Pinar Selek, une vie contre toutes les dominations

Auteur

Guillaume Gamblin

Année de publication

2019

Cet article est paru dans
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Des marches pour la paix aux luttes des objecteurs de conscience, de la Turquie à la France, Pinar Selek n’a cessé de s’engager pour la paix et contre toutes les formes de violence.

Née à Istanbul au début des années 1970, Pinar s’engage dans les mouvements contestataires.
Elle est très vite confrontée à la nécessité de se situer par rapport à la violence armée. Un nouveau type de courage antimilitariste. Dans le contexte d’une République qui s’est construite sur le génocide des
Arméniens, sur le massacre des Kurdes et sur l’expulsion des Grecs, ainsi que sur un triple coup d’État en 1960, 1971 puis 1980, le militarisme d’État est une réalité incontournable en Turquie.
Condamnation à mort d’étudiant.e.s pacifistes, emprisonnement et meurtre de syndicalistes sont une réalité. Dans cet espace saturé de violence, l’extrême gauche révolutionnaire armée trouve une place et une légitimité. À partir de 1984, le mouvement kurde devient armé lui aussi. Dans les années 1980, dans un contexte où les mouvements de gauche classiques ont été laminés, d’autres formes de pensée et d’action politiques se développent. « La mouvance féministe a émergé, puis il y a eu le mouvement LGBTI, les antimilitaristes… »1
Le militarisme, c’est aussi la discipline, la contrainte et la hiérarchie. C’est pourquoi « c’est dans le milieu anarchiste qu’ont été créés les premiers collectifs antimilitaristes en Turquie et la lutte pour l’objection de conscience. » En Turquie, l’armée est sacrée. Elle est ce qui a permis de sauver la République et d’émanciper les femmes. Dans le récit révolutionnaire, chez les Kurdes, la lutte armée est sacrée également. Dans ce contexte, affirmer publiquement son refus de toutes les armées, de toutes les luttes militarisées, est subversif et sacrilège.
Avec l’antimilitarisme, « tout d’un coup apparaît une nouvelle définition du courage. Jusqu’ici, ceux et celles qui avaient du courage prenaient les armes. À présent, le courage lui-même se transforme en arme. » Les premiers objecteurs de conscience se manifestent à partir de 1989. Les premiers emprisonnements ont lieu, générant une mobilisation plus large au sein de la société turque. Les mouvements féministes et LGBTI s’impliquent également dans cette mobilisation antimilitariste."1

Recherche sur la guérilla, emprisonnement, engagement pour la paix
En 1996, Pinar, étudiante, réalise une recherche de sociologie sur le mouvement armé kurde. « J’ai choisi ce sujet parce qu’il y avait une guerre en Turquie et qu’il était anormal que les sociologues ne pensent pas le pourquoi de cette guerre, quelles sont les causes sociales, les ressources de ces mobilisations. » Si sa recherche vise à saisir les mécanismes de la violence armée, elle comporte aussi de nombreuses critiques de celle-ci. En 1998, elle est emprisonnée puis torturée par les autorités qui cherchent à lui faire avouer les noms des personnes kurdes dont elle a recueilli les témoignages pour cette recherche. Pinar refuse de parler et est incarcérée durant deux ans. On l’accuse alors d’avoir perpétré un attentat terroriste. En prison, Pinar écrit un livre sur l’antimilitarisme. À sa publication en
2004, Abdullah Öcalan, le leader du PKK, le lit en prison. Il déclare que ce texte l’a éclairé et qu’il appelle Pinar Selek à aider le mouvement kurde à s’orienter dans la construction de la paix.


Semer des graines de paix
En 2000, lors de sa sortie de prison, dans sa première déclaration publique devant de nombreux médias, Pinar explique que si on l’a emprisonnée pour son travail pour la paix, alors elle s’engage à redoubler d’efforts dans ce sens. À peine libérée, elle se lance avec d’autres dans l’organisation d’une
grande marche de femmes pour la paix. La marche rassemble 10 000 femmes à Diyarbakir, considérée comme la capitale des Kurdes de Turquie. Les femmes plantent symboliquement des arbres de paix. Pinar et ses camarades féministes et antimilitaristes rééditent ce geste dans d’autres villes.
Entre 2000 et 2009, avant son exil forcé, Pinar s’engage dans les mouvements antimilitaristes, écologistes, féministes. Elle participe à la création et à l’animation d’Amargi (« Liberté » en langue sumérienne), une « coopérative féministe » qui regroupe des femmes qui se sentent parfois marginales par rapport aux coutants dominants du féminisme. L’un de leurs constats de base est que, subissant toutes les effets du patriarcat, elles ne sont pas pour autant égales entre elles : « Être lesbienne,
kurde, arménienne ou pauvre, ce n’est pas la même chose. » Amargi organise des actions, publie une
revue théorique diffusée à 3 000 exemplaires et ouvre une librairie féministe.
Pinar devient amie avec Hrant Dink, journaliste arménien engagé pour la paix. Celui-ci meurt assassiné en 2007, du fait de ses positions critiques et non-violentes bénéficiant d’une audience de plus en plus forte au sein de la société turque. Une foule silencieuse de 100 000 personnes assiste à son enterrement. Sa femme, Rakel Dink, lâche symboliquement des colombes et évoque devant l’assemblée l’assassin de son mari en ces termes : « Il fut d’abord un enfant. Nous n’arriverons à rien avant de savoir comment cet enfant a pu devenir un meurtrier. »  Suite au meurtre de son ami, Pinar se demande comment fonctionne ce système qui « transforme un bébé en assassin », elle décide de réaliser une étude sur le service militaire et sur son rôle dans la construction de la masculinité hégémonique. Elle s’attaque par là à l’un des fondements de l’obéissance à l’État et de l’ordre social.
Devenir homme en rampant, publié en 2008, connaît un grand retentissement.
Impossible d’évoquer ici l’ensemble des engagements de Pinar Selek dans les champs de la paix, du féminisme et de l’écologie, ou encore dans les rues d’Istanbul avec les enfants des rues, les prostituées et les transsexuelles. Suite à son emprisonnement en 1998, et parallèlement à tous ces engagements, Pinar continue de subir la persécution de la justice et des autorités turques. Elle est acquittée une première fois en 2006, puis en 2008. Le procureur ayant fait appel, elle est menacée
d’emprisonnement préventif et s’exile en 2009 pour l’Allemagne, du jour au lendemain. En 2011, elle vient s‘installer en France où elle va obtenir le statut de réfugiée politique puis la nationalité française
en 2017. Elle est de nouveau acquittée en 2011, puis encore en 2014, pour la quatrième fois ! La justice
ne lâche pas l’affaire et continue à la poursuivre. Au moment où ces lignes sont écrites, 20 ans après son emprisonnement et l’accusation absurde qui l’accompagnait, une sentence peut tomber à tout instant la condamnant à la prison à perpétuité. Pinar est en résistance et de multiples collectifs de
solidarité sont actifs en France pour la soutenir dans ce combat qui vise à travers elle toute velléité de lutter pour la justice et la liberté.
Également romancière et auteure de contes, sans se laisser bâillonner par cette persécution sans limites, Pinar Selek continue à avancer en reliant inlassablement les luttes entre elles et en partageant autour d’elle l’espoir qui l’habite avec énergie et détermination.


 Collectifs de solidarité avec Pinar Selek

1.  Les citations sans référence sont de Pinar Selek.

Gamblin Guillaume, L'insolente. Dialogue avec Pinar Selek, Editions Cambourakis/Silence, 2019, 220 p., 20 €.


Article écrit par Guillaume Gamblin.

Article paru dans le numéro 190 d’Alternatives non-violentes.