Lanza del Vasto : quand non-violence rime avec décroissance

Auteur

Frédéric Rognon

Localisation

France

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Lanza del Vasto (1901-1981), philosophe né en Italie, disciple de Gandhi et fondateur du mouvement de l’Arche, a joué un rôle central, à la suite de Romain Rolland, pour la diffusion de la non-violence gandhienne en France.

G. G. : Vous avez publié en 2013 un livre sur Lanza del Vasto, « précurseur de la décroissance ». Pourquoi relier cette figure de la non-violence active, spirituelle et communautaire, à ce mouvement écologiste contemporain critique de la croissance et du développement ?

F. R. : L’image que l’on a gardée de Lanza del Vasto est effectivement celle d’un homme engagé dans l’action non-violente (contre la torture en Algérie, contre la bombe atomique, pour la sauvegarde du Larzac), d’un maître spirituel explorateur de la vie intérieure, et d’un fondateur de communautés. On oublie qu’il fut d’abord un penseur et un praticien de la simplicité volontaire.

Dès 1933, il décide de prendre la route. Trente ans avant les Beatniks, il fait l’expérience radicale du détachement absolu. Ses Principes et préceptes du retour à l’évidence, publiés en 1945 à partir des aphorismes élaborés en marchant, en mettant « les pieds dans les pas de ses pensées », portent pour sous-titre Éloge de la vie simple. C’est le début d’un cheminement, qui conduira Lanza del Vasto, quinze ans plus tard, et après son séjour auprès de Gandhi, à fonder des communautés sédentaires et néanmoins soucieuses de la révision des besoins.

Bien avant la naissance du concept de « décroissance » (qui date de 1972), il saisit à quel point notre civilisation est condamnée si elle poursuit sa course effrénée à la production et au développement, dans une posture résolument prédatrice. Dans son ouvrage majeur d’analyse politique et économique, intitulé Les quatre fléaux, Lanza del Vasto cherche à identifier l’origine des quatre calamités que l’homme s’inflige à lui-même : la misère, la servitude, la guerre et la sédition. Et il pense pouvoir la discerner dans ce qu’il appelle « le Péché Originel », c’està- dire « l’esprit de profit, de lucre et de domination ». C’est pourquoi les communautés de l’Arche excluent de leurs structures même toute accumulation de biens et toute exploitation de l’homme par l’homme, et cultivent à loisir la sobriété et l’esprit de service. C’est ce qui fait de Lanza del Vasto l’un des plus éminents précurseurs de la décroissance.

G. G. : Quel est, pour Lanza del Vasto, le lien entre la propriété, la richesse et la guerre ?

F. R. : Proudhon disait : « La propriété, c’est le vol ». Lanza del Vasto se propose d’oser franchir un pas de plus en proclamant : « La possession, c’est le meurtre. Le meurtre obligatoire qui s’appelle la guerre ». La propriété doit en effet être défendue, ce qui conduit nécessairement et inexorablement à la guerre. Celui qui voudra s’attaquer aux causes véritables de la guerre devra se saisir de cette question-là. La guerre trouve donc son origine dans les structures mêmes de nos sociétés, dont l’apparence de paix est tout à fait illusoire : « On a coutume d’appeler guerre la guerre qui éclate et d’appeler paix la guerre qui se cacheAlt 0160». C’est pourquoi Lanza del Vasto refuse le pacifisme qui réclame la paix à tout prix : son objection s’adresse autant à la paix (guerre
qui se cache) qu’à la guerre (guerre qui éclate), et les solutions qu’il proposera seront non-violentes plutôt que pacifistes. La possession conduit non seulement
à la guerre, mais la possession des uns conduit à la misère des autres : « La misère et l’opulence sont le revers et l’avers de la même monnaie ». Or la misère conduit à la révolte violente, autre fléau qui ne débouche que sur un accroissement de la misère.

G. G. : Sa critique de la civilisation technique et du machinisme est-elle encore selon vous d’actualité ?

F. R. : Plus que jamais ! La suite de l’histoire jusqu’à aujourd’hui lui a hélas donné raison. Au milieu des « Trente Glorieuses », il n’hésitait pas à dire que « la croissance des pays modernes est incompatible avec la non-violence, avec la chrétienté, avec la vérité, avec la sagesse, avec l’amour, et même avec la survie ». Il n’a connu ni Tchernobyl, ni Fukushima, ni les OGM, ni le changement climatique, ni les drones, ni le smog en Chine, ni les addictions aux Smartphones, mais il avait eu l’intuition de cette démence que l’on appelle aujourd’hui « l’effet Larsen » : pour résoudre les problèmes posés par la technique, on ne cherche que des solutions techniques, qui elles-mêmes poseront de nouveaux problèmes… C’est pourquoi son plaidoyer en faveur d’une désescalade, et son exemple d’une réhabilitation du travail des mains, ne peuvent laisser indifférent celui qui cherche un peu de sagesse face à ce déferlement technologique.

G. G. : Vous estimez que Lanza del Vasto se distingue d’autres penseurs critiques par son passage à l’action et sa mise en place d’une expérimentation communautaire. Comment évaluez-vous l’intérêt et la portée de cette expérimentation communautaire qu’est l’Arche face aux défis écologiques et sociaux actuels ?

F. R. : Parmi les précurseurs de la décroissance, ces penseurs lucides qui criaient dans le désert, la spécificité de Lanza del Vasto tient à ce qu’il n’a pas seulement théorisé l’idéal d’une vie alternative, mais qu’il a concrètement expérimenté la décroissance et la non-violence. Depuis 1948, les communautés de l’Arche constituent un véritable laboratoire pour un vivre-ensemble respectueux de la singularité de chacun, soucieux du plus faible impact possible sur l’écosystème, et préventive à l’égard des tensions entre les peuples et entre les nations. Malgré les aléas inhérents à toute vie communautaire, je veux voir comme un signe d’espérance le regain d’intérêt que suscite l’Arche auprès de la jeunesse. Avec ses compagnons, Lanza del Vasto a ainsi montré que ce mode de vie n’était ni « utopique », ni difficile, ni même pénible, mais qu’il offrait au contraire un chemin de libération intérieure et de réelle joie de vivre.


Article écrit par Frédéric Rognon.

Article paru dans le numéro 171 d’Alternatives non-violentes.