Auteur

Georges Gagnaire

Année de publication

2024

Cet article est paru dans
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GEORGES GAGNAIRE, militant du Man St Étienne, bénévole à l’Ifman Co, membre du Comité de rédaction d’ANV.

Éviter d’être donneur de leçons, donner la parole à tout le monde, rendre concret, faire comprendre, ressentir, inviter à réfléchir plutôt que convaincre… Autant d’objectifs que nous avons dans nos interventions proposant de découvrir la non-violence comme moyen d’action. Dans cet esprit, pourquoi ne pas tenter un débat… mouvant ? Voici à quoi peut ressembler cette méthode de réflexion collective.

« Moi, je trouve ça vraiment très violent de brûler une cabane de chantier ! Et s’il y a des gens dedans ? Des produits inflammables ? Ça peut être dangereux, et puis la cabane, elle a un propriétaire… ». Valérie est véhémente et elle campe autant sur ses deux pieds que sur sa position. Karim hésite un peu, fait un petit pas dans sa direction et prend la parole : « Je me disais que ce n’est pas grave une cabane alors que, eux, ils sont en train de saccager toute la montagne. Je pense que je le ferais quand même, mais tu as raison, je trouve ça un peu plus violent que je ne le croyais. »

Valérie et Karim, comme tous les participant·es à ce débat mouvant, ont été invité·es à se positionner dans la pièce par rapport à deux axes tracés au sol à l’aide de sangles, avec à chaque extrémité de grandes étiquettes posées au sol. Un axe représente l’opposition violent/non-violent, l’autre axe représente le choix de s‘engager soi-même ou pas. La situation mise au débat est : « Incendier une cabane de chantier pour empêcher les travaux de percement d’un tunnel dans une zone de montagne protégée ».

Jean se balance d’un pied sur l’autre. Sollicité d’un simple regard par l’animatrice, il prend la parole : « Moi, je trouve pas ça si violent, surtout si on fait gaffe aux conséquences, mais je ne le ferais pas parce que je suis certain que ça ne fera pas arrêter le projet, et puis, le lendemain dans la presse, il n’y en aura que pour l’incendie et les terroristes verts ! » Petit mouvement de repli de 4 ou 5 personnes vers la flèche « je ne le ferais pas ». Karim les observe mais reste à sa place, sans rien dire.

Sylvain, énervé, s’adresse à Valérie : « Comment, mais tu ne te rends pas compte, c’est avec des arguments comme ça qu’on fera jamais rien ! Il faut y aller si tu veux pas qu’on crève ! ». Fred, l’animatrice, intervient : « Sylvain, peux-tu reformuler ce que tu veux dire ? La consigne est de parler ‘je’ et de ne pas prendre à partie les autres participants. » Petit silence… « Ok, ok. Bon. Moi, je le ferais, euh, en tous cas, je proposerais qu’on le fasse, et bien sûr qu’on fera gaffe à ce qu’il y a dans la cabane ! » Valérie et Karim soupirent. Les échanges continuent bon train. Au bout de quelques minutes, Fred vérifie que personne d’autre ne veut intervenir, elle respire profondément et propose une nouvelle situation. Dans la série prévue, elle en choisit une un peu plus légère…

Dans ce genre de débat, il ne s’agit pas de conclure, il n’y a pas la bonne réponse. Mais Fred pense à cocher mentalement quelques items de la petite liste des notions à aborder qui a été préparée en amont : importance de la presse et de l’opinion publique, efficacité de l’action en fonction du but recherché, coopération, accord sur une stratégie commune, place de chacun·e dans l’action, importance des émotions et des sentiments… Fred y reviendra plus tard ! L’autre animateur a repéré mentalement les prises de parole : qui n’a rien dit, qui est gêné par la mise en situation, combien de fois la parole a été coupée, etc. Il exprimera son ressenti à la fin du débat.

Revenons un peu sur la préparation… Si tout semble couler aussi facilement, c’est dû à une préparation minutieuse : s’assurer d’une salle peu encombrée permettant à une vingtaine de personnes de se déplacer sans se gêner (penser aux personnes en chariot, avec des béquilles ou nécessitant une chaise) ; établir la liste des situations proposées et des points-clés attendus ; se répartir les rôles (lanceur de situation, donneur de parole, observateur, gardien du temps) ; prévoir de quoi matérialiser les axes au sol, etc. Cette anticipation évite bien du stress et induit un sentiment de sécurité chez les participant·es.

Bouger, se déplacer, prendre la parole dans un groupe inconnu n’a rien d’évident, surtout lorsqu’il s’agit de son premier débat mouvant ! Il est nécessaire de se présenter a minima et d’apprivoiser l’espace. On peut proposer au départ une activité « brise glace » qui soit en même temps l’occasion de s’exercer à se positionner par rapport à deux axes :

Dès l’accueil, après un rapide bonjour et une brève présentation de la séance, les animateurices positionnent les sangles (ou des rubalises) sur le sol avec des étiquettes Sud, Nord, Est, Ouest. Fred demande aux personnes de se répartir dans l’espace en fonction de la direction géographique et de l’éloignement de leur lieu d’habitation, le centre étant le lieu de l’animation. Une fois que tout le monde est placé, Fred donne son prénom, dit où elle habite et précise qu’elle est membre du Man. Elle passe ensuite la parole à son voisin. Quand le tour de piste est terminé, elle retourne les étiquettes et propose de se positionner par rapport aux nouveaux critères : vous sentez-vous plutôt proche ou plutôt éloigné·e de la non-violence ? Vous estimez-vous plutôt engagé·e socialement ou non ? Fred fait alors un petit retour sur le positionnement, donne les règles de fonctionnement pour le débat mouvant qui va suivre : prendre le temps de bien se positionner par rapport aux deux axes, puis, une fois que tout le monde est positionné, intervenir si on le souhaite, à condition de s’exprimer à la première personne du singulier et sans couper la parole. Fred enchaîne en présentant la première situation qu’elle n’hésite pas à répéter plusieurs fois lentement pendant la phase de déplacement.

 

Il est bon d’avoir préparé et ordonné une dizaine de situations dont peut être seulement 6 ou 7 seront présentées, en fonction du temps imparti et de la longueur de chaque échange. Ces situations sont à adapter au public visé et gagnent à être précises, si possible tirées de situations vécues ou médiatiques. Elles peuvent ne concerner qu’un seul registre (par exemple la vie quotidienne, le monde du travail, les contestations sociales) ou être une savante combinaison de ces registres. Outre la situation de la « cabane incendiée », en voilà tout un florilège :

Organiser une casserolade à la venue de Macron.

Séquestrer un chef d’entreprise voulant licencier du personnel.

Bloquer une autoroute pour lutter contre l’artificialisation des terres.

Arracher des plantes modifiées génétiquement dans un champ.

Taguer un commissariat suite à des violences policières avérées.

Corriger un enfant suite à une grosse bêtise.

Supprimer le dessert à la cantine parce que des élèves ont cassé la porte des toilettes.

Empêcher la circulation des bus lors d’une manifestation.

Réquisitionner les chaises d’une banque participant au financement de l’extraction de gaz de schiste.

Lancer de la soupe sur une œuvre d’art.

Désarmer une cimenterie.

Dégonfler les pneus des SUV.

Recouvrir les panneaux publicitaires d’affiches dénonçant la publicité.

N’hésitez surtout pas à trouver les vôtres !

Fin de séquence : Fred récapitule les points qu’elle voulait voir aborder, en les resituant par rapport aux échanges. Elle en profite pour proposer un ou deux livres tels que le « manifeste pour la non-violence »… et pourquoi pas, la belle revue ANV ! L’autre animateur revient sur le déroulement, évoque la dynamique, la qualité de l’écoute, la répartition des prises de parole, etc. Puis il propose un bilan à chaud : chaque personne peut dire avec quoi elle repart, un mot, une idée, un sentiment, une chose retenue… et donner son appréciation sur la méthode employée au vu du thème proposé.

Cette technique d’animation n’évite ni les biais cognitifs induits par la formulation des situations, ni les « prises de position mouton » lors des déplacements, mais elle oblige à ne pas faire bouger que la tête ! Se déplacer c’est déjà agir, et le faire pendant la réflexion est loin d’être anodin. La gymnastique, cette fois intellectuelle, de se situer par rapport à deux axes rompt la simple opposition entre violence et non-violence, et ajoute une dimension personnelle de conditionnalité de l’engagement. Il ne s’agit ici ni de simplifier l’analyse, ni d’ailleurs de la compliquer, mais bien de prendre conscience de la complexité de la question.

Mais laissons Karim conclure : « Pour revenir à cette histoire de cabane, je ne sais toujours pas si c’est trop violent, je ne sais toujours pas si je le ferais, mais ce qui est clair, c’est que ça fait du bien de le dire… et de l’entendre dire ! » 


Article écrit par Georges Gagnaire.

Article paru dans le numéro 211 d’Alternatives non-violentes.