Le sabotage dans la stratégie d’action non-violente

Auteur

Alain Refalo

Année de publication

2024

Cet article est paru dans
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Alain Refalo est enseignant, membre-fondateur du Centre de ressources sur la non-violence et membre de l’IRNC. Il est l’auteur de Le paradigme de la non-violence : itinéraire historique, sémantique et lexicologique, Lyon, Chronique sociale, 2023.

Le sabotage non-violent est-il une méthode au service d’une stratégie ou constitue-t-il, à lui seul, une stratégie d’action susceptible de créer un rapport de forces ? Est-il essentiellement une forme d’action symbolique ou vise-t-il à neutraliser directement une entreprise ou un projet particulièrement néfaste pour l’environnement et la vie des générations futures ? Pour répondre à ces questions, nous essaierons d’analyser en quoi l’action de sabotage ou désarmement peut s’inscrire dans une stratégie de l’action non-violente.

Clarifications sémantiques

La stratégie qui repose sur le choix de l’action non-violente implique de choisir et planifier les différentes campagnes d’action en vue d’atteindre un objectif politique. Selon Gene Sharp, « la stratégie générale sert à coordonner et à diriger l’ensemble des ressources appropriées et disponibles du groupe (humaines, politiques, économiques, morales, etc.) pour lui permettre d’atteindre ses objectifs » [1].

La tactique est la conception et la mise en œuvre d’un plan d’action limité s’inscrivant dans la stratégie globale de la lutte. La diversité des tactiques non-violentes (de persuasion, de non-coopération, de confrontation, d’intervention et de désobéissance civile) contribue à la dynamique du combat non-violent pour atteindre un objectif « clair, précis, limité et possible » [2].

Les méthodes sont les moyens d’action spécifiques de la lutte non-violente. La typologie de Gene Sharp (qui fait référence) recense 198 méthodes non-violentes différentes classées en trois grandes catégories : Les méthodes de protestation et de persuasion (déclarations, marches, manifestations, tracts, actions symboliques), les méthodes de non-coopération (boycotts, grèves, refus de l’impôt, actions de désobéissance civile, blocages, refus divers) et les méthodes d’intervention non-violente (actions directes, sit-in, raids non-violents, obstruction et occupation, institutions alternatives, programme constructif).

Selon ces définitions, il apparaît que le sabotage non-violent constitue à la fois une méthode de non-coopération et une méthode d’intervention non-violente appartenant à la catégorie des actions directes de désobéissance civile. Nous pouvons ainsi définir le sabotage (ou le désarmement) comme une action de désobéissance civile visant à neutraliser une machine ou une installation qui est la cause d’une injustice caractérisée ou qui participe d’un projet destructeur de l’environnement.

Illégal certes, mais légitime si l’urgence le requiert, le sabotage non-violent ou désarmement doit remplir plusieurs conditions : être en lien avec la cause défendue, priver l’adversaire d’un moyen nocif, et ne pas porter atteinte à la vie et à l’intégrité physique des personnes, qu’elles soient ou non propriétaires du lieu ou du bien. Une action de sabotage doit être bien ciblée pour contribuer à la dynamique de la lutte non-violente. La destruction de biens matériels peut en effet être contre-productive. Il est bon alors de préférer le démontage et la déconstruction ou la mise hors d’état de fonctionner (par exemple par la soustraction d’une pièce d’une machine) à la destruction.

Place du sabotage dans la stratégie de l’action non-violente

Ces clarifications sémantiques étant faites, quelle peut-être la place du sabotage dans la stratégie du combat non-violent ?

Nous conviendrons assez aisément que la méthode du sabotage non-violent ne peut constituer à elle seule une stratégie d’action, ni même une tactique non-violente. Dans la mesure où il s’agit d’un moyen d’action, il convient de le situer dans le cadre de la stratégie globale et d’un plan d’action tactique. À ce titre, le sabotage peut être utilisé de façon symbolique pour attirer l’attention de l’opinion publique sur un sujet brûlant, ou bien elle peut être une action directe visant à amplifier le rapport de forces avec l’adversaire.

Cela signifie que le sabotage, y compris dans la vision radicale d’une lutte non-violente, doit être utilisé à bon escient, en mesurant l’impact possible de ce type d’action. Si l’objectif est de sensibiliser l’opinion publique, il convient de l’intégrer dans la panoplie des méthodes de sensibilisation et de conscientisation. Le sabotage, limité et sans grande conséquence, a pour effet d’informer, mais aussi de montrer la détermination des activistes vis-à-vis des pouvoirs publics ou de l’entreprise concernée. Il importe alors de bien choisir la forme du sabotage car ce n’est pas une action qui a forcément et d’emblée « bonne presse » dans le grand public.

Si l’objectif est d’inscrire le sabotage non-violent dans un rapport de force direct, il se situe dans la panoplie des méthodes de désobéissance civile et d’intervention directe. Il est alors nécessaire que cette action soit considérée comme une action « ultime », survenant dans le cadre d’une campagne où l’opinion publique est majoritairement en soutien de la cause défendue. Le sabotage constitue alors un élément du rapport de force issu de la campagne de désobéissance civile. Celle-ci ne saurait se résumer au sabotage, mais le sabotage constitue alors l’une des méthodes mises en œuvre pour accentuer la force de la désobéissance civile.

Dans cette perspective, un débat surviendra pour savoir si les actions de sabotage doivent être « clandestines » ou « à visage découvert ». Tout dépend encore une fois de l’objectif poursuivi. L’action de sabotage clandestine peut être efficace dans la mesure où elle a vocation à neutraliser ou à détruire la machine à produire de l’injustice économique ou environnementale, mais elle peut entraîner un surcroît de répression sur les activistes du mouvement.

Elle peut aussi être menée « à visage découvert » en assumant publiquement les conséquences de l’action entreprise. Les activistes font ainsi le choix d’encaisser la répression et éventuellement ses suites judiciaires. Les procès peuvent alors être un moyen de populariser la cause par les risques pris et assumés par les activistes responsables d’une action de sabotage.

Préconisations

Le sabotage non-violent ou désarmement ne peut être une fin en soi. Le risque est de tomber dans une forme de radicalité qui considère que l’imminence des périls oblige à des actions fortes de sabotage, mais elles peuvent devenir des formes d’action violentes non maîtrisées. La justification de l’action par la juste cause défendue risque alors de ne pas être comprise. Le dérapage de l’action clandestine à la violence légitimée ne peut donc être exclu. Il serait fortement préjudiciable à la dynamique de la lutte.

L’action de sabotage doit être bien réfléchie avant d’être mise en œuvre. L’urgence des catastrophes en cours et à venir ne saurait faire perdre la raison. Nous pensons que ce type d’action doit s’inscrire, d’abord dans le cadre d’une stratégie d’action non-violente assumée, d’autre part, dans un plan d’action où l’impact et l’efficacité seront suffisamment anticipés pour justifier d’y recourir.

La force de l’action non-violente est aussi de surprendre l’adversaire. C’est pourquoi l’action de sabotage doit, selon nous, rester exceptionnelle tout en étant reliée à une stratégie qui la valorisera encore davantage. La multiplication d’actions de sabotage insuffisamment pensées et ciblées peut être contre-productive. Mais elles peuvent être aussi extrêmement efficaces si les circonstances exigent de « frapper » à plusieurs endroits simultanément afin d’augmenter le rapport de forces.

Quoi qu’il en soit, il est indispensable de faire œuvre de pédagogie en direction du grand public. La triangulation du conflit, spécifique à la démarche non-violente, oblige à penser l’importance du rôle de l’opinion publique. La pression qu’elle pourrait exercer sur les décideurs en soutien aux désobéisseurs et activistes peut s’avérer décisive dans le rapport de forces. C’est pourquoi l’action de sabotage non-violent doit être bien argumentée afin qu’elle devienne à terme « une évidence » pour toutes celles et tous ceux qui sont sympathisants de la cause défendue. 


 


[1].  Gene Sharp, La lutte non-violente, pratiques pour le XXIe siècle, Écosociété, 2014, p. 408.

 

[2].  Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, Éd. Du Relié, 2005, p. 250.

 


Article écrit par Alain Refalo.

Article paru dans le numéro 211 d’Alternatives non-violentes.