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François Vaillant et Edmond Simeoni

Année de publication

2016

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Quand on remonte au début du nationalisme corse, la figure d’Edmond Simeoni apparaît. Ce médecin de profession n’a pas arrêté jusqu’à nos jours à faire valoir sa pensée par diverses actions au fil des années. Actuellement partisan de la non-violence, ses prises de position morales et politiques sont considérées avec respect, même par ses adversaires.

 

Qui est Edmond Simeoni ?
Enfance en milieu rural, en Corse, à Francardu et Lozzi.
Études secondaires au lycée de Bastia.
1952, début de ses études de médecine à Marseille.
Se marie avec Lucie ; ils auront deux enfants. Il crée en 1960 l’ « Association des étudiants corses » à Marseille pour protester contre le scandale des expérimentations nucléaires en Corse, à l’Argentella (Calvi). La population corse de l’ile et de la diaspora se mobilise fortement ; la victoire est au rendez-vous. L’État renonce.
S’installe en 1965 à Bastia comme médecin gastro-entérologue.
Co-fondateur en 1967 avec son frère Max Simeoni de l’ « Action régionaliste corse » (ARC), rebaptisée en 1975 « Action pour la renaissance de la Corse ».
Organise en 1973 un Collectif contre le déversement de boues rouges toxiques par un trust international - la Montedison -, au large du Cap Corse ; l’île, méprisée, est en ébullition et une grande manifestation à Bastia dégénère avec l’occupation de la sous-préfecture. Edmond Simeoni se constitue prisonnier quelques jours après ; le séjour en prison est bref -10 jours - car il est libéré par une grève générale dans l’île : Ile morte (Isula Morta). La victoire contre la Montedison est au rendez-vous.
Le 21 août 1975, il occupe la cave d’Aléria avec douze militants de l’Arc ; à la tête de ce commando armé de fusils de chasse, il agit pour protester contre la colonisation agricole de la Corse et une escroquerie, masquée par les pouvoirs publics, et qui menaçait de ruiner des centaines de petits viticulteurs. C’est l’affaire d’Aléria : (procès en 1976 ; condamnation à trois ans de réclusion et deux ans avec sursis ; sortie de la prison de la Santé (Paris), en 1977.
Élu en 1981 conseiller de l’Assemblée de Corse, avec six autres camarades (Liste autonomiste de l’UPC).
En 1987, conférence de presse à Bastia où il procède à son autocritique « s’incline avec compassion et respect devant toutes les victimes d’hier, sans exception (morts et blessés) et devant leur famille. » Il demande à tous les responsables locaux et à l’État, de procéder de même. L’objectif est clair ; instaurer le dialogue, reconnaitre ses propres torts, chercher ensemble une solution. En vain.
En 1992, démission de l’Assemblée de Corse pour désaccord avec la politique du FLNC.
Élu en 2003 à l’Assemblée de Corse avec le groupe Unione Naziunale.
Inlassable défenseur, jusqu’à nos jours, d’un Statut d’Autonomie Interne pour la Corse et de l’instauration de la démocratie dans l’île.
Blog : www.edmondsimeoni.com et Twitter : @EdmondSimeoni
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ANV : Vous êtes considéré par beaucoup comme le père du nationalisme corse. Depuis plusieurs années, vous militez pour le choix de moyens non-violents. Quelles sont vos rencontres, lectures et événements qui vous ont conduit à cet engagement ?

Edmond SIMÉONI : Ceci me semble erroné et abusif car le père du nationalisme corse est Pasquale Paoli, homme des Lumières ; je me considère comme un élève. Dès l’âge de 25 ans, je me suis engagé pour la défense de notre peuple. La connaissance - tardive - de l’Histoire m’a appris que la force avait primé sur le droit, en 1769, où les armes du très puissant Roi de France ont écrasé, à Ponte Novu, les troupes locales de Pascale Paoli, vaillantes, mais en état d’infériorité numérique et technique.

 

   L’attitude des pacifistes dans les années trente m’a beaucoup interpellé. Je dois dire aussi que l’holocauste reste pour moi une question angoissante. Comment l’Allemagne - pays de poètes, de culture, du développement scientifique et économique - a-t-elle pu revêtir la tenue du bourreau, de la violence de masse ?

 

   J’ai beaucoup lu en prison, après Aleria en 1975, et notamment des ouvrages relatifs à Gandhi, à Martin Luther King, et à la Shoah, mais aussi les biographies de grands leaders comme De Gaulle, Adenauer, Mao, Staline. Instructif et passionnant. On en sort vacciné contre la violence. La leçon fondamentale que j’en ai tirée est qu’il ne faut jamais s’accommoder de l’injustice, mais qu’il existe d’autres moyens efficaces, non-violents, pour la condamner à l’échec, arracher la liberté, pour construire une société juste et apaisée.

   Mes lectures sur la non-violence m’ont renforcé dans la conviction que l’on ne peut construire une société démocratique qu’avec les moyens de la démocratie, donc de la non-violence. Le choix des moyens non-violents (boycott, non-coopération, désobéissance civile, occupation de bâtiments publics…) n’est pas seulement d’ordre morale mais aussi pour l’efficacité de l’action. Les moyens sont la fin en devenir. Ils permettent d’établir un rapport de forces propres à toutes les luttes non-violentes. La non-violence est inventive. À nous, Corses, de la développer dans nos justes combats.

 

ANV : Le FLNC a décidé, le 25 juin 2014, de renoncer au combat armé, après plus de 10 000 attentats et deux cents morts depuis sa création en 1976. Pourquoi, selon vous, le FLNC a-t-il pris cette décision ?

 

E. S. : Le FLNC a pris cette décision et l’a explicitée. Il a estimé que les progrès de la prise de conscience insulaire et dans la diaspora, ainsi que les avancées politiques enregistrées en Corse, rendaient inutile, coûteuse et contre-productive la poursuite de l’opposition armée. Je pense que les réticences importantes et anciennes de la majorité de la population ont joué aussi un rôle, mais cela ne fut pas déterminant dans la décision du FLNC, habitué qu’il était au fil des années à affronter l’impopularité, inévitable mais nécessaire selon lui pour émanciper la Corse.

 

   Notre divergence avec le FLNC, dès sa création en 1976, est venue du fait que nous avions des revendications différentes – eux l’indépendance, nous l’autonomie interne dans le cadre de la République française – , mais aussi un choix de moyens de lutte opposés, la clandestinité pour eux, le combat public démocratique pour nous.

 

 

ANV : On a parlé de dépôt des armes de la part du FLNC, mais pourquoi, selon vous, n’ont-t-ils pas encore opéré ce dépôt, par exemple lors d’une cérémonie publique, cela aurait une forte signification pour la population corse et sur le continent ?

 

E.S. : Selon nos renseignements, ils ont fait volontairement le choix de la sobriété et d’un contenu, assumé, d’un message de paix – sans armes, sans menaces ni conditions ; ce qui ne les empêche pas de communiquer, très rarement d’ailleurs.

 

 

ANV : Sur votre blog (www.edmondsimeoni.com) vous parlez souvent du besoin urgent du peuple corse à se réconcilier avec lui-même. Existe-t-il des associations ou des institutions qui s’occupent d’accueillir et d’entendre les désarrois des milliers de victimes des attentats et assassinats politiques, notamment des centaines d’orphelins et veuves et veufs entre 1976 et 2014 ?

 

E.S. : Une société sans paix, dans tous les domaines, est une société malheureuse, déchirée, anxiogène ; ce facteur est intrinsèquement une véritable violence. La Corse a payé un lourd tribut historique, déjà, avec l’occupation génoise qui a duré plusieurs siècles.

 

   Aujourd’hui, la réconciliation du peuple corse avec lui-même est un impératif majeur car la démocratie est le socle principal que l’émancipation nationale impose et exigera.

 

   La Corse n’a pas créé d’organisations particulières pour gérer les situations dramatiques que vous décrivez. Mais elle n’est pas restée inerte pour autant; les solidarités internes se sont manifestées autour de victimes et de leurs familles. La Ligue des Droits de l’Homme mène un combat, constant et acharné, pour la démocratie, la vérité, la justice ; le groupe Corte 96 a fait plus modestement de même. Des contacts ont eu lieu avec la communauté de Sant’Egidio, les « faiseurs de paix » de l’île, avec aussi des militants humanistes du Pays Basque et d’Irlande qui, eux aussi, ont connu des périodes violentes.

 

   Les écologistes ont largement contribué en Corse à cette mouvance de paix en faisant respecter le droit de l’environnement. Tous les combats pour la démocratisation de l’île visent, en fait, à éradiquer la violence et à exiger de l’État français une efficacité réelle. Par exemple, le taux d’élucidation des homicides reste dérisoire. Mais, n’oublions pas les prisonniers politiques corses qui, dans l’attente d’une mesure d’amnistie – que la Corse souhaite ardemment –, ont un droit élémentaire au rapprochement familial et à un minimum d’humanité et d’équité. Ils font partie intégrante de la « question corse » ; ils feront nécessairement partie de la solution, conformément d’ailleurs aux usages internationaux en la matière.

 

 

ANV : D’où provient selon vous le clanisme sur l’île, à qui profite-il, comment se manifeste-t-il encore ?

 

E.S. : Le clanisme historique m’apparaît comme consubstantiel de l’histoire des hommes, sous toutes les latitudes, sous tous les régimes, mais il me semble que la Méditerranée se distingue en l’occurrence. Sans doute a-t-il trouvé ici – dans la composition, la proximité, l’intrication, et le mode de fonctionnement essentiellement ruraux de la société –, des ingrédients, des facilitateurs. Les tutelles étrangères – Rome mais surtout Gênes puis la France – les ont renforcés et utilisés comme courroie de transmission, pour la défense de leurs intérêts propres, garantis par la soumission du peuple.

 

   Pour forcer le trait, je dirai que tous les Corses ont été clanistes, le sont beaucoup moins aujourd’hui sous le poids de nos luttes notamment et plus encore de notre accession à de responsabilités majeures – à Bastia et à la CTC –, sous le poids aussi de la diminution de financements extérieurs (État français et Union Européenne). J’espère surtout que les Corses ne seront jamais plus clanistes à l’avenir car le système est incompatible avec la démocratie et avec une gestion saine d’un pays.

 

 

ANV : Pourquoi dites-vous que la Corse est une colonie française ?

 

E.S. : Oui, la Corse est bien la dernière colonie française. La Corse est un peuple, une nation. Elle fut libre et indépendante de 1755 à 1769, mais elle a été soumise par les armées de Louis XV à Ponte Novu qui l’ont alors réprimée de manière féroce. La pacification a duré dans les faits de 1769 à 1812. Cette histoire est glaçante tant l’horreur des massacres des populations villageoises dans de nombreuses régions de Corse rivalisent de monstruosités. Ces massacres hantent souvent mon esprit, mais je préfère ne pas les évoquer ici car ils ne peuvent qu’ensemencer la haine, aggraver et radicaliser le conflit entre la Corse et la France. Les lecteurs, intéressés, peuvent trouver les éléments dont je parle sur la Toile. Dire que les mœurs de l’époque étaient barbares ou que Napoléon lui-même a réprimé la Corse, ne retranche rien à la réalité dramatique des faits. Et surtout n’efface pas l’horreur, les peuples ont de la mémoire.

 

   Puis, la France a broyé la Corse dans son moule uniformisateur, éprouvé et efficace. Elle n’y a jamais créé les conditions, la matrice agricole, commerciale ou industrielle, du progrès. Elle y a puisé les hommes pour sa fonction publique, métropolitaine et coloniale, et pour ses guerres. Et surtout, elle n’y a jamais installé la démocratie. L’État et le clanisme, ligués et solidaires, ont assassiné la démocratie et la liberté, pendant deux-cent-cinquante ans. Concernant les méfaits du colonialisme, trop denses à évoquer, je renvoie à un article que j’ai écrit le 6 juin 2016 : « Corse, la dernière colonie française ».

 

 

ANV : Quelle grande réforme, à la fois nécessaire et réaliste, attendez-vous de l’État français ?

 

E. S. : Je pense que le temps des haines recuites, des oppositions stériles, même larvées, est révolu. Nos victoires politiques, fruits de dialogues et de compromis, contraignent tous les protagonistes de la crise historique corse à un examen rationnel, contradictoire et partagé, de la situation, du contentieux.

 

   L’émancipation de la Corse est irréversible. Le peuple corse a un droit légitime à exister, à être reconnu, à maîtriser son destin interne  comme le veut la règle intangible : le droit universel à l’autodétermination. La France a en Corse des intérêts légitimes. Nous devons chercher et mettre en place les solutions transactionnelles, respectueuses des intérêts des parties, nécessairement dans le cadre européen et dans la Méditerranée qui est notre berceau naturel. Nous sommes condamnés à nous entendre car cela est de notre intérêt mutuel, sans oublier les liens étroits, affectifs, que les sociétés, les familles, ont contractés depuis deux siècles et sans oublier les épreuves en commun (1914-1918 et 1939-1945).

 

 

ANV : Mais le plus grand frein à l’émancipation du peuple corse provient-il d’abord de l’État français ou de multinationales comme Monsanto, Bayer, Accor, etc. ?

 

E. S. : Les trusts, actuellement, n’ont pas d’incidence politique directe sur la détermination du destin de la Corse. Nous n’oublions pas, cependant, comment nous avons eu à en combattre, par exemple quand la Société Montedison polluait en 1973 le Canal de Corse avec le rejet scandaleux de boues toxiques et que les luttes ont contraint à renoncer. En d’autres occasions, nous avons déjà dû affronter des grands groupes financiers, des compagnies d’assurances, des lobbies du tourisme dans leur volonté de main-mise et de baléarisation…

 

 

ANV : Les Corses ont de nombreuses revendications identitaires, mais la grande majorité d’entre eux ne se sentent-ils pas cependant Français ?

 

E. S. : Certainement qu’une majorité de Corses se sentent encore français mais si l’on mesure le différentiel affectif existant entre le peuple Corse et l’État français, entre 1960 et aujourd’hui, on est frappé par le gouffre qui s’est créé. Les anciens sont déçus, souvent détachés, et la jeunesse majoritairement hostile à la situation actuelle. Le « problème corse » nié demeure aveuglant ! Il va devenir une priorité exigeante et risque d’aboutir, avec la prochaine génération, à la rupture, inutile et dommageable pour tous. Cette perspective est à proscrire d’autant plus - c’est mon avis personnel - que le rejet des Corses vise surtout l’État et pas le peuple français lui-même.

 

 

ANV : Quel type d’autonomie voulez-vous pour la Corse ?

 

E. S. : Depuis 1973, nous expliquons, nous déclinons notre conception d’un « Statut d’Autonomie Interne au sein de la République française. » Il est simple : en dehors des pouvoirs régaliens (Affaires étrangères, Justice, Intérieur, …) qui sont de la seule responsabilité de la France, toutes les autres compétences doivent revenir à la Corse. Ce qui nous permettrait de rejoindre le bloc de droit commun des Autonomies ; il compte 83 Pays en Europe qui vivent normalement sans conflit. Mais, in fine et en toute hypothèse, la parole appartiendra au peuple corse de l’île et de la diaspora, et à lui seul. Il choisira sa voie et ses dirigeants, dans une démocratie rénovée, omniprésente et tolérante.

 

La suite de cet entretien, que l’on lit sur la version papier à acheter sur ce site, comprend les réponses d’Edmond Simeoni aux questions suivantes :

 

ANV : Comment analysez-vous l’élection du nationaliste Gilles Simeoni (votre fils) à la mairie de Bastia en mars 2014 ?

ANV : Quels espoirs représentent pour les jeunes générations l’élection de Gilles Siméoni comme président du Conseil exécutif de l’Assemblée de Corse, et celle de Jean-Guy Talamoni, du parti indépendantiste Corsica libera, président de l’Assemblée de Corse, le 17 décembre 2015 ?

ANV : Quels sont les dossiers les plus brûlants que l’actuel Exécutif corse doit résoudre d’ici la fin de son mandat, en 2018 ?

ANV : Vous avez bien connu Michel Rocard. Nous sommes nombreux à l’avoir entendu s’exprimer à l’Università de la nò-viulenza, à Borgo, en été 2015. Qu’a-t-il fait pour la Corse quand il était premier ministre, et ensuite préconisé ?

ANV : Pourquoi avez-vous voulu en 2013 l’érection d’une stèle à l’emplacement de la cave d’Aléria ? Qu’est-elle devenue ?

ANV : Pourquoi pas un nouvel hymne national en Corse ? Le choix est actuellement entre La Marseillaise aux paroles haineuses et guerrières1 et le Dio vi salvi, Regina (Que Dieu vous garde, Reine) à consonance exclusivement catholique. Pourquoi ne pas composer un nouveau chant national corse, cette fois laïque et joyeusement pacifique ? Ce n’est pas un hasard si les Noirs américains, avec Martin Luther King, chantaient We shall overcome, de leur création, un chant typiquement non-violent.

1 Lire le n° 178 de la revue Alternatives Non-Violentes intitulé « Changeons les paroles de La Marseillaise », publié en mars 2016. Il est notamment expliqué en quoi les mots influencent la pensée et que chanter notamment « qu’un sang impur abreuve nos sillons » et « aux armes citoyens » est à l’opposé d’une volonté de justice et de paix constructive.


Article écrit par François Vaillant et Edmond Simeoni.

Article paru dans le numéro -1 d’Alternatives non-violentes.