Rencontre avec Dominique VIDAL*
*Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique. Auteur, ces dernières années, de : Le Mal-être juif. Entre repli, assimilation et manipulations, Agone, Marseille, 2003 ; Les 100 clés du Proche-Orient, Hachette-Littératures, Paris, 2003 (avec Alain Gresh) ; Le Péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens revisitée par les “nouveaux historiens” israéliens, Paris, L’Atelier, 2003 (avec Joseph Algazy) et Les historiens allemands relisent la Shoah, Complexe, Bruxelles, 2002.
ANV : Quelle est la légitimité, pour vous, de la création de l’État d’Israël et de celle d’un État palestinien ?
Dominique VIDAL : Pour moi, la création d’un État juif sur une partie de la Palestine historique est directement liéeau génocide nazi pendant la Deuxième Guerre mondiale. Car l’extermination de millions de juifs a donné au projet sioniste une tragique légitimité, interne et externe, qu’il n’avait pas auparavant.
Quelque chose a changé avec la Shoah. Pour un très grand nombre de juifs, il est devenu évident, après la Seconde Guerre mondiale, qu’il fallait créer un État où les Juifs qui le souhaitaient puissent reconstruire leur vie et qui, en même temps, serve aux autres de refuge « au cas où »... Au sein de nombreuses communautés juives, les partisans du sionisme l’ont emporté sur les forces hos-
tiles à l’idée d’État juif, des communistes aux bundistes 1 — en passant, en Palestine, par les bi-nationalistes. Simultanément, dans le monde entier, en particulier en Occident, des millions de gens ont pris conscience qu’ilfallait permettre aux juifs le désirant — aux survivants du judéocide notamment — de venir s’installer en Palestine.
C’est cette évolution que traduit — au-delà despressions orchestrées par les États-Unis sur les membres de la toute jeune ONU pour arracher la majorité requise — l’adoption, le 29 novembre 1947, de la résolution 181 de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ce plan de partage tablait sur la coexistence d’un État juif et d’un État arabe — ce dernier, on le sait,
n’a jamais vu le jour. Ce vote, une des premières grandes décisions de l’ONU, fonde juridiquement la légitimité de ces deux États. C’est si vrai que, le 15 novembre 1988, quand, en pleine Intifada (la première), le Conseil national palestinien proclame l’État de Palestine et reconnaît Israël, il s’appuie notamment sur cette résolution 181.
On peut, certes, contester le droit qu’avait la Société des Nations, après la Première Guerre mondiale,de confier à la Grande-Bretagne un mandat sur la Palestine. Mais la suite se tient : puissance mandataire, Londres décide, le 14 février 1947, de remettre le dossier aux Nations unies. Si les Britanniques capitulent, c’est en raison du coût économique et politique du conflit pour une ancienne grande puissance sortie exsangue de la Seconde Guerre mondiale. Et le terrorisme pèse lourd dans leur recul. On oublie souvent qu’avant le Hamas ou le Jihad islamique, il y a eu des Hamas et des Jihad islamiques juifs en Palestine : je pense au groupe Stern — qui est devenu
ensuite le Lehi dirigé notamment par Itzhak Shamir —, mais aussi à l’Irgoun de Menahem Begin qui a, lui aussi, organisé des attentats anti-Britanniques. Bref, c’est une Grande-Bretagne épuisée qui remet son mandat à l’ONU, laquelle, au terme d’une commission d’enquête, l’Unscop, opte pour le partage de la Palestine...
ANV : Mais alors pourquoi titrez-vous l’un de vos livres Le Péché originel d’Israël ?
Dominique VIDAL : J’ai écrit en effet, en 1998, un livre intitulé Le Péché originel d’Israël. Notez que le sous-titre, L’expulsion des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, explicite le titre. Cet ouvrage ne porte pas sur le vote du plan de partage, mais sur la suite : l’histoire de la guerre israélo-palestinienne, puis israélo-arabe de 1948,
telle que les nouveaux historiens israéliens l’ont réécrite. C’est un hommage au courage de ces intellectuels juifs qui, à contre-courant
de l’historiographie traditionnelle, ont plongé dans les archives ouvertes à partir de 1978 pour raconter comment les Palestiniens,
dans leur grande majorité, avaient été expulsés de leurs villes et de leurs villages.
Cinq ans après la parution de ce livre, certains ont fait mine de s’inquiéter du caractère antisioniste, voire antisémite de ce titre. C’est d’autant plus grotesque que les mêmes ne s’en étaient pas rendu compte en 1998. Mon bouquin avait fait l’objet de nombreuses recensions, et même de quelques émissions de radio — y compris celle d’Alain Finkielkraut, qui m’avait reçu avec Eli Barnavi, tous deux disant d’ailleurs le plus grand bien du livre. Une seule recension avait formulé des réserves sur le titre : celle de Pierre Vidal-Naquet
dans... La revue d’études palestinienne !
Pourquoi Le Péché originel d’Israël ? Parce qu’un historien traditionaliste, Shabtaï Teveth, par ailleurs biographe — hagiographe — du Premier ministre israélien de l’époque — David Ben Gourion — a reproché au pionnier de la nouvelle histoire, Benny Morris, de créer un
« péché originel d’Israël ». Reprendre cette formule, c’était simplement souligner qu’en expulsant les quatre cinquièmes des Palestiniens qui résidaient sur son territoire, l’État d’Israël a commis une injustice que seule la création d’un État palestinien à ses côtés peut réparer.
Même si, au lieu des 45 % de la Palestine prévus en 1947, l’État palestinien devra se contenter — au mieux — de 22 %... « Si l’État d’Israël est né dans le péché, en commettant des injustices à l’égard des autres, alors cela veut dire qu’il n’a pas droit à l’existence », assure Shabtaï Teveth. L’historien, d’évidence, ferait — comme mes critiques — un piètre théologien : dans l’acception chrétienne, non seulement le péché originel ne condamne personne à mort, mais le baptême suffit à l’effacer...
Indépendamment du titre, les accusations des inconditionnels d’Israël contre mon livre ne tiennent pas debout. Le contenu ? Je me contente de proposer une synthèse des ouvrages d’historiens israéliens qui, à la seule exception d’Ilan Pappé, se considèrent tous comme sionistes — Benny Morris a même évolué au point de soutenir la politique d’Ariel Sharon, sans pour autant, je le précise, revenir sur ses travaux historiques. Quant à l’auteur, laissez-moi vousdire que je suis le fils d’un survivant d’Auschwitz et d’une femme d’origine juive qui, pendant la guerre, a dû être cachée dans une famille chrétienne d’Auvergne, au Chambon-sur-Lignon...
Pourquoi suis-je, cela dit, très attaché à l’idée que la Shoah fonde historiquement la légitimité de l’État d’Israël ? Parce que je refuse de m’insérer dans une histoire déterminée par les mythes religieux ou nationalistes. En matière de droits historiques, je ne vois pas pourquoi le texte d’un livre sacré d’une religion fonderait une revendication, en termes de droit international, plus que d’autres livres sacrés d’autres religions.
Pour toutes ces raisons, je préfère enraciner l’existence et la légitimité d’Israël dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de ses suites immédiates, à savoir comment la Shoah a convaincu la majorité des juifs comme de l’opinion internationale — en tout cas occiden-
tale — de la nécessité de donner, en Palestine, un État aux juifs qui souhaitaient venir y vivre. De ce point de vue, il me
semble impossible de nier le lien existant entre le génocide nazi et la création d’un État juif en Palestine — je dis bien en Palestine, car il n’était pas prévu, dans le texte du 29 novembre 1947, qu’il occupe toute la Palestine.
Refusée à l’époque par l’ensemble du monde arabe, le plan de partage onusien de 1947 constitue désormais une base politique et juridique sur laquelle nombre de responsables arabes entendent s’appuyer, même s’il implique la reconnaissance du fait que deux
peuples — israélien et palestinien — ont des droits sur cette terre. Dans un très beau texte, publié en août 1998
par Le Monde diplomatique, Edward Saïd, le grand intellectuel américano-palestinien qui vient, hélas, de nous quitter, le disait beaucoup mieux que je ne peux le dire : « Si nous les Palestiniens, nous ne sommes pas capables de reconnaître ce qu’a été la souffrance des juifs avec le génocide, comment pouvons-nous faire comprendre aux juifs notre propre souffrance ? Comment pouvons-nous ne pas prendre en compte le lien qui existe entre le génocide et la création de l’État d’Israël et le conflit qui s’en est suivi ? ». Je persiste à dire que cette approche laïque du fondement juridique des deux États est de loin préférable à la polémique sans fin sur les promesses divines...
ANV : Mais cette lecture laïque n’est-elle pas souvent recouverte par une lecture qui ne l’est pas, surtout du point de vue israélien ?
Dominique VIDAL : il ne faut pas que l’arbre cache la forêt. La dégénérescence du processus de paix lancé parles accords d’Oslo (septembre 1993) et l’échec du sommet de Camp David (juillet 2000) — rattrapé par le sommet de Taba (janvier 2001), hélas déserté par Ehoud Barak — obscurcissent la perspective. Si l’on garde le nez sur l’actualité sanglante des trois dernières années, on ne peut que désespérer.
Prenons un peu de recul. Ma thèse — et je la crois certes originale, mais profondément vraie —, c’est que la conscience a grandi, aussi bien dans la société juive d’Israël que dans la société palestinienne, qu’il n’y avait pas de solution militaire à ce conflit, qu’il fallait donc aller vers un compromis fondé sur les bases de principes acceptables pour les deux peuples, en termes de dignité, de justice et de faisabilité.
Depuis la guerre du Liban (1982) et la première Intifada (1987-1991), l’idée monte, lentement mais sûrement, en Israël qu’il faudra accepter la création d’un État palestinien aux côtés de l’État juif. Et, parallèlement, la société palestinienne s’est convaincue — de manière plus précoce, il faut le dire — que les Israéliens avaient le droit de vivre en paix et en sécurité dans leur État, à l’intérieur des frontières de 1967 internationalement reconnues. À condition, évidemment, que la réciproque soit vraie pour les Palestiniens.
Quand j’affirme que la haine actuelle entre juifs israéliens et Palestiniens est conjoncturelle, je veux dire par là qu’il suffirait que l’engrenage de la violence, des provocations comme des répressions, soit cassé pour que les populations, de part et d’autre, reviennent en majorité au respect mutuel, voire à la réconciliation.
J’en veux pour preuve ce qui s’est passé au lendemain de la trêve du 29 juin 2003, sous le signe de la feuille de route du Quartette (États-Unis, ONU, Union européenne, Russie). Cette trêve, les Palestiniens l’ont respectée six semaines durant. Mais le gouvernement Sharon, lui, n’a tenu aucun de ses engagements. Tsahal ne s’est pas retirée de la Cisjordanie réoccupée au printemps 2002 lors de l’opération «Rempart ». Elle n’a libéré que Bethléem, alors qu’elle était censée revenir aux positions de la fin septembre 2000, avant la seconde Intifada. De plus, Israël a continué à bâtir ce mur — qui n’est pas un mur de défense, mais un mur d’encerclement de 40 % de la Cisjordanie prenant des villes en enclave. Le gouvernement israélien n’a pas non plus libéré l’ensemble des prisonniers palestiniens comme c’était prévu : il n’en a relâché que quelques dizaines, alors qu’on en compte au moins six mille. Israël, enfin, a continué les bouclages, les destructions de maisons, les arrachages d’oliviers, etc. On a non seulement poursuivi, mais développé comme jamais l’assassinat des cadres du Hamas et du Djihad islamique.
Au bout de six semaines, ces derniers ont fini par tomber dans la provocation. Ils ont effectivement rompu la trêve avec un attentat encore plus horrible que les précédents. Faisant exploser un bus de religieux ultra-orthodoxes, ils ont tué vingt-deux personnes, dont des enfants et des bébés. Certes donc, les islamistes n’ont pas reculé devant l’horreur absolue. Mais le gouvernement Sharon avait fait, comme d’habitude, la politique du pire, parce qu’il avait peur que cette trêve entraîne l’application de la feuille de route et donc le ramène à la table de négociations.
Or, que s’est-il passé en Israël pendant cette période de trêve ? Un mouvement social sans précédent, autour des femmes célibataires, des chômeurs et des SDF, a surgi à Tel-Aviv, mais aussi à Jérusalem, avec des campings sauvages dans le quartier des ministères, en
face des bureaux du Premier ministre. Des dizaines et des dizaines de milliers d’Israéliens ont manifesté leur solidarité. On a assisté à un rejet sans précédent de la politique néolibérale « justifiée » par les dépenses pour la colonisation, l’armée, la sécurité, le mur, etc. En clair, il a suffi d’une pause pour que la société reprenne ses droits.
Ma conviction — que les sondages attestent, mais les sondages... — est qu’existe, dans les deux sociétés, israélienne et palestinienne, une volonté de paix majoritaire, très nettement majoritaire. Elle s’efface dès lors que l’escalade, la brutalité et la barbarie dominent. Au Proche-Orient comme partout, le sang appelle le sang, la vengeance écrase tous les autres sentiments : il n’est pas besoin de connaître l’Ancien Testament pour pratiquer la loi du talion. Ariel Sharon comme Cheikh Yassine savent très bien qu’en entraînant hommes et femmes dans une escalade sanglante, ils étouffent en eux le rêve de paix.
ANV : Mais c’est terriblement coûteux en vies humaines !
Dominique VIDAL : Selon les derniers bilans de l’Agence France Presse, la seconde Intifada et sa répression ont tué, en trois ans, près de 2 800 Palestiniens et de 900 Israéliens. Rapportés à la population française, ces chiffres correspondent, pour les Israéliens à 9 000 morts, et pour les Palestiniens à près de 50 000 morts.
À ceux qui s’étonnent de la montée des extrémistes dans ce contexte, je dis : imaginez que nousdéplorions, en France, la perte de 9 000, a fortiori de 50 000 des nôtres, que se passerait-il à votre avis ? Qui gagnerait les élections ? Qui deviendrait président de la République et qui occuperait les fonctions de Premier ministre ? Il n’y a pas besoin du « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington pour comprendre comment, dans l’escalade du sang, la haine submerge tout.
ANV : En fin de compte, « la violence est un suicide », pour reprendre un propos de Gandhi. C’est même ici un processus doublement suicidaire, puisque la violence de l’un ne sert qu’à justifier la violence de l’autre. Mais comment se fait-il que ces opinions que vous dites majoritairement favorables à une juste paix ne parviennent pas à infléchir les actions politiques ?
Dominique VIDAL : Si vous me permettez le parallèle, rappelez-vous les guerres coloniales que la France a menées. Tant de Français étaient convaincus, en leur for intérieur, qu’il n’y avait d’autre solution que pacifique, et que celle-ci devait satisfaire, peu ou prou, les droits
revendiqués par l’« ennemi ». Mais cette conviction recule lorsqu’elle est confrontée à une dynamique de violence et de barbarie — je pense à la violence des soldats, à celles des terroristes, aux tortures, aux destructions de maison, aux viols systématiques... Toutes ces horreurs tournent les têtes, même les mieux faites. Même les plus pacifistes peuvent succomber au désir de représailles. L’émotion l’emporte sur la raison.
Je n’ai pas de souvenirs de la guerre d’Algérie, j’étais trop jeune. Mais ma mère était très active dans les réseaux de soutien au Front de libération national algérien (FLN), dont j’ai vu défiler à la maison bien des dirigeants clandestins. À peine adolescent, j’ai compris que des gens très courageux — comme Pierre Vidal-Naquet, Laurent Schwartz, Jacques de Bollardière ou Henri Curiel — avaient largement contribué à ce que tout bascule, en 1961-1962. La grande majorité de Français a fini par dire : « Stop, ça suffit ! »
ANV : Oui, mais ce fut grâce à la stratégie de De Gaulle.
Dominique VIDAL : Bien sûr, mais Charles de Gaulle a longtemps tergiversé. Après tout, c’est sous sa présidence que s’est produit le 17 octobre 1961. J’ai toujours été fasciné à l’idée que certains des policiers qui avaient raflé les juifs en juillet 1942 ont sans doute, dix-neuf ans plus tard, participé au massacre de plusieurs dizaines, voire centaines d’Algériens. Et je crois que la mobilisation populaire croissante pour la paix et l’indépendance de l’Algérie a pesé lourd dans l’évolution de la politique du général. De cela, je me souviens plus précisément : l’enterrement des neuf morts de Charonne, le 8 février 1962, fut ma première « manif » — j’en ai encore chez moi le macaron cerné de noir...
ANV: Et en Palestine et Israël ?
Dominique VIDAL: Comparaison n’est pas raison, mais j’aime bien ce rapprochement. En Israël comme chez nous du temps de la guerre d’Algérie, il y a des gens très courageux qui refusent l’engrenage de la violence et travaillent, patiemment, à rouvrir un chemin vers la paix. Avec un succès aussi important que récent : alors même que les missiles et les bombes s’abattent sur Gaza, un espoir, à nouveau, surgit. Des personnalités représentatives de toute la gauche israélienne vont à Genève signer, avec des dirigeants palestiniens de toutes tendances (sauf les islamistes), un accord de paix qui, sur la base des négociations de Taba (janvier 2001), résout toutes les questions disputées depuis trente-six ans :
- Objectif : l’accord final engage les deux parties à renoncer à toute nouvelle revendication. Il remplacera toutes les précédentes résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU).
- L’État palestinien : il sera constitué aux côtés d’Israël, conformément aux frontières de 1967, avec certaines modifications.
- Colonies : selon des négociateurs, Israël restituera100% de la bande de Gaza et 97,5% de la Cisjordanie : il annexera les 2,5 % restant pour regrouper les blocs de colonies à Gush Etzion (sud de la Cisjordanie) et dans le périmètre de Jérusalem. En revanche, les colonies d’Ariel (nord), Efrat et Har Homa (sud) feront partie de l’État palestinien. En échange des secteurs de la Cisjordanie qui resteront sous son contrôle, Israël transférera à l’État palestinien des zones du Néguev adjacentes à la bande de Gaza.
- Jérusalem : la ville sera la capitale de l’État d’Israël et de l’État palestinien. La souveraineté y sera partagée sur la base du principe proposé par le président américain William Clinton : est israélien tout ce qui est juif, est palestinien tout ce qui est arabe, musulman ou chrétien. L’État palestinien contrôlera donc la Vieille Ville, sauf le Quartier juif et le Mur des Lamentations. L’Esplanade des mosquées sera sous souveraineté palestinienne avec un libre accès, supervisé par une force internationale, pour toutes les autres confessions — mais les juifs ne seront pas autorisés à y prier. Les fouilles archéologiques ne seront pas non plus autorisées sur le site.
- Réfugiés : sauf quelques dizaines de milliers autorisés à revenir en Israël, ils ne pourront exercer leur « droit au retour » — formule absente du texte de l’accord — que dans l’État de Palestine ou vivre dans d’autres États de la région.
- Sécurité : les Palestiniens s’engageront à démanteler les infrastructures terroristes et à combattre le terrorisme comme l’incitation à la violence. L’État palestinien sera démilitarisé et les points de passage seront supervisés par une force internationale.
ANV : Mais le gouvernement israélien n’est pas prêt à appliquer cet accord, qu’il a dénoncé comme une « trahison » ?
Dominique VIDAL : Vous avez raison. Pour l’instant, l’accord de Genève reste virtuel. Mais il n’en possède pas moins une double vertu : il prouve que la paix est possible, et qu’Israël a un partenaire, du côté palestinien, pour la bâtir.
Raison de plus pour que la communauté internationale joue enfin pleinement son rôle. L’échec de la « feuille de route » confirme que nous sommes entrés dans une période nouvelle de l’histoire du conflit. Il est devenu clair pour beaucoup d’observateurs que les
Israéliens et les Palestiniens ne résoudront pas la question par eux-mêmes, en tout cas pas tant qu’Ariel Sharon imposera une ligne meurtrière et suicidaire. Leur laisser résoudre le problème par la nouvelle négociation d’une période transitoire, que les provocations des uns et des autres ont toutes les chances de rendre éternelle, et de mesures de confiance qui ne prendront jamais corps, c’est cautionner un bain de sang sans fin.
Il faut donc une rupture majeure dans l’histoire du conflit. Pour ce faire, il convient, premièrement, de placer officiellement l’ensemble des territoires palestiniens occupés en 1967 par Israël sous la tutelle des Nations unies. Deuxièmement, pour pouvoir créer les conditions d’une négociation permettant d’aller très vite vers la création de l’État palestinien et donc vers des solutions adaptées pour tous les dossiers du contentieux israélo-palestinien, il faut que les Nations unies déploient, sur ces territoires et à leurs frontières, une véritable force internationale — cette force d’interposition veillera à empêcher toute violence israélienne contre les Palestiniens et toute violence palestinienne contre les Israéliens.
C’est exactement ce qui s’est passé au Timor-Oriental, longtemps victime d’un véritable génocide de lapart de l’Indonésie. Sa mise sous la tutelle des Nations unies, dotées là d’une force internationale, a permis d’arrêter les massacres et de réaliser une solution politique juste, ratifiée par un référendum d’indépendance. Cet exemple illustre le caractère juridiquement et politiquement faisable de la mise sous tutelle. Et, au Timor, nous faisions face à un génocide, ce qui n’est malgré tout pas le cas en Palestine.
Je crois à cette perspective comme une rupture salutaire. En un siècle, on a tout essayé, sauf ça. Il n’y a jamais eu de mise sous tutelle, jamais de force internationale. Essayons-la maintenant, plutôt que de miser sur une négociation bilatérale supposant un cessez-le-feu qu’Ariel Sharon et les islamistes peuvent briser quand ils le veulent. Après tout, le conflit israélo-palestinien est le seul conflit international qui dure depuis aussi longtemps.
ANV : Par rapport à cette idée d’une force de police internationale, il y a quand même un blocage venant du gouvernement Sharon, mais aussi des signes qui font espérer à travers le mouvement des « refuzniks ». Comment percevez-vous ce mouvement qui touche l’armée israélienne ?
Dominique VIDAL : Plus de mille militaires israéliens — certains conscrits, d’autres officiers de réserve, y compris, récemment, vingt-sept pilotes d’avion de chasse — refusent d’aller dans les territoires palestiniens, et cela en dépit d’une répression de plus en plus forte. Et plu-
sieurs dizaines de jeunes refuzniks ont été condamnés à des peines de prison répétitives.
Ce mouvement des refuzniks est sans doute le plus neuf des mouvements de la paix en Israël, mais ce n’est pas le seul. Il y en a un autre, très important, dont on parle moins en France : Taayoush — en arabe, cela veut dire « coexistence ». C’est une association compo-
sée pour l’essentiel de jeunes juifs et arabes d’Israël, dont les opinions politiques sont très diverses. Elle n’a pas de plate-forme idéologique. Elle se contente de manifester sa solidarité, sur le terrain, avec les Palestiniens des territoires occupés, sous forme de convois de voitures qui forcent les barrages pour apporter aux villageois de Cisjordanie des vêtements, de la nourriture, des médicaments ou encore des jouets pour les enfants. Parfois, les membres de ces convois ont dû affronter les soldats israéliens. Des membres de Taayoush ont été arrêtés, d’autres battus. Mais ils continuent.
Car, au-delà même de ce qu’ils apportent, ils remplissent une mission capitale : donner aux Palestiniens une image des Israéliens, des juifs différente de celles qu’imposent les soldats et les colons. Pour les populations qu’ils aident, ils incarnent la preuve que tous les Israéliens ne sont pas d’accord avec Ariel Sharon, que certains, juifs et arabes — le « et » me paraît essentiel — sont ensemble à leurs côtés. Taayoush fait également un formidable travail aumoment de la cueillette des olives. Les colons des implantations juives empêchent, souvent par la force, les villageois palestiniens de recueillir leur propre récolte — parfois même, ils la leur volent. Alors les jeunes juifs et arabes venus d’Israël récoltent les olives avec ces paysans, les défendent contre toute attaque et témoignent
ainsi que la coexistence reste possible — à condition que les Palestiniens puissent enfin vivre libres dans leur État.
Il y a un an environ, dans le petit village de Khirbet Yanoun, au sud de Naplouse, les colons de l’implantation voisine harcelaient tellement les villageois que ceux-ci finirent par s’en aller, le 18 octobre 2002. Ainsi se matérialisait le vieux rêve de l’extrême droite sioniste : le transfert de Palestiniens ! Les hommes et les femmes de Khirbet Yanoun ne pouvaient plus cultiver leur terre (sous le feu des fusils des colons), ni puiser leur eau (empoisonnée), ni être ravitaillés par les camions des commerçants (bloqués par les barrages de l’armée). Il ne leur restait plus qu’une issue : la fuite. Il a fallu que nos amis de Taayoush se rendent sur place, accompagnés de quelques-uns des plus grands écrivains israéliens (Abraham B. Yehoshua, Amos Oz et David Grossmann) pour qu’ils convainquent les villageois de revenir et protègent leur réinstallation.
Dans un beau texte écrit peu après, deux dirigeants de Taayoush, Gadi Algazy et Azmi Bdeir, expliquent : « Le transfert n’est pas nécessairement un moment dramatique, où les gens sont expulsés et fuient leur ville ou leur village. [...] C’est un processus en profondeur, un processus rampant qu’on ne voit pas. [...] Sa principale composante est la destruction graduelle des infrastructures de la vie de la population civile palestinienne dans les territoires [...] Et ce que les bouclages de l’armée ne réussissent pas à faire, les colons y parviennent : chaque nouvelle implantation ou avant-poste exige [...] l’expulsion des Palestiniens des zones environnantes et la transformation de terres agricoles en terres de mort. [...] Khirbet Yanoun n’est pas un cas isolé. »
J’ajoute que c’est pour beaucoup grâce à Taayoush que l’opinion israélienne, puis internationale a été alertée sur la nature du mur envisagé du temps d’Ehoud Barak et en cours de construction sous Ariel Sharon. Dès le début, les militants de l’association ont observé de près les travaux. Leurs informations ont notamment permis au journaliste Méron Rapoport, de Yediot Aharonot, le plus grand quotidien israélien, d’ypublier, fin avril 2003, un grand reportage accompagné d’une carte du mur : la preuve était faite que celui-ci avait pour fonction, non de protéger les Israéliens des terroristes, mais d’enfermer environ 40 % de la Cisjordanie, quadrillés par les colonies et leurs routes de contournement — un ensemble de Bantoustans à la sud-africaine.
Rien d’étonnant si cet article — s’ajoutant à d’autres — a valu à ce courageux journaliste d’être brutalement licencié cet été : on dit que Condolezza Rice sortait ce reportage et la carte l’accompagnant pour expliquer à ses interlocuteurs israéliens pourquoi l’administration Bush n’aimait pas ce mur.
ANV : Peut-on parler d’actions non-violentes pour les actions conduites par les refuzniks et les jeunes de Taayoush ?
Dominique VIDAL : Absolument. Les actions menées par ces militants — quelques milliers tout au plus — sont non- violentes. Et je pourrais en dire autant de la mobilisation d’autres associations, comme le Bloc de la paix (Gush Shalom) d’Uri Avnery, ou les Femmes en noir, ou encore ces femmes qui surveillent les check points : leur seule présence oblige souvent les soldats israéliens, qui pourraient être leurs fils, à se montrer moins méprisants et moins violents avec les Palestiniens.
ANV : Ces groupes ont-ils des liens avec « La Paix maintenant » ?
Dominique VIDAL : Pas directement. Créée en 1978 pour exiger la signature d’une paix avec l’Égypte, « La Paix maintenant » est devenue progressivement une sorte de parapluie du mouvement pacifiste, mais très lié au Parti travailliste. Quand celui-ci s’est retrouvé au pouvoir, « La paix maintenant » a fermé les yeux : sur la colonisation (qui a doublé entre 1993 et 2000), le maintien de l’occupation, les bouclages et autres humiliations, etc. Le mouvement s’est réveillé après l’échec du sommet de Camp David... pour participer à la manipulation de l’opinion publique sur la soi-disant « offre généreuse » d’Ehoud Barak et sur l’Intifada interprétée comme la preuve qu’« Israël n’a plus de partenaire palestinien pour la paix ». Avec l’arrivée d’Ariel Sharon au pouvoir, « La Paix maintenant » a repris une activité irrégulière, avec parfois de grandes manifestations, mais aussi un travail utile d’observatoire de la colonisation.
ANV : C’est donc dans la société israélienne que l’on trouve le plus de raisons d’espérer ?
Dominique VIDAL : Non, dans les deux sociétés, israélienne et palestinienne. Dans cette dernière aussi, depuis bientôt trois ans, beaucoup de gens affirment en substance : « Il faut arrêter la militarisation de l’Intifada et notamment les attentats aveugles contre les civils israéliens. Cette stratégie ne mène à rien, si ce n’est à plus de malheurs. Il faut recentrer la lutte dans les territoires occupés, reconstruire une véritable mobilisation populaire et reconstruire des alliances avec les pacifistes israéliens. » Cet appel à un tournant décisif est le fait des très nombreuses ONG qui se sont développées depuis 1993, mais aussi de beaucoup d’intellectuels et d’un grand nombre de cadres d’organisations politiques. C’est vrai dans la « vieille garde » de l’OLP, mais aussi parmi la jeune génération du Fatah. D’une certaine manière, Marwan Barghouti 2, qui a toujours condamné les attentats kamikazes en Israël, incarne cette aspiration à une refondation du combat palestinien pour l’indépendance. Ariel Sharon l’a bien compris, qui l’a fait arrêter et juger...
ANV : La situation économique d’Israël est de plus en plus mauvaise. Ne va-t-elle pas concourir à faire que la violence de l’État d’Israël va s’épuiser ?
Dominique VIDAL : Pour le moment, le gouvernement d’Ariel Sharon parvient à poursuivre malgré tout sa politique de colonisation et de répression dans les territoires. Et pourtant ce choix est terriblement coûteux pour l’économie israélienne. Le soutien aux colonies, le renforcement de l’armée d’occupation et la construction du mur engloutissent en effet des milliards de dollars. Or Israël se trouve en situation de récession, pour la première fois depuis 1953 ; le chômage a atteint plus de 12 % de la population active ; les priorités « palestiniennes » impliquent des coupes claires dans le reste du budget.
Le Monde diplomatique d’octobre 2003 a publié un article du journaliste israélien Joseph Algazy, qui révèle — incroyable mais vrai —qu’une famille israélienne sur cinq ne mange pas à sa faim ! Le budget du ministre des Finances, Benyamin Netanyahou, sacrifie les services publics et, au-delà, tout ce qui touche au social, à la santé, aux retraites, etc. L’État providence s’effondre. Désormais, plus d’un million d’Israéliens vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté.
ANV : Mais le gouvernement d’Ariel Sharon n’en tient pas compte ?
Dominique VIDAL : Non, car il prétend forcer les gens à se serrer la ceinture au nom des impératifs de défense du pays. Si ce gouvernement a tout fait pour enterrer la trêve et la feuille de route, c’est qu’il redoute de devoir revenir à table de négociation pour mettre au point le statut final des territoires occupés, et bâtir ainsi un État palestinien qui verrait le jour dès 2005. Mais la trêve et la feuille de
route avaient un autre tort, aux yeux de la droite israélienne : elles faisaient sauter le verrou qui empêche le mouvement social de s’exprimer à nouveau avec force contre la politique néo-libérale de MM. Sharon et Netanyahou. De fait, tout l’été et durant cet automne, ouvriers, fonctionnaires, chômeurs, SDF, femmes célibataires et autres victimes de la clique au pouvoir ontdonné de la voix comme jamais depuis des années.
ANV : Estimez-vous que Yasser Arafat aussi a commis des erreurs, des fautes ?
Dominique VIDAL : Connaissez-vous un seul conflit au monde où toutes les erreurs, toutes les fautes seraient d’un seul côté ? Il n’y en a aucun. Je ne sais pas s’il faut personnaliser ce que je vais dire maintenant, et donc incriminer Yasser Arafat, ou mettre en cause plus largement la direction palestinienne. À vous de juger.
Pour moi, le tort des dirigeants palestiniens n’est pas d’avoir empêché la paix à Camp David ou déclenché la seconde Intifada pour arracher dans la rue ce qu’ils n’avaient pas obtenu au sommet. Cette thèse, développée en France par les Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Frédéric Encel et autres Ilan Greilsammer me semble totalement absurde.
La seconde Intifada a une cause première : le profond désarroi de la masse des Palestiniens face à la dégénérescence des accords d’Oslo, et ce dès après le meurtre d’Itzhak Rabin. Le processus de paix est devenu un processus de colonisation, d’enfermement
(482 check points !), d’écrasement économique, un processus d’humiliation. Quand on sait que deuPalestiniens sur trois doivent survivre avec un euro par jour, on évite de recourir à la psychologie de bazar pour rendre compte de leur colère.
Là-dessus arrive Camp David, et les Palestiniens, eux, voient sans peine que l’« offre généreuse » d’Ehoud Barak débouche, non sur un État palestinien, mais sur un micro-État, tronçonné en trois morceaux discontinus,maillé de colonies juives, sans capitale à Jérusalem-Est et sans solution pour les réfugiés. C’était évidemment inacceptable, cinquante-deux ans après que les Nationunies leur aient promis 45 % de la Palestine historique.
Là — et nulle part ailleurs — se trouve la poudrière qui a explosé fin septembre 2000, n’en déplaise aux penseurs que j’ai cités tout à l’heure.
Or, cette poudrière, qu’est-ce qui l’a fait exploser ? C’est la visite d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des mosquées. Aujourd’hui, on oublie complètement ce « détail ». Le 28 septembre 2000, le vieux général s’est conduit de la même manière que le jour, plus récent, où il a tenté d’assassiner Cheik Yassine, ou d’expulser — voire d’assassiner — Yasser Arafat. Ariel Sharon est le prince de la provocation,
le roi de la fuite en avant, l’empereur de la politique du pire.
Pourquoi, cela dit, la seconde Intifada s’est-elle assez vite militarisée, alors que la première avait été non-violente ? Repensez à la réaction israélienne face aux manifestations provoquées par la venue d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des mosquées : c’est une répression d’une brutalité absolument incroyable, inédite dans l’histoire du conflit. En un mois, plus de deux cents Palestiniens sont tués, dont un sur trois a moins de 17 ans ! Cette saignée suffit à expliquer que des Palestiniens s’arment pour résister.
Si la militarisation de l’Intifada fait rapidement tache d’huile, sans avoir besoin de mots d’ordre de l’Autorité palestinienne, une question se pose néanmoins. N’incombait-il pas à la direction palestinienne de mettre en garde la population et les militants : quel sera le prix —humain, politique et diplomatique — d’une Intifada militarisée, et êtes-vous prêts à le payer ? Cette question, Yasser Arafat et ses proches ne la posent pas. Jamais. Même lorsque des militants commencent à s’attaquer, non plus seulement à des soldats ou des colons armés, mais aussi à des civils israéliens, l’Autorité continue de se taire.
À mon humble avis, il s’agit là d’une faute grave. Certains ont-ils cru qu’ils allaient « casser la société israélienne » à coup d’attentats aveugles ? Tragique erreur : non seulement le terrorisme n’a pas bousculé cette société, mais il l’a jetée dans les bras de la droite et de l’extrême droite, tout en entachant durablement la cause palestinienne elle-même. Qui décrète que la fin justifie les moyens, doit savoir que son peuple le paiera, et durablement. Comment ne pas voir que la guerre civile horrible vécue par l’Algérie depuis dix ans plonge ses racines dans l’horreur de la guerre d’Algérie — je veux dire les horreurs françaises, mais aussi les horreurs du FLN contre les Français d’Algérie et contre ses concurrents algériens ?
Sans nous projeter si loin dans l’avenir, il me semble que la militarisation de la seconde Intifada entraîne, pour l’Autorité palestinienne, une perte, non seulement en termes de forces de sécurité et de moyens matériels — largement détruits par l’armée israélienne,
notamment au printemps 2002 —, mais aussi au niveau de son audience politique et diplomatique. D’ailleurs, une contestation de plus en plus forte se développe.
L’Autorité n’a plus de stratégie cohérente, elle n’arrive plus à faire face aux problèmes quotidiens de la population et, de surcroît, on lui reproche son autoritarisme et sa corruption. En face, si j’ose dire, les groupes islamistes se nourrissent de l’impasse dans laquelle s’en-
fonce l’Autorité comme de son déclin. Et, si certains dirigeants islamistes acceptent à demi-mots la perspective d’un État palestinien aux côtés d’Israël, la majorité — au moins officiellement — veulent une Grande Palestine régie par la charia. Et, pour y parvenir, tous les moyens sont bons, même les pires : l’hostilité à Yasser Arafat, chef historique d’une OLP laïque, et le refus de la négociation constituent une base d’alliance de fait avec Ariel Sharon. Et l’on sait que, jusqu’à l’été 2003, l’armée israélienne a toujours fait payer à l’Autorité palestinienne — et à la population — les attentats commis par le Hamas et le Djihad.
Quelle troisième force politique pouvait sortir la société palestinienne de cet affrontement ? À mon avis, la jeune génération du Fatah. Les amis de Marwan Barghouti se sont prononcés depuis longtemps pour une nouvelle direction de l’OLP, rajeunie et rénovée : la relève
générationnelle doit aller de pair, dans leur esprit, avec l’adoption d’une stratégie réaliste. Il revient à cette nouvelle direction, disent-ils, de mener les négociations avec Israël. L’Autorité palestinienne doit, selon eux, se cantonner à la gestion des territoires qu’elle contrôle. Et les
jeunes du Fatah, dans ce cadre, se faisaient fort de réaliser le consensus de toutes les forces palestiniennes, islamistes compris, autour d’un combat mené dans les seuls territoires, à l’exclusion de tout attentat aveugle contre la population civile, avec pour objectif la création d’un État palestinien véritablement indépendant dans les frontières de 1967.
Force est de constater que cette « révolution » ne s’est pas produite. On est évidemment en droit d’en faire grief aux Palestiniens eux-mêmes. Mais comment ne pas ajouter que les événements, depuis le 28 septembre 2000, n’ont guère laissé de temps et d’espace aux
Palestiniens pour s’occuper de leur scène politique ? Et je crois d’ailleurs que la stratégie de la droite israélienne était aussi d’empêcher la société politique palestinienne de se rénover. Comme l’explique très bien le sociologue israélien Barich Kimmerling dans son dernier livre, Ariel Sharon ne veut pas le « génocide » du peuple palestinien,mais son « politicide » — autrement dit sa disparition en tant qu’entité politique promise à un État indépendant. De quoi rêve le général ? De quelques bantoustans — ces pseudo-États ghettos que le régime de l’apartheid avait créé 3 — dirigés par des petits chefs locaux collaborant avec l’occupant, Israël maintenant tranquillement sa
domination sur l’ensemble des territoires. Tranquillité illusoire, car une telle situation — si jamais elle se produisait — ne pourrait qu’alimenter une escalade sans fin, et ce bien au-delà d’Israël et de la Palestine.
D’autant que cette vision ignore une donnée fondamentale : la démographie. D’ici moins de dix ans, Israël et les territoires qu’il a occupés en 1967 comporteront une majorité arabe, qui deviendra progressivement écrasante. L’« État juif et démocratique », selon ses lois fon-
damentales, fera alors face à un terrible dilemme :
— soit il choisira la démocratie, et notamment accordera le droit de vote à tous les habitants, y compris Palestiniens, auquel cas ce ne sera plus un État juif ;
— soit il tiendra à préserver son caractère juif, auquel cas il ne pourra pas être démocratique. Et cet apartheid imposé à une majorité arabe sans cesse plus large provoquera des soulèvements plus puissants encore, auxquels l’armée israélienne réagira par une répression plus violente encore. Vu les rapports de force militaires, un tel scénario débouchera sur l’écrasement des Palestiniens, mais il entraînera aussi, à terme, la disparition d’Israël comme État juif.
À ce piège tragique, il n’y a, du point de vue israélien, que deux issues :
— soit la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël, qui permette aux deux peuples de coexister en toute souveraineté et sécurité ;
— soit l’expulsion d’un maximum de Palestiniens qui préserve — provisoirement — la majorité juive dans le « Grand Israël ».
D’évidence, Ariel Sharon et ses amis excluent la première solution. Sans doute rêvent-ils de la seconde. Mais ils ne sont pas seuls — heureusement — à en décider. Avec l’accord de Genève, une première condition, essentielle, a été réalisée : il existe à nouveau une
voie vers la paix, que des Israéliens et des Palestiniens, représentatifs d’une large fraction de leur peuple, entendent désormais frayer ensemble. Il nous revient de les y aider. Par ce « nous », j’entends bien sûr la communauté internationale, dont j’ai dit qu’elle devait prendre à bras le corps le problème qu’elle a créé en 1947. Mais je pense aussi aux citoyens français que nous sommes.
L’Union européenne a signé en 1995 un accord d’association avec Israël, qui instaure un système de libre-échange, grâce auquel l’État juif vend à l’Union 28 % de ses exportations, et lui achète 44 % de ses importations ; il en fait en outre le seul État non-européen asso-
cié au Programme européen de recherche, de développement technologique et de démonstration (PRCD). Or l’article 2 de l’accord stipule que « les relations entre les parties, de même que toutes les dispositions du présent accord, se fondent sur le respect des droits de l’homme et des principes démocratiques, qui guident leur politique intérieure et internationale et constituent un élément essentiel de cet accord ». La politique du gouvernement Sharon dans les territoires occupés en viole donc de manière flagrante le texte et l’esprit. C’est pourquoi, le 10 avril 2002, en pleine opération « Rempart », le Parlement européen a demandé, à une large majorité, à la Commission et au Conseil « la suspension de l’accord d’association euro-méditerranéen UE-Israël ».
Cette exigence s’adresse aussi à la France. Le président de la République et le ministre des Affaires étrangères font souvent, sur la paix au Proche-Orient, de beaux discours. Reste néanmoins à les traduire en actes. Paris peut et doit convaincre ses partenaires européens
de mettre Ariel Sharon en demeure, soit de respecter les résolutions des Nations unies, soit de perdre les avantages que lui procure l’accord d’association. Voilà un argument massue dans la bataille diplomatico-politique. Et un bel objectif pour la mobilisation dans notre pays.
Propos recueillis le 23 octobre 2003, par Jean-Marie MULLER et François VAILLANT
Retranscription : Cyril HAULAND GRONNEBERG
1) Le Bund, « organisation sociale-démocrate des ouvriers juifs », est né en Russie dans la clandestinité en 1897. Il contribuera à la victoire du Parti bolchevique en 1917 avant d’être réprimé, puis interdit par ce dernier.
2) Dirigeant de la première Intifada, il a constitué, durant la seconde, le Tanzim, organisation liée au Fatah, et s’est battu pour limiter
aux Territoires occupés la lutte contre l’occupation israélienne. Il est actuellement emprisonné et jugé en Israël.
3) Lire, dans Le Monde diplomatique de novembre 2003, l’article de Leila Farsakh, « De l’Afrique du Sud à la Palestine ».