Livrets militaires : trois renvoyeurs et un procès

Auteur

Patrice Coulon

Année de publication

2019

Cet article est paru dans
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Le 8 janvier 2019, deux des trois renvoyeurs[1] de livrets militaires donnaient une conférence de presse en présence d’amis et de membres du MAN-Orléans, pour les 50 ans de leur procès.

De la guerre à l’objection de conscience

Jean-Marie Muller (professeur de philosophie), Jean Desbois et Jean-Pierre Perrin (prêtres), trois officiers de réserve, ont servi en Algérie et ont pu prendre conscience que l'usage de la violence – allant jusqu'à la pratique généralisée de la torture – est incapable de résoudre les conflits. Ils estiment par ailleurs qu'ils ne peuvent cautionner la politique de défense de la France qui développe l'arme nucléaire, préparant ainsi « un crime contre la civilisation et contre l'humanité »[2].

Ils ne veulent pas pour autant échapper au devoir de défense de tout citoyen. Après quelques années de réflexion qui leur ont permis de découvrir la philosophie de la non-violence et ses méthodes d'action, ils ont, en juin 1967, demandé au ministre des armées à bénéficier du statut d'objecteur de conscience.

Cette possibilité leur étant refusée, ils décident de prendre le risque d'être condamnés sous le coup des lois de 1928 et 1940 et renvoient, le 18 décembre 1967, leurs livrets militaires accompagnés d’une lettre commune. Ils y affirment « qu’il doit être possible pour tout citoyen, quelle que soit sa situation militaire, de choisir d’autres moyens que la violence ou la menace de violence pour promouvoir la paix entre les Hommes. » Ce choix qui est conforme aux exigences évangéliques doit aussi se traduire en acte politique. Aussi sont-ils convaincus que leur « geste est légitime bien qu’illégal. »

Cet acte d’objection de conscience pour certains et de désobéissance civile pour d’autres fut accompli par plus de 3 500 personnes, dans les années qui suivirent, en particulier pendant la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac.

 

Un procès à grande résonance

Le 8 janvier 1969, il y a donc exactement 50 ans, J.-M. Muller, J. Desbois et J.-P. Perrin (prêtres) comparaissaient devant le Tribunal correctionnel d'Orléans pour avoir renvoyé leur livret militaire au Ministre des armées. Ils sont alors condamnés à 3 mois de prison avec sursis, 1 000 Francs d’amende et 5 ans de privation de droits civiques. Ce procès a eu une grande résonance tant au niveau local que national grâce à la déposition de deux témoins dont l’autorité morale était incontestable : Robert Buron, ancien ministre du général de Gaulle et Guy-Marie Riobé, évêque d'Orléans.

Robert Buron souhaite apporter « quelques éclairages sur la loi reconnaissant l’objection de conscience. » Il précise qu’« il a essayé, avec son ami Michelet, d’obtenir que le texte soit le meilleur possible » et que « lorsque Louis Lecoin a entamé sa grève de la faim il a assuré la liaison entre lui et le gouvernement Pompidou. » Il affirme « que les intentions du gouvernement et du chef de l’État lui-même allaient au-delà de ce qui est sorti des débats parlementaires. » Il donne quelques raisons qui ont altéré ce projet de loi : « panique intellectuelle chez les parlementaires à l’idée que tous les jeunes allaient se réclamer de l’objection de conscience » et Michel Debré « de retour à l’Assemblée nationale » qui se fait « le multiplicateur des réticences du Parlement ». Et il conclut : « À une époque où la violence s’étale dans le monde, il est difficile de faire grief à ceux qui portent témoignage pour la non-violence. C’est un hommage que je ne me serais pas pardonné de ne pas apporter ici. »

Mgr Riobé situe clairement le cadre de son témoignage : il reconnaît qu’il pose un acte politique mais que cet acte n'est en rien, de sa part, une prise de position politique. Il insiste sur le fait que cet acte ne peut pas être compris comme un jugement de valeur sur l'utilité de l'armée ou ceux qui y consacrent leur vie. « Ici, aujourd'hui, je suis un témoin », dit-il. « Témoin de tous ces hommes, jeunes et adultes, incroyants et croyants, ... qui, devant l'état lamentable d'une humanité toujours en guerre et devant l'effroyable danger d'un conflit atomique, en viennent à vouloir ‘poser des actes’ pour que cesse enfin la guerre et que soit vérifié le cri du pape Paul VI : ‘Jamais plus la guerre’. » Bien qu'il sache que la bombe atomique française est conçue comme dissuasive et non offensive, il sait aussi le péril terrible qu'elle représente. « Des millions de conscience le proscrivent. C'est face à ce péril, face à ce mal qu'il nous faut, les uns et les autres, peser l'acte de désobéissance qui est jugé ce soir. ». « La non-violence apporte une indéniable ouverture vers l’avenir, dans le sens de la marche de l’histoire, et vers un avenir plus fraternel et plus juste », affirme-t-il. « Pour juger, chez un chrétien, de l’objection de conscience, il faut la replacer dans la logique de l’exigence évangélique de la non-violence. » Il se déclare enfin persuadé que les trois prévenus « collaborent en profondeur, ne serait-ce que par l’interrogation qu’ils nous posent, au bien commun de l’humanité et de la France elle-même. Ils donnent un autre exemple. Ils demandent simplement qu’on le comprenne. Qui pourrait donc prétendre qu’il est indigne de la Nation française ? »

Ce témoignage remua fortement l'opinion orléanaise. Si certains réagirent positivement, beaucoup d'autres envoyèrent des lettres incendiaires, comparant, par exemple, Mgr Riobé à l’évêque Cauchon ou traitant son témoignage « d'aberration intellectuelle ». Quelques années plus tard, à propos des positions de Mgr Riobé sur la bombe atomique, l’Amiral Marc de Joybert ira même jusqu’à écrire dans le quotidien Le Monde, « Messieurs de la prêtrise, s’il vous plaît, occupez-vous de vos oignons ! » La portée du témoignage de Mgr Riobé, en janvier 1969, dépassa de loin la sphère catholique et il put dire alors que c’est ce jour-là qu’il devint vraiment évêque. Sa parole avait dépassé l'enceinte de sa cathédrale pour rejoindre la vie de toutes et tous.

Les trois condamnés décidèrent de faire appel du jugement car ils contestaient la peine des 5 ans de privation des droits civiques, peine prévue par la loi comme facultative et donc laissée à l'appréciation du tribunal. Ils comparaissent devant la Cour d’appel d’Orléans le 21 mars 1969 qui confirme, le 18 avril, le jugement.

 

Conférence de presse : engagements et perspectives

50 ans après, jour pour jour, les trois condamnés entendent faire le point, lors de cette conférence de presse, sur leur propre engagement durant ce demi-siècle, sur la reconnaissance de la non-violence, jusqu'à l'Onu et l'Unesco, et sur les perspectives qu'elle ouvre à notre monde malade de toutes les violences. Les problèmes soulevés à l’époque restent malheureusement d'actualité.

« Pour s’en tenir à la France, à quel nombre d’ogives nucléaires, à quel degré de ‘furtivité’ et d’hyper-vélocité devra-t-elle parvenir pour inquiéter les consciences ? Au moment où les politiciens français doivent trouver des milliards pour satisfaire les revendications sociales des plus défavorisés, le gouvernement ne cesse d’augmenter le nombre de milliards consacrés à la modernisation d’une pseudo dissuasion nucléaire. » La lutte pour l’arrêt de l’armement nucléaire et pour la signature, par la France, du Traité international d‘interdiction des armes nucléaires (Tian) continue. Toutes et tous sont instamment invité.e.s à y participer.

La lutte pour l’objection de conscience reste aussi d’actualité, les trois renvoyeurs de livrets miliaires demandent notamment :

- Que l’objection de conscience soit réhabilitée en termes de droit et donc sujette à une large information des citoyens et citoyennes.

- Que la mise en place d’un Service national universel (SNU), obligatoire pour les jeunes, intègre le droit à l’objection de conscience.

- Que les principes et les techniques d'action non-violente de défense soient enseignées à tous les citoyens, ceci dès l'école et que cet enseignement soit dispensé, encouragé et mis en pratique, dans le cadre du Service national universel.

- Que, dans la perspective de la création d’une armée de défense européenne, le droit pour tous à l’objection de conscience, relié à un apprentissage des techniques non-violentes, soit inclus.

 

[1] Pour des raisons de santé, J.-P. Perrin, le 3e, n’a pu être présent.

[2] Termes employés dans une Déclaration des Nations unies.


Article écrit par Patrice Coulon.

Article paru dans le numéro 190 d’Alternatives non-violentes.