Pour qu’une sanction éducative produise les effets souhaités, le transgresseur doit disposer de conditions psychiques adaptées.
CHRISTIAN ROBINEAU, Psychologue clinicien. Coordinateur de l’Escabelle, co-auteur de : Signes de souffrances en périnatalité, Toulouse, Erès, 2000 ; Filiations à l’épreuve, Toulouse, Erès, 2002.
Lors des échanges préparatoires à ce numéro, au comité de rédaction d’ANV, Eirick Prairat insistait sur la nécessité d’envisager la question de la sanction en amont de l’acte de transgression, et de penser le contexte, le « cadre socialisant » qui, pour bonne part, détermine la possibilité comme les formes de la transgression et de la sanction elle-même. Comment intègre-t-on les normes, les codes nécessaires à une vie collective ? Comment l’échec de cette intégration peut-elle être déterminante dans l’apparition de la transgression ? Quelles modalités doit emprunter la sanction pour servir à une (ré)intégration, pour produire du lien social et de la symbolisation, au lieu de faire redoubler la violence et la déliaison ? 1 Le champ éducatif ne m’étant pas le plus familier, je m’abstiendrai de proposer des réponses pratiques aux questions énoncées ci-dessus. Mon propos sera plutôt d’avancer quelques hypothèses sur les conditions psychiques hors desquelles la sanction ne peut guère prétendre à une quelconque efficience.
Aller dans le mur
La vulgate sociologico-journalistique nous le serine à l’envi : si les jeunes — il s’agit toujours des jeunes — font aujourd’hui tant de bêtises, c’est qu’ils n’ont plus ni limites ni repères. Ceux que leur donnaient, dans un hier probablement mythique, la famille traditionnelle, l’école, l’Église, l’armée, le parti, bref, tout ce qui était censé canaliser les pulsions anarchiques, borner la réalisation du désir, en un mot : socialiser. Et d’invoquer, tantôt avec nostalgie, ces repères séculaires disparus avec la crise économique et la fin des « grandes » idéologies, ou tantôt, avec acrimonie, les conséquences des utopies « libératrices » post-soixante-huitardes.
Ce discours peut passer pour progressiste. La responsabilité de la faute n’est plus ici pensée comme individuelle ou naturelle, elle est attribuée à la déliquescence du collectif, désormais supposé incapable de donner aux nouvelles générations ce cadre minimal qui doit être imposé au désir individuel pour que la vie en société soit possible. Il ne s’agit pas d’accabler le « sauvageon », il faut faire son bonheur social en lui donnant de la limite, du repère, de la borne, de la règle, du cadre. Peu importe que, dans le même temps, les adultes s’avouent bien embarrassés d’en trouver pour eux-mêmes. L’essentiel est ici d’en imposer aux plus jeunes.
Tous ces éléments ne sont pas entièrement faux. L’idéologie, pour être appétissante, se cuisine toujours avec de vrais morceaux de réel dedans. Le problème réside peut-être davantage dans les conséquences pratiques de ce rappel à l’ordre : de la « tolérance zéro » à la « théorie de la vitre brisée » — nouvelles justifications pseudo-scientifiques de la bonne vieille répression policière à l’égard des classes les plus pauvres 2 —, en passant par les centres éducatifs fermés promis par la gauche ou les errances sécuritaires sarko-syennes, on discerne aisément à quelle politique peut conduire l’idéologie de la restauration des limites : construire des murs, encore des murs, toujours des murs. Ceux des prisons, mais aussi ceux contre lesquels on risque de se jeter intellectuellement et socialement, tête baissée, à ne pas per- cevoir que la seule (ré)instauration de limites ne suffit en rien à rendre une sanction efficace, bien au contraire, tant celles-ci doivent, pour avoir une quelconque réalité, être perçues comme nécessaires et légitimes.
Pour esquisser quelques pistes potentiellement plus fructueuses, j’emprunterai ici deux voies. Dans un premier temps, une rapide promenade sémantique permettra de distinguer quelques termes généralement employés les uns pour les autres. Cette différenciation aura surtout pour objet de repérer les différences et convergences des processus psychiques auxquels on peut les associer. Dans un deuxième temps, je reprendrai la conception psychanalytique du cadre pour en tenter une transposition analogique dans le champ éducatif, afin de proposer quelques hypothèses sur les conditions nécessaires à ce que la sanction génère un effet de symbolisation.
Un peu de vocabulaire...
La vulgate évoquée plus haut utilise indifféremment, je l’ai dit, un certain nombre de termes dont on va voir qu’ ils sont pourtant relatifs à des processus psychiques qu’ il n’est pas inutile de différencier 3.
Repère
Concrètement : « Marque, signe servant à signaler, à retrouver un point, un emplacement à des fins précises. » « Objet, élément connu qui sert à reconnaître, à retrouver un lieu, un emplacement. » Au figuré : « Tout élément abstrait ou indice permettant de reconnaître, de situer quelque chose dans une chronologie, un ordre, une continuité, un ensemble de faits, de phénomènes. »
Le repère évoque ainsi la fixité, la stabilité (on peut y revenir, le reconnaître), soit dans un environnement instable, soit pour un sujet lui-même instable (en déplacement). Le mouvement ne se discernant que sur fond d’immobilité, le repère est la condition même du déplacement. Il organise l’espace, lui donne du sens. Il est ce qui permet de s’orienter, de savoir où l’on est, éventuellement où l’on va. Sa régularité permet la continuité de la vie psychique et la constitution de l’identité. On comprend dès lors que, lorsque les repères changent, le travail psychique à accomplir puisse ne pas seulement relever d’une simple adaptation à l’environnement mais d’une réorganisation interne plus ou moins massive et plus ou moins douloureuse.
Limite
« Ligne qui détermine une étendue, une chose ayant un développement spatial ; ligne qui sépare deux étendues. » Au figuré : « Ce qui détermine un domaine, ce qui sépare deux domaines », ou encore : « Ce qui ne peut ou ne doit être dépassé. »
La limite a donc pour fonction première de différencier deux espaces : dedans/dehors, en-deçà/au-delà. Elle évoque ainsi, dans le registre de l’identité, l’opposition entre le familier et l’étranger. On pourrait la considérer comme neutre — simple indication, repère « cartographique ». Mais une limite est toujours tracée, ou investie psychiquement comme telle, par quelqu’un (individu ou groupe). Elle n’existe que parce qu’existe la potentialité de son franchissement, voire de son franchissement non autorisé (trans-gression). Elle suppose le désir du passage, c’est-à-dire le manque d’un objet (psychique) d’un côté de la limite et le souhait d’aller se l’approprier de l’autre côté. Elle est donc indissociable de l’interdit qui, tôt ou tard, s’oppose au désir de franchissement et d’appropriation (voire le constitue). Si l’on considère la position psychique de celui qui se trouve de cet autre côté de la limite, le mouvement n’est plus de déplacement mais de défense, contre ce qui pourrait faire intrusion, effraction, de ce qui pourrait perforer ou déborder nos barrières de protection, soit pour s’approprier un objet que nous considérons comme nôtre, soit pour attaquer notre identité ou notre existence même 4.
Borne
La borne entremêle la dimension de la limite et celle du repère. Elle peut être ainsi un « bloc de pierre, poteau, etc., indiquant la limite d’un champ » ou, au figuré et au pluriel, « les (dernières) limites (de quelque chose) ». Elle peut être utilisée dans le registre de la protection : « Bloc de pierre que l’on mettait à côté des portes, le long des murs, etc., pour les protéger du choc des roues des voitures. » Mais elle peut être aussi un « bloc de pierre, de maçonnerie, etc., servant de repère sur une voie, un parcours » (borne kilométrique, par exemple).
Dans le premier sens, la borne indique ainsi un espace qui finit ou qui commence. Mais une borne seule ne fait pas un entour, une enveloppe, un cadre, elle n’est qu’un des multiples points d’une ligne-frontière. Dans le second sens également, les bornes n’ont de sens qu’à être plusieurs. C’est leur succession qui indique le déplacement sur un axe.
Règle
Concrètement, il s’agit bien sûr de cet « instrument à arêtes vives dont on se sert pour tracer des lignes droites et pour mesurer. » Mais les notions de rectitude et de mesure (celle de l’écart à la norme) se retrouvent dans les divers sens abstraits : « Prescription d’ordre moral ou pratique, plus ou moins impérative, relative au domaine social, juridique, administratif, idéologique ou religieux », ou « Méthode, recommandation résultant d’une étude ou de l’expérience et applicable dans un domaine donné pour atteindre une certaine fin », ou encore « Principe régissant un langage ou certains phénomènes naturels. »
Là encore, on retrouve la double dimension du repère et de la limite. Il s’agit à la fois de ce qui est « de règle », ce qui se retrouve ou se répète dans certaines conditions, et de ce qui est « en règle », autrement dit ce qui ne franchit pas de manière illégitime la limite.
Au terme de cette rapide exploration sémantique, deux remarques.
1. De manière insistante s’affirme un couple de complémentaires. D’une part, les repères, comme ensemble d’éléments stables et familiers, à partir desquels l’espace peut être perçu comme ordonné, organisé, et qui permettent que le déplacement ne soit pas simple errance mais possède un sens. D’autre part, les limites, qui mettent en jeu la différenciation des espaces, l’opposition familier/étranger, le passage, le désir et l’interdit, l’agression et la protection.
2. Ces définitions ne manquent pas d’être immédiatement évocatrices, probablement parce que les fantasmes qu’elles convoquent sont à la fois relatifs aux expériences corporelles les plus intimes et les plus archaïques (limites corporelles, construction de la différence moi/non-moi...) et aux dimensions les plus institutionnalisées de la vie collective (normes culturelles et sociales, rituels, prescriptions et interdictions groupales...). Pour autant, elles sont loin de répondre à nos questions de départ : comment un sujet peut-il faire siens les repères et limites qui lui sont proposés/imposés par son environnement familial et social ? Et comment la sanction d’un franchissement de ces limites peut-elle contribuer à ce que celles-ci soient davantage intériorisées, donc opérantes ? La notion de cadre, telle qu’élaborée depuis une vingtaine d’années par les psychanalystes français, me paraît pouvoir fournir de ces questions un modèle de compréhension dont l’utilité va bien au-delà de la seule situation analytique.
Fonctions du cadre
Cadre et processus
Au début des années quatre-vingts émergeait, dans les travaux psychanalytiques de langue française, la problématique des relations entre cadre et processus, qui a donné depuis matière à une multitude d’articles et d’ouvrages 5. Si quelques précurseurs avaient défriché le ter- rain (Donald W. Winnicott, Marion Milner, Masud R. Khan, entre autres), l’auteur auquel se réfèrent de manière fondatrice les travaux francophones sur ce sujet est un analyste argentin, José Bleger, principalement pour un article de 1967 : « Psychanalyse du cadre psychanalytique » 6. Texte bref mais complexe, dont je n’utiliserai ici que quelques éléments utiles à mon propos.
1. Bleger nomme situation psychanalytique « la totalité des phénomènes inclus dans la relation thérapeutique entre le psychanalyste et son patient. » 7 Cette situation comprend deux éléments : « un processus, que nous étudions, analysons et interprétons » 8 et un cadre, c’est-à-dire un « non-processus, [...] les constantes à l’intérieur des- quelles ce processus a lieu. » 9 Autrement dit, « le cadre [correspond] alors aux constantes d’un phénomène, d’une méthode ou d’une technique et le processus à l’ensemble des variables »10. L’importance de cette différenciation tient à ce qu’« un processus ne peut être soumis à l’investigation que si les constantes (le cadre) sont maintenues » 11. Prolongeant ce qu’écrit Bleger à la lumière de travaux plus récents, l’on peut dire que le cadre comprend ainsi à la fois le dispositif matériel (le cabinet de l’analyste, le couple classique divan-fauteuil), le contrat passé entre l’analyste et l’analysant (fréquence, horaire et durée des séances, honoraires, interruptions convenues — vacances, par exemple), la règle fondamentale (que l’on résume souvent par « tout dire mais ne faire que dire »), mais aussi le « cadre interne » de l’analyste (formation, appartenances groupales, références théoriques, éthique, etc.).
2. Le cadre idéal est muet. On ne s’aperçoit de son existence que lorsqu’il fait défaut, ou subit des attaques, c’est-à-dire quand il passe du statut de constantes à celui de variables. Pour que le processus — mouvement sur le fond d’immobilité du cadre — puisse continuer d’être analysé, « le psychanalyste maintient et tend activement à maintenir le cadre invariable : tant qu’il en est ainsi, le cadre nous semble inexistant tout comme les institutions ou les rela- tions dont nous n’ avons conscience que lorsqu’ elles manquent, sont obstruées ou cessent d’exister »12.
3. Dans le cours du développement, les fonctions de représentation et de perception se construisent à partir de l’expérience de l’absence. Ce qui est perçu par le sujet, c’ est « ce dont l’ expérience lui a montré qu’ il pouvait manquer » 13. Ce qui n’a jamais manqué n’est pas perçu mais existe pourtant. Ce non-perçu est en premier lieu la relation symbiotique primitive de l’enfant avec sa mère, état à partir duquel le moi de l’enfant va progressivement se construire, en se différenciant du moi maternel, grâce aux expériences de gratification et de frustration. Mais persiste toujours dans la personnalité de chacun, même à l’âge adulte, une part de non-perçu, qui constitue le noyau primitif, indifférencié, indiscriminé, de l’identité, résidu de la relation symbiotique primitive. Ce « noyau agglutiné » (José Bleger), cette « part psychotique de la personnalité » (Wilfred R. Bion), c’est ce que le patient « dépose » dans le cadre pour que celui-ci gère à sa place les angoisses (de confusion, notamment) qui lui sont liées, comme d’autres angoisses archaïques (effondrement, arrachement, morcellement, abandon, etc.). C’est aussi ce que nous confions aux institutions auxquelles nous appartenons, celles-ci assumant ainsi pour nous des fonctions de gestion de l’angoisse et de défense contre ces dernières, et constituant ainsi une part de notre identité. On comprend dès lors que, si un cadre (analytique, institutionnel, social, culturel...) fait défaut, est attaqué, devient « variables » et non plus « constantes », surgissent avec parfois une extrême intensité les manifestations d’ une angoisse d’ autant plus inattendue qu’ on la croyait contrôlée, « immobilisée » dans le cadre, et qui est relative aux fondements mêmes de notre identité.
Fonctions contenante, limitative et symboligène
De nombreux travaux ont approfondi la conception blegerienne du cadre. Je retiendrai seulement ici celui de Jean-Pierre Caillot et Gérard Decherf, qui distinguent trois fonctions du cadre 14.
La fonction contenante est en fait double. Sa première composante est celle que je viens d’évoquer : le cadre reçoit en « dépôt » la partie la plus primitive de la personnalité et assure, par sa permanence et sa stabilité, que le mouvement et le changement soient possibles. Il joue également le rôle d’une « peau psychique », rassemblant et faisant tenir ensemble les diverses parties de la personnalité 15. La deuxième composante, que n’évoquent pas Caillot et Decherf, est ce que René Kaës, dans la lignée de W. R. Bion16, nomme la fonction « conteneur » 17. Elle est conçue en analogie avec ce que Bion appelle la « capacité de rêverie » de la mère : le bébé, soumis à l’expérience désagréable de certaines impressions sensorielles, de certains affects bruts, ingérables pour lui compte tenu de l’état de développement de son psychisme, les expulse, les projette sur sa mère. Celle-ci accueille les projections, les prend en charge, les métabolise en leur donnant du sens, les « désintoxique », dit Bion, ce qui permet au bébé de les réintrojecter sous une forme assimilable pour lui. Un exemple concret de ce processus pourrait être celui du bébé qui pleure, en proie à une sensation stomacale désagréable, et auquel sa mère va répondre en interprétant ces pleurs comme une manifestation de faim. C’est notamment en étayage sur cette capacité de rêverie maternelle que se construit le psychisme de l’enfant. Tout cadre digne de ce nom assume une fonction comparable d’interprétation, de mise en forme, en sens, des projections les plus archaïques.
La fonction limitative distingue un en-dedans et un en-dehors du cadre, et permet ainsi de définir où, quand et à qui s’appliquent les règles prescriptives et interdictives spécifiques à un cadre donné. Par exemple, pour le cadre analytique : le privilège accordé à la parole sur l’acte et à l’association libre sur la pensée rationnelle, l’interdit du toucher renvoyant aux interdits fondamentaux du meurtre et de l’inceste, etc. Cette fonction limitative permet de distinguer dans quelles situations le cadre est défaillant ou transgressé (de la part de l’analyste comme de l’analysant).
La fonction symboligène est la résultante des deux premières. Le cadre, parce qu’il accueille et permet de traiter les angoisses archaïques, parce qu’il limite la réalisation des fantasmes d’omnipotence infantile, parce qu’il exerce à la fois des tâches de différenciation et de liaison, constitue la condition du travail de pensée.
La symbolisation, enjeu de la sanction
1.– Bouleversement des cadres psychiques collectifs
Dans un groupe donné, la question de la sanction ne vient au premier plan que lorsque le cadre est interrogé, plus ou moins violemment, dans ses capacités à assumer tout ou partie de ses fonctions. Et cette mise en question du cadre est intimement liée aux moments de mutation de l’ identité du groupe.
C’est bien ce qui s’est passé, d’ailleurs, pour le cadre analytique. Comme l’aremarqué Simone Decobert, l’émergence de la notion même de cadre, dans la théorie analytique, s’est effectuée au moment où le groupe des analystes, dont les pratiques s’étaient notablementélargies au-delà de la cure type « divan-fauteuil » (psychanalyse d’enfant, pratiques en institution, avec des psychotiques, en groupe, etc.) se posait la question de son identité, de ce qui distinguait fondamentalement l’analyse d’autres pratiques psychothérapeutiques 18.
De la même manière, rien d’étonnant à ce que le couple transgression/sanction fasse la « une » des journaux — et d’une revue sur la non-violence — à un moment de bouleversement identitaire de nos sociétés. En vrac : déclin de certaines idéologies politiques messianiques, mondialisation des échanges économiques, précarisation de l’emploi, balkanisation de certaines régions du monde, mutation des repères classiques de la filiation — familles recomposées, homopa- rentalité, développements de la génétique et des techniques d’aide médicale à la procréation... 19 —, rigidification des identifications ethniques et/ou religieuses, transformation des modes de communication à l’aide des techniques de télécommunication et de numérisation, etc. On pourrait allonger à l’envi cet inventaire hétéroclite qui témoigne, à la fois, d’un bouleversement de nos cadres psychiques collectifs et des tentatives, en cours, de leur recomposition.
Rien d’étonnant, donc, à ce que la thématique de la sanction vienne au premier plan de nos préoccupations : ce qui est en jeu, c’est la transformation de certains de nos cadres de constantes en variables, le flou accentué de leurs limites, leur incapacité insistante à contenir activement les angoisses archaïques, leur défaillance à symboliser la différence, le lien ou l’appartenance. Dans ces conditions, il devient parfois difficile de distinguer ce qui est transgression de ce qui ne l’est pas 20, et c’est entre autres cette difficulté que vient tenter de résoudre une réflexion sur la sanction.
Une restauration défensive
Dans cette perspective, on peut se demander quel rôle joue l’idéologie de la restauration des limites, évoquée au début de cet article, et qui, pour être plus ancienne, n’ en trouve pas moins une expression politico-médiatique spectaculaire en France depuis les élections de 2002. « Tolérance zéro », « réinvestissement des zones de non-droit », on pourrait, là encore, énumérer au-delà du digeste les formules qui en témoignent.
L’objectif affiché en est clair : sanctionner rigoureusement, autrement dit non seulement durement mais aussi régulièrement (à chaque fois qu’ il y a transgression), c’ est indiquer nettement où sont les limites et donc ce qui est transgressif. Est attendue de cette clarification une prise de conscience, préalable à une réduction des transgressions.
Si la démarche n’est bien sûr pas absurde, c’est son caractère excessif qui attire l’attention et suggère qu’elle procède d’une tout autre préoccupation que celle qui est déclarée. On peut ainsi faire l’hypothèse que, si elle semble assumer une fonction éducative (dire clairement l’interdit), son aspect outrancier révèle sa fonction défensive : fantasme de suture, mouvement de rigidification, de colmatage d’une coque qui semble prendre l’eau de toutes parts. Les limites ne sont jamais désignées de manière aussi rigide que lorsque ceux qui les tracent ne savent plus vraiment eux-mêmes où elles (et ils) se trouvent.
Priorité à la fonction contenante
Ce mouvement, que l’ on pourrait qualifier d’ insistance exclusive sur la fonction limitative du cadre, montre... seslimites au point où il dissout toute préoccupation pour la fonction contenante. C’est cette dissolution que manifeste également le rituel débat sur le thème « prévention ou répression ». Chacun peut bien se récrier « mais il faut faire les deux ! » (tout en se cantonnant d’ailleurs le plus souvent à la répression), le problème demeure aussi mal posé. Accentuer les actions de prévention est probablement à la fois plus intelligent et plus efficient que de se contenter de la répression, mais c’est encore rester centré sur la logique de la transgression (à réprimer ou à prévenir), donc sur la fonction limitative.
Je soutiendrai pour ma part que, contrairement aux apparences, dans un contexte contemporain de mutation généralisée des cadres collectifs, le point nodal où se joue aujourd’hui l’efficacité de la sanction, c’est la fonction contenante. Rappeler les limites, fût-ce de la manière la plus vigoureusement explicite, n’est d’aucune utilité si, dans le même temps, le cadre est incapable de contenir activement les angoisses archaïques, de constituer un étai pour la construction de l’identité, de s’offrir comme une matrice du travail de symbolisation. Si les limites ne sont pas à la fois interdictrices et protectrices, la sanction ne permettra pas une intériorisation accrue de celles-ci mais, au mieux, n’aura aucun effet et, au pire, sera vécue comme une abstraction à valeur persécutive, c’est-à-dire comme un véritable appel à une transgression renouvelée. Autant, dans ces conditions, souffler sur les vagues dans l’espoir d’empêcher la marée de monter.
1) Qu’Eirick Prairat me pardonne si ma reprise ne rend compte que très imparfaitement de ses propos. L’essentiel réside ici surtout dans les réflexions qu’elles ont suscitées chez moi.
2) Cf. L. Wacqant, « Sur quelques contes sécuritaires venus d’Amérique », Le Monde diplomatique, mai 2002, pp. 6-7.
3) Toutes les définitions citées dans le présent chapitre sont tirées de ce remarquable outil qu’est la version informatisée — et accessible gratuitement — du Trésor de la langue française : http://atilf.inalf.fr/
4) « Frontière », cousine germaine de « limite », signifiait à la fin du XIIIe siècle « place fortifiée faisant face à l’ennemi » et même, un siècle auparavant, « front d’une armée ».
5) Une recension effectuée en 1987 comptait déjà quelque deux cent cinquante références : F. Joly, P.-A. Raoult, « Bibliographie thématique : le cadre thérapeutique », in Collectif, Le Cadre thérapeutique. Transfert et symbolisation, 2e éd., Paris, cerpp, 1989, pp. 273-335.
6) J. Bleger, « Psychanalyse du cadre psychanalytique » (1967), traduction française in Symbiose et ambiguïté. Étude psychanalytique, Paris, Puf, 1981, pp. 283-299.
7) Ibid., p. 283.
8) Ibid.
9) Ibid.
10) Ibid.
11) Ibid.
12) Ibid., p. 285. « Sont obstruées » est une traduction un peu trop littérale de « se obstruyen », qu’emploie Bleger dans le texte original (Simbiosis y ambiguëdad, Buenos Aires, Editorial Paidós, 1967, p. 239). Mieux vaudrait dire « se bloquent », ainsi qu’on le trouve dans une autre traduction de ce texte (in R. Kaës (dir.), Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979, p. 258), ou encore « sont entravées », comme le propose le dictionnaire.
13) Ibid., p. 286.
14) J.-P. Caillot, G. Decherf, Thérapie familiale psychanalytique et paradoxalité, Paris, Clancier-Guénaud, 1982, pp. 43-56.
15) Cette notion de peau psychique a été élaborée notamment par E. Bick (« The Experience of The Skin in Early Object Relations », International Journal of Psycho-Analysis, 1968, Vol 49, pp. 484-486) et par D. Anzieu (Le Moi-peau [1985], 2e éd., Paris, Dunod, 1995).
16) W. R. Bion, Aux sources de l’expérience (1962), traduction française, Paris, Puf, 1979.
17) R. Kaës, « Introduction à l’analyse transitionnelle », in R. Kaës (dir.), Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979, p. 69.
18) S. Decobert, « Note sur la notion de cadre », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1986, n° 2, pp. 33-41.
19) Cf. L’Escabelle, Filiations à l’épreuve (textes réunis par Ch. Robineau), Toulouse, Érès, 2002.
20) Les débats médiatiques sur la dépénalisation du cannabis ou sur le clonage reproductif humain illustrent bien cet embarras.