l’accepter tel qu’il est, est la première des conséquences éthiques de l’acceptation de la différence. Or, il est assez clair que la violence naît souvent de la négation de cette différence et de la volonté d’imposer la similitu- de. Certes, les différences peuvent être multiples, poli- tiques, culturelles, sociales, etc. La manière dont nous les acceptons et les gérons, est immédiatement en rapport avec la conscience que nous avons de l’importance de la différence sexuelle. C’est pourquoi, pour le dire en passant, l’homosexualité apparaîtra toujours dans le christianisme comme un manque à reconnaître et à vivre ce qui constitue l’être humain dans sa vérité originaire.
S’il s’agit de ne pas nier la différence, il s’agit également de ne pas en majorer la signification au point d’oublier qu’elle n’a de sens qu’à permettre la recherche commune de l’unité. L’unité n’est pas l’uniformité, elle est à créer sans cesse à partir des différences appréciées comme autant d’appel à la rencontre, au dialogue, à la création commune. Rien n’est plus contraire à la vision biblique de humanité que sa séparation sociale, culturelle et religieuse, en deux groupes clos sur eux-mêmes, avec des tâches spécifiques sans possibilité de passage de l’un à l’autre. Que ce soit au profit des hommes, ce qui est historiquement très souvent le cas, ou des femmes, ce qui semble être le rêve de certains mouvements de lesbiennes, cette forme d’apartheid sexuel constitue un appauvrissement dramatique de l’existence personnelle et sociale, nos sociétés en ont fait et en font encore (pensons à l’Islam) la triste expérience.
Si l’on veut promouvoir la non-violence dans les relations sexuelles, il importe de travailler, par l’éducation, dans la famille en particulier, mais aussi dans les expressions culturelles, mass-médias surtout, pour faire comprendre la valeur de ce couple différence-similitude signifié par la sexualité. Les religions polythéistes ont imaginé leurs dieux comme des répliques, en plus parfait, des êtres humains. Il y a des dieux masculins et féminins. La sexualité ainsi projetée dans le monde divin se trouvait sacralisée dans ses formes sociales. Jeu de miroir où la société humaine se retrouvait dans la société des dieux, laquelle du coup légitimait en le sacralisant l’ordre social. La diffé- rence sexuelle était immuable, figée dans les formes imposées par la tradition religieuse.
Or la tradition religieuse judéo-chrétienne s’est toujours refusée à se représenter Dieu sous une forme humaine : la Loi donnée par Dieu à
Moïse au Sinaï interdit expressément toute fabrication d’idoles, Tu ne te feras pas de dieux en forme de statue (Exode 34,17). Dieu est au-delà de toute représentation, de toute imagination. Prenez bien garde à vous-mêmes : vous n’avez vu aucune forme le jour où le Seigneur vous a parlé à l’Horeb, du milieu du feu. N’allez pas vous corrompre en vous fabriquant une idole, une forme quelconque de divi- nité (Deutéronome 4,15s.).Cet interdit de l’image est la conséquence du refus de penser la différence entre l’homme et Dieu en termes sexuels. Dès lors la violence qui peut naître de la différence sexuelle ne peut être sacralisée, puisqu’elle n’est pas en Dieu.
« Aimer Dieu, c’est récuser toute violence »
Cette intuition magnifique débouche sur le combat incessant de la tradition juive contre toutes les formes de l’idolâtrie, et du côté chrétien par l’affirmation que Dieu est amour et qu’il n’y a aucune violence en Lui. En son Fils, Dieu s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes [...] il s’est abaissé devenant obéissant jusqu’à la mort (Philippiens 2,7s.).
Et Jésus, au moment de son arrestation, dit à son disciple qui voulait le défendre par les armes : Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père qui mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges ? (Matthieu 26,53). Dieu est amour, qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui (1 Jean 4,16). L’amour de Dieu n’est pas l’expression d’un désir sexuel. Disons plutôt qu’il est l’expression d’un désir d’unité, d’une rencontre sans violence. Dans la personne du Christ se manifeste un amour sans violence, mais non sans désir. C’est la figure d’un amour qui réalise un désir sans user de violence, le désir de Dieu d’ouvrir à l’homme, pour la réconciliation qu’il lui offre, la plénitude d’une relation d’amour avec Lui. On trouve ici la figure d’une religion qui ne nie pas la sexualité mais en sublime la violence en désir amoureux. Le désir de l’autre est le désir d’un accomplissement dont l’autre est la condition, pour autant qu’il ne soit pas objectivé par le désir.
Voilà bien l’ambiguïté du désir que seul l’autre peut lever. Mais le désir qui habite l’autre est aussi ambigu, c’est bien pourquoi toute relation est toujours un mélange d’espoir et de crainte. Si le Dieu de la religion, d’une manière ou d’une autre suscite la peur, son désir sera lui aussi objet de crainte. Le Credo chrétien n’échap- pe pas à cette ambiguïté : Il viendra pour juger les vivants et les morts. Le Dieu-juge au regard de qui nul n’échappe, voilà qui exprime la crainte, et par là empêche l’amour réciproque de produire ses effets. Or, de crainte, il n’y a en a pas dans l’amour, l’amour parfait bannit la crainte (1 Jean 4,18). L’amour de Dieu manifesté en Jésus- Christ bannit toute crainte de Dieu, seul son amour vient à nous. Dès lors nous savons que le désir de Dieu pour nous n’est pas ambigu, il est don sans retour et sans condition, ce qui fonde la foi en sa promesse et la confiance que nous pouvons manifester les uns envers les autres. Notre parole pour vous n’est pas “oui” et “non”. Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus que nous avons proclamé chez vous [...], n ‘a pas été “oui” et “non”, mais il n’a jamais été que “oui” ! Et toutes les promesses de Dieu ont trouvé leur “oui” dans sa personne (2 Corinthiens I, 1, 8-20). Le « oui » de Dieu, c’est le « oui » de son désir pour nous qui abolit toute crainte.
Dès lors, il n’y a plus dans le désir de Dieu aucune violence. Et aimer Dieu, c’est récuser toute violence. Un amour est possible, y compris dans sa réalisation sexuelle, qui soit sans violence. Pour que cela soit, il faut que l’image de Dieu change, n’est-ce pas justement le sens de l’Évangile que de transformer, de convertir notre imaginaire religieux ? Mais encore faudrait-il que les chrétiens, en tout premier lieu, en soient convaincus et ne succombent pas à la tentation de prêcher un Dieu défenseur d’une civilisation ou d’une nation, d’un Dieu légitimant la violence ou l’injustice...
Chargées de gérer la sexualité et sa violence, les religions n’ont pu souvent que justifier certaines formes de violence pour mieux en condamner d’autres expressions. La plus évidente est celle qui est liée à l’affirmation de disposer de la Vérité. Il devenait dès lors licite de combattre par tous les moyens, y compris violents, ceux qui refusaient d’adhérer de la même façon à cette Vérité. C’est le drame du christianisme quand il a confondu la Vérité avec l’expression de la vérité et oublié la priorité de l’amour sur toutes les autres vertus. L’invention de l’Inquisition a sans doute été une des perversions majeures du christianisme, une démonstration de ce qu’il en coûte quand on oublie l’image de Dieu que le Christ révèle, qu’on lui substitue celle du Pantocrator ou du Juge éternel. Tant que nous n’aurons pas nettoyé nos imaginaires religieux de ces représentations d’une violence en Dieu, nous ne pourrons redonner à l’amour, et au désir amoureux, sa force créatrice. ■
1) Nous nous sommes longuement exprimé sur cette histoire in Le Désir et la tendresse. Pour une éthique chrétienne de la sexualité, Paris et Genève 1999, Albin Michel et Labor et Fides, pp. 119-179. Voir également de Peter Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque des Histoires, 1995.
2) Le grand désarroi aux racines de l’énigme homosexuelle, Paris 1973, Éditions Universitaires, p. 91s.