L’urgence est au désarmement nucléaire

Auteur

Jean-Marie Collin

Année de publication

2004

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La perspective de la maîtrise des armements nucléaires, puis celle de leur élimination, est une nouvelle fois à la croisée des chemins.

Jean-Marie COLLIN, Journaliste et chercheur associé au CDRPC. Auteur de Vers une Europe sans armes nucléaires, Observatoire des armes nucléaires françaises/CDRPC, Lyon, octobre 2003, 112 pages.

« L’amorce de progrès dans la réduction des armements contribue à créer et à entretenir les conditions propices à des perceptions de sécurité plutôt que d’insécurité. Malheureusement, ce cycle vertueux est aussi ardu à amorcer que le cercle vicieux inverse est pernicieux et contagieux » Christophe Carle, directeur adjoint de l’Unidir 1.

Depuis près de quarante ans, le processus de désarmement nucléaire ou plutôt le contrôle de la prolifération nucléaire est en marche. Les principaux acteurs de ces négociations ont été et restent les cinq puissances nucléaires officielles (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni), instigatrices des principaux accords bilatéraux et multilatéraux. Israël, l’Inde, et le Pakistan puissances nucléaires non déclarées, sont restées en marge de ces négociations. Avec le coup de fouet donné par la fin de la guerre froide, ce processus a pris un réel envol au cours de la décennie des années 1990. La finalisation des trois mécanismes majeurs du désarmement — maîtrise, limitation puis réduction des armements — nécessaires à l’élimination des armes nucléaires confirmait la montée en puissance d’un souhait d’une partie de la communauté internationale d’éliminer ces systèmes d’armes. La prorogation indéfinie du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en 1995 puis la conclusion du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (Tice) en 1996 ont constitué la manifestation la plus concrète de ce vœu, malgré les craintes suscitées par les tests nucléaires indiens et pakistanais en 1998.

En ce début de siècle, la perspective de la maîtrise des armements nucléaires puis celle de leur élimination semble une nouvelle fois être à la croisée des chemins. Le sentiment d’insécurité collective provoqué par les attentats du 11 septembre 2001 et la puissance hégémonique des États-Unis sont les raisons principales du « blocage ». Aujourd’hui, deux voies opposées semblent s’ouvrir : la rupture des règles du désarmement ou l’union de nouveaux décideurs.

Espoir et illusions du désarmement nucléaire

 

Avec un statut d’hyper-puissance, conforté depuis la chute de l’URSS, les États-Unis ont engagé un vaste remaniement de l’architecture internationale de sécurité. Un remodelage mené tambour battant par la Maison-Blanche, et suivi sans réelle contestation par les autres puissances nucléaires.

Pourtant, ce nouveau siècle semblait prendre la bonne direction du désarmement nucléaire. Pour preuve, en mai 2000, à l’occasion de la première conférence de révision (RevCom) du TNP, les États membres de ce traité — et plus particulièrement les puissances nucléaires — s’engagent à accomplir treize étapes considérées comme nécessaires à la mise en œuvre d’un processus de désar- mement général et complet. Cet accord est aujourd’hui tombé en désuétude, au prétexte de son infaisabilité. Sur les treize points, deux sont déjà morts nés du fait d’une remise en cause de la politique de défense et de désarmement américaine. La dénonciation par Washington du traité ABM (point sept) et sa décision de rompre avec la notion d’irréversibilité du désarmement (point cinq), montrent la détermination de Washington de conserver durablement son armement nucléaire. Ceci est confirmé par la Nuclear Posture Rewiew publiée en 2001. Les autres puissances nucléaires (France, Royaume-Uni, Russie) ne sont pas en reste. Si elles remplissent cer- taines conditions de ce plan préparatoire au désarmement nucléaire — ratification Tice, arrêt de la production de matières fissiles — aucune nouvelle action n’a été entreprise depuis mai 2000.

La possibilité de voir un monde diminuer son armement nucléaire s’est donc rapidement estompée, au profit de la liquidation de l’architecture internationale de sécurité. Dans ce sens, nous voyons apparaître des mesures illusoires de désarmement nucléaire

Les États-Unis annoncèrent dès le début de l’année 2001 leur volonté de créer une défense antimissile (National Missile défense) sur l’ensemble du territoire, rompant ainsi avec les obligations du traité ABM. Le 14 juin 2002, ils quittent ce traité, symbole pendant trente ans de « paix nucléaire ». Pour couper court à la controverse internationale née de cette décision, Washington annonce, après six mois de négociation avec la Russie (alors qu’il avait fallu dix ans pour Start I), la division par trois de leurs arsenaux stratégiques.

Le 24 mai 2002, Georges W. Bush signait avec Vladimir Poutine le premier traité bilatéral de désarme- ment nucléaire du siècle : le Strategic Offensive Reduction Treaty (traité sur les armes nucléaires offensives stratégiques, Sort) et déclarait fièrement : « L’héritage de la guerre froide vient d’être liquidé ! » En fait de liquidation, s’agit-il de celle des ogives nucléaires amassées lors de la course aux armements ou de celle d’une culture de la politique de maîtrise des armements acquise au fil des décennies de la guerre froide ? Paradoxalement c’est essentiellement la seconde alternative qui a été liquidée.

En effet, ce traité est un leurre, instituant une nouvelle façon de penser et d’ériger les mesures de désarmement. Ce document de trois pages établit que les deux États doivent atteindre un niveau compris entre 1 700 et 2 200 ogives nucléaires stratégiques opération- nelles en 2012. Les armes tactiques russes (3 380) et américaines (1 120) restent une nouvelle fois à l’écart des négociations. Aucune mesure de vérification et de des- truction des stocks n’est prévue Pire, Sort instaure une comptabilité partielle où seules les ogives nucléaires opérationnelles sont prises en compte. Par conséquent, les milliers d’autres ogives qui seront mises en mainte- nance pour le contrôle des composants, en « réserve » pour être prêtes à l’emploi, ou en stockage pour le cas d’une hypothétique crise internationale grave ne seront pas comptabilisées, mais simplement effacées des tablettes officielles. Ce traité dont la durée de validité est de dix ans, prendra fin le 31 décembre 2012, sans obligation de prolongation au terme de sa durée légale. Ultime aberration, le retour en arrière n’est pas interdit, c’est-à-dire qu’au 1er janvier 2013 les deux parties auront la pos- sibilité de revenir à un niveau de leurs forces nucléaires supérieur aux exigences voulues par le traité !

Sort met ainsi un terme définitif et sans appel, aux multiples principes qui avaient permis de rendre les accords internationaux quelque peu contraignant (irréversibilité, destructions de sites...). Avec ce traité laxiste, la mise en œuvre de l’article VI du TNP (le désarmement nucléaire), semble s’éloigner durablement. Si cette rupture dans la conception du mécanisme de désarmement nucléaire devait être durable, « ce n’est pas la fin du désarmement qui arrive : c’estunnouveaudésordremondial 2 ».

Les nouveaux acteurs du désarmement nucléaire

La guerre froide avait engendré un système de pensée bipolaire (Est/Ouest) où chaque négociation ne pouvait débuter et prétendre à un débouché positif sans l’aval soviétique ou américain. On constate que ce mode de pensée perdure. Ce raisonnement conservateur dénote une incapacité à penser le désarmement en des termes novateurs. Plus grave encore, il ignore les initiatives de la société civile et d’autres États. Or, on ne peut douter que l’avenir du désarmement nucléaire ne passera plus par des pourparlers entre les seuls « deux grands » (États-Unis/Russie) mais par des actions entreprises par de nombreux acteurs étatiques ou non, sous de multiples formes.

La société civile, nouvel acteur à la table des négociations, tente de s’imposer comme un interlocuteur indispensable. Son action (recherche, information et prévention sur l’armement nucléaire) est reconnue et nécessaire mais elle doit être plus efficace dans le domaine du « désarmement et de la sécurité car, en fin de compte, ce sont des civils qui sont victimes de la poursuite des projets militaires de leurs dirigeants nationaux 3 ». Les acteurs de la société civile sont nombreux à influer directement sur les résolutions proposées par les États auprès des instances internationales (ONU, Conférence de désarmement, etc.). Pour exemple, l’influence du mouvement Abolition 2000 et celle du maire d’Hiroshima avec son organisation Mayor for peace auprès de certains États (Suède, Japon) montrent une prise de conscience internationale qui ne peut qu’influer sur la sécurité de ce nouveau millénaire.

Un second groupe d’acteurs étatiques — dont les actions sont concurrentielles — commence à rempor- ter des succès (diplomatiques) dans la promotion du désarmement nucléaire. Lors de la cinquante-huitième assemblée générale de l’ONU, la New Agenda Coalition (NAC) 4 et le Japon proposèrent des résolutions strictes et modérées sur l’élimination des armes nucléaires. Le Japon parvint ainsi à rassembler 164 votes favorables à sa résolution (XXIV) intitulée « Vers l’élimination totale des armes nucléaires », et deux contre (États-Unis, Inde) 5. La France fidèle à une politique de double jeu (pour le désarmement nucléaire tout en modernisant son arsenal) a voté cette résolution, en invoquant cependant son désaccord avec le paragraphe relatif à la dévastation nucléaire. Ultime précision de la diplomatie française : « La décision (de mon pays) d’accepter le texte en l’état vaut ici et maintenant, et il ne saurait valoir précédent, y compris pour nos futurs débats » !

La portée politique et psychologique engendrée par la création de zones exemptes d’armes nucléaires (ZEAN) souligne le lien entre désarmement et territoire qui est un des éléments essentiels au processus de non-prolifération. Cette nouvelle forme de « géopolitique » est en pleine expansion ces vingt dernières années. Aujourd’hui il existe cinq zones exemptes d’armes nucléaires 7 auxquelles se rajoute la Mongolie depuis septembre 1992. Ces zones couvrent plus de la moitié du globe (111 pays) et abritent près de 1,7 milliard de per- sonnes. La volonté de créer de nouvelles zones est réelle et les propositions sont nombreuses (Moyen-Orient, Europe centrale, péninsule de Corée). La prochaine zone à bénéficier de ce statut sera constituée par les États de l’Asie centrale (Kazakhstan, Tadjikistan, Turkménistan, Khirghistan et Ouzbékistan). Inscrite à l’ordre du jour de la cinquante-neuvième session de l’ONU, cette création entérinerait l’idée qu’une zone exempte d’armes nucléaires peut se situer également dans l’hémisphère nord. De plus, deux puissances nucléaires — Russie et Chine — seraient définitivement séparées par un vaste territoire exempt d’armes nucléaires.

L’action concertée de citoyens, d’associations, d’ONG et de nations peut ainsi influer à l’encontre de la volonté des grandes puissances. La Convention d’Ottawa pour l’élimination des mines antipersonnel est la preuve concrète qu’une forte volonté internationale permet d’obtenir des résultats positifs. L’avenir du désarmement passera donc certainement par une implication accrue de ces nouveaux acteurs qui entraînera ainsi des décideurs politiques de premier plan.

Le couple franco-britannique, moteur du processus de désarmement nucléaire ?

 

« Dans le contexte actuel, une des voies importantes du désarmement et de la non-prolifération nucléaires réside dans l’approche régionale 8. » Dans cette optique, la France et le Royaume-Uni ont la capacité de proposer des mesures et un agenda de désarmement nucléaire progressif pour l’Europe. La mise en œuvre d’un programme de désarmement franco-britannique constituerait une suite logique aux multiples actions (politiques, juridiques, techniques) poursuivies en commun ; notamment à partir de 1996 quand Paris et Londres ont signé et ratifié ensemble et le même jour le traité d’interdiction des essais 9.

Si le couple franco-britannique veut pleinement s’engager dans un processus d’élimination des armes nucléaires 10, il pourrait annoncer ses mesures, lors de la Conférence de révision du TNP qui se tiendra en 2005 à New York. Ces propositions communes permettraient de créer une dynamique internationale. La troisième Conférence de préparation à la révision du TNP (PrepCom) de mai 2004 pourrait ainsi donner lieu aux premières négociations.

Au départ, la démarche pourrait consister en une déclaration commune de réduction des arsenaux nucléaires ayant pour objectif la mise en œuvre d’un processus international d’élimination des armes nucléaires. Cet engagement pris par les deux États encouragerait la mise en place d’une Union européenne sans armes nucléaires étrangères. Les États-Unis seraient ainsi en devoir d’éliminer leurs 150 ogives nucléaires entreposées sur le sol européen. Ces annonces effectuées, Paris et Londres pourraient ensuite arrêter la modernisation de leurs arsenaux nucléaires, ce qui ne remettrait pas en cause leur sécurité. Une étape intermédiaire pourrait consister également au remplacement des armes nucléaires par des moyens conventionnels 11. Une telle mesure n’est pas utopique puisque les États-Unis eux-mêmes ont déjà remplacé des missiles nucléaires de quelques sous-marins par des missiles conventionnels.

Enfin l’étape ultime de cet agenda porterait sur le contrôle des stocks et de la production des matières fis- siles. La France et le Royaume-Uni sont favorables à la conclusion d’un traité dit « cut-off » portant sur l’interdic- tion de la production d’uranium et de plutonium de qua- lité militaire. Cependant, il serait nécessaire d’y inclure le tritium essentiel à la fusion thermonucléaire. Ce traité prendrait ainsi une double dimension de non-prolifération et de désarmement. Le désarmement nucléaire serait alors effectif à moyen terme, puisque le maintien en état de marche des ogives nucléaires ne serait plus réalisable 12. À ce niveau, les autres puissances nucléaires devraient s’engager parallèlement, d’abord dans des mécanismes efficaces de vérifications bilatérales et multilatérales et enfin dans un processus d’élimination de leurs armements nucléaires. La France et le Royaume-Uni pourraient prendre, dans de brefs délais, l’initiative d’ouvrir une Conférence internationale pour la mise en appli- cation de ce « nouveau » traité cut-off. Les actions volontaristes de certains États permettent souvent de débloquer des situations enlisées et d’obtenir un soutien international très rapide.

Début 2004, la prolifération nucléaire est de retour avec les aveux du professeur pakistanais Abdul Khan. En réalité, elle n’a jamais cessé : les programmes clandestins ont été alimentés pendant des décennies en raison des carences d’un système de contrôle trop laxis- te. Tant que les puissances nucléaires ne s’engageront pas dans un processus d’élimination de leurs arsenaux nucléaires, leurs discours « vertueux » sur la non-prolifération n’auront guère d’effets sur la diffusion — clandestine ou non — de technologies dites « civiles » qui tôt ou tard conduisent à la bombe. L’horloge du « jour du Jugement dernier » (« The Doomsday Clock ») symbole du danger nucléaire, aujourd’hui à sept minutes de l’heure fatidique, est loin de voir ses aiguilles reculer ! Il est urgent d’engager le désarmement nucléaire. ■

1) Christophe Carle, « Le désarmement : les dix prochaines années », Forum du désarmement, Unidir, n° 1, 1999.

2) « Remise en question des traités de désarmement : Washington démantèle l’architecture internationale de sécurité », Le Monde diplomatique, Pierre Conesa et Olivier Lepick, juillet 2002.

3) Jayantha Dhanapala, « Commentaire spécial. Un nouveau débat sur la sécurité », Forum du désarmement, Unidir, n° 1, 1999.

4) La New Agenda Coalition (NAC) réunit une fronde de sept États (Afrique du Sud, Brésil, Égypte, Irlande, Mexique, Nouvelle-Zélande et Suède), en faveur du désarmement nucléaire.

5) D’autres résolutions ont été déposées sur ce même thème, dont la résolution XVI de la NAC « Vers un monde exempt d’armes nucléaires : un nouvel ordre du jour » : 133 pour, 6 contre (dont les principales puissances nucléaires).

6) Explication de vote prononcée par François Rivasseau, représentant permanent de la France auprès de la Conférence du désarmement sur le projet de résolution L.53 intitulé : « Vers l’élimination totale des armes nucléaires », New York, le 30 octobre 2003.

7) Les continents de l’Antarctique et de l’Afrique, les régions de l’Asie du Sud-est et de l’Amérique latine et des Caraïbes, les territoires du Pacifique au sud de l’équateur.

8) Rapport de la France sur l’application de l’article VI et de l’alinéa C du paragraphe 4 de la décision de 1995 sur les principes et objectifs de la non-prolifération et du désarmement nucléaires, Genève 30 avril 2003.

9) Le Tice a été signé et ratifié par les deux pays respectivement les 24 septembre 1996 et 6 avril 1998.

10) Jean-Marie Collin, Vers une Europe sans armes nucléaires, Observatoire des armes nucléaires françaises/CDRPC, 2003.

11) « La dissuasion nucléaire doit être repensée », Cahier de l’Observatoire des armes nucléaires françaises, n° 1, juin 2002.

12) Le tritium incorporé aux ogives nucléaires doit être remplacé tous les quatre ou cinq ans en raison de sa décroissance radioactive qui a une période de 12,3 ans.


Article écrit par Jean-Marie Collin.

Article paru dans le numéro 130 d’Alternatives non-violentes.