Nicolas Sarkozy a voulu le fichage systématique des données personnelles dans les soins psychiatriques. Mais avec l’aide du personnel soignant, des patients refusent ce fichage, car nul ne veut être complice d’une sélection à venir qui pourrait rappeler la pratique historique de l’eugénisme.
Avec l’informatique, de nouvelles technologies de contrôle social se développent insidieusement aujourd’hui, accélérant le fichage de toute la population. Celuici concerne quatre grands domaines, dont la psychiatrie est à l’intersection : 1) fichage policier, 2) des pauvres, 3) des autres populations à problèmes, 4) des malades. Pour résumer :
- le fichage policier prédictif se généralise ; c’est la simple intention ou suspicion de commettre un délit qui est visée, et non plus le délit lui-même (comme, par exemple, avec le fichier PASPde prévention des atteintes à la sécurité publique) ;
- le fichage des pauvres, à visée de stigmatisation et d’exclusion, se généralise également au prétexte de « lutter contre la fraude » (comme, par exemple, avec le RNCPS, répertoire national commun de protection sociale, et le fichier du RSA) ;
- les autres populations à problèmes sont ciblées : jeunes, SDF, étrangers, etc. (comme, par exemple, avec l’interconnexion largement illégale des fichiers de l’Éducation nationale avec mairies, services sociaux, Pôle emploi… et préfectures dans le cadre de la loi de prévention de la délinquance et de la politique d’expulsion des étrangers en situation irrégulière) ;
- le fichage s’aggrave également dans le champ de la médecine, en opposition directe avec la déontologie :
- fichage de chaque médecin dans le Répertoire partagé des professions de santé (RPPS), pour une meilleure « traçabilité » et sécurité de l’offre de soins ;
- lutte contre la fraude aux indemnités journalières, , particulièrement évocatrice de l’idéologie sous-jacente au fichage : si les arrêts de travail augmentent, ce n’est pas parce que le monde du travail néolibéral devient de plus en plus précarisant, stressant voire suicidogène, mais c’est parce que le laisser-aller individuel augmente avec la complicité des médecins. Pour y mettre bon ordre, on a désormais recours au contrôle patronal des arrêts de travail, à leur télétransmission à la caisse primaire d’assurance maladie, au fichage et aux sanctions pour les trop gros prescripteurs ;
- attaques de plus en plus systématiques contre le secret médical : transmission de données concernant la santé dans le fichier du RSA, la loi Boutin sur le logement, le nouveau régime des tutelles… En psychiatrie, diffusion informatique nationale des avis de recherche des « fugueurs », contrôle renforcé des sorties des patients hospitalisés sous contrainte et du suivi des patients faisant l’objet d’une condamnation pour infraction à caractère sexuel. La réforme imminente de la loi de 1990 prévoit d’élargir le champ des soins sous contrainte administrative, à l’hôpital et jusqu’à l’intérieur du domicile, avec fichage des antécédents psychiatriques ;
- attaques contre l’indépendance des médecins par la loi HPST, qui instaure un management par objectifs des pôles avec intéressement à l’activité : incitation systématique à « faire du chiffre », rentrer des données et ficher davantage ;
- lancement officiel du Dossier médical personnel (DMP), pour le moment facultatif, usine à gaz typique de la fuite en avant techno-économique du complexe médico-industriel.
Bref, trois caractéristiques à l’extension du fichage actuellement dans tous les domaines : prédire tout type de « troubles », repérer leurs auteurs, interconnecter les informations pour tout savoir sur eux. Cette triple tendance marque bien une volonté politique d’utiliser les nouvelles technologies dans un but sécuritaire, d’exclure toute forme de déviance et de renforcer la conformité comportementale à la norme socio-économique. Sans coup férir, nous entrons ainsi dans une société totalitaire de contrôle biopolitique et panoptique, de sélection eugénique : il s’agit non seulement d’écarter les mauvais éléments improductifs, mais de « tracer » chacun d’entre nous, pour dissuader toute défaillance, conditionner l’amélioration des performances individuelles, conformément aux valeurs supérieures du profit et de la concurrence. Le fichage informatique est mis au service du mythe évolutionniste de l’homme post-moderne, le travailleur et consommateur parfaitement adaptable, égoïste et servile réclamé par la productivité industrielle de la mondialisation néolibérale…
La psychiatrie est le domaine par excellence où s’exerce ce traitement symbolique de la défaillance et de la déviance, que la métaphore neuro-scientiste prétend inscrire jusque dans nos gènes, rassurant la masse des normopathes sur sa bonne santé mentale, par la mise à l’écart du fou désigné comme dangereux. Bien naïf qui penserait que ce domaine puisse dès lors échapper à l’intention d’étendre le réseau du contrôle policier à l’intérieur même du cerveau de chacun d’entre nous !
Les dangers de l’informatisation des données personnelles en psychiatrie
En psychiatrie, en effet, le fichage des patients et des soignants progresse rapidement : la complexité technique de « l’outil » informatique s’accommode mal des droits des patients et des textes de loi, et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) s’avère dépassée, sinon complaisante. Il faut distinguer principalement deux aspects :
1) Recueil d’informations médicalisées en psychiatrie (RIMP) obligatoire depuis le 1er janvier 2007 (arrêté du 29 juin 2006) « afin de procéder à l’analyse médico-économique de l’activité de soins », vingt-sept données personnelles sont renseignées, dont le diagnostic CIM-10 (« des troubles mentaux et des troubles du comportement ») et les conditions d’hospitalisation sous contrainte. Ces données constituent un vaste fichier nominatif, elles sont conservées au Service d’information médicale (SIM) et transmises tous les trois mois à une agence ministérielle, alors anonymisées. Le médecin responsable du SIM est le garant de la confidentialité et de l’anonymat des données qu’il recueille, conserve et transmet. Le RIMPest censé permettre un jour une tarification à l’activité.
Mais il sert déjà, déloyalement puisque ce n’est pas sa finalité clairement déterminée, à dresser une comptabilité des actes effectués dans chaque établissement psychiatrique : les pôles, les unités sinon chaque membre du personnel sont ainsi mis en concurrence, puisque leurs compétences et leurs moyens pourront être confortés ou pénalisés en fonction de leur activité quantifiée. En réalité, une telle comptabilité informatique est totalement inadéquate à traduire la complexité des activités de soins, notamment celles de prévention.
Une disposition récente confirme par ailleurs que le RIMPa vocation à servir une politique de contrôle social : l’État veut y recourir pour mener des enquêtes sur les populations prises en charge, et plus particulièrement sur les « caractéristiques sociales du patient susceptibles d’influer sur son traitement » (guide méthodologique de production du RIMP, annexe de l’arrêté du 20 décembre 2010). Cette disposition totalement illégale fait l’objet d’une plainte de l’Union syndicale de la psychiatrie.
2) Dossier patient informatisé (DPI), qui comprend une « fiche patient » superposable auxdonnées du RIMP, à laquelle s’ajoute le dossier médical personnel (observations des soignants, courriers médicaux, prescriptions, etc.). Les informations constituant ce DPI ne doivent être accessibles qu’aux personnes participant à la prise en charge du patient : chaque soignant a son code secret, et est responsable de la confidentialité des données dont il prend connaissance ou qu’il enregistre (une charte d’utilisation du logiciel faisant référence aux contrôles aléatoires par tirage au sort que peut effectuer le SIM). La finalité affichée du DPI est de favoriser la disponibilité des informations et la « traçabilité » exigée par la Haute autorité de santé (HAS).
Le fichage en psychiatrie est donc une réalité, ainsi que le risque de trahir la confidentialité des données personnelles concernant chaque patient : rien n’interdit en effet techniquement un accès abusif aux données du DPI ou du RIMP, leur transmission à un tiers ou leur interconnexion avec d’autres fichiers. Les seules barrières sont réglementaires, déontologiques (secret professionnel et médical, responsabilité du médecin SIM) et légales (« chaque personne a droit au respect de sa vie privée » : article 9 du Code civil).
Ce « risque d’atteinte aux libertés individuelles au profit de certains organismes, notamment administratifs, financiers ou assurantiels », ces dangers d’interconnexion et de subtilisation sont pointés par le Comité consultatif national d’ éthique (CCNE) dans son avis n° 104 de mai 2008 applicable à la psychiatrie. De fait, des affaires de piratage à grande échelle de données confidentielles ont éclaté un peu partout dans le monde (cf. le scandale Wikileaks).
Pour autant, l’informatisation des données personnelles avance au pas de charge en psychiatrie, avec une emprise croissante du SIM sur le corps médical : le « déploiement » de l’informatique est présenté à longueur d’écrits et de réunions par l’administration (SIM, direction de l’établissement, HAS…), comme une évidence technique, une modernisation incontournable, améliorant la sécurité des soins et permettant finalement une gestion concurrentielle optimale des troubles et des budgets.
Informatisation et désinformation : comment le fichage se fiche des lois
La question que l’on doit se poser, face à l’informatisation des données personnelles en psychiatrie (IDPP), est simplement la suivante : la confidentialité des données est-elle garantie, autrement dit la vie privée du patient est-elle respectée ? Et si ce n’est pas le cas, comment peut-on s’opposer, lui et moi, à cette informatisation ? Voici les principaux éléments de réponse :
1) la confidentialité de l'IDPP n'est pas garantie :
- dans l’établissement local, des « erreurs d’accès » au DPI sont reconnues comme possibles par le SIM, et les contrôles effectués sur les dossiers pour vérifier de telles erreurs ont un caractère aléatoire et ponctuel,
- le CCNE, instance prestigieuse faisant autorité, affirme le risque d’atteinte aux libertés individuelles des données médicales informatisées,
- le RIMP n’est pas non plus strictement confidentiel : le fichier conservé au SIM est nominatif, son anonymisation s’effectue quand il est transmis et non à la source,
- le RIMP est d’autant moins confidentiel que sa finalité médico-économique n’est pas respectée : il sert à faire des enquêtes aussi bien pour la direction de l’établissement local que pour les services de l’État, contrevenant ainsi à la loi du 6 janvier 1978,
- dès lors, il est loisible de conclure que l’informatisation des données personnelles dans le DPI comme dans le RIMP porte gravement atteinte à la vie privée ;
2) pour cette raison, l'anonymat peut et doit être demandé :
- bien que cette disposition pourtant fondamentale pour la protection de la vie privée soit occultée, l’anonymat est prévu par la loi (arrêté du 29 juin 2006 et CSP),
- l’établissement local reconnaît d’ailleurs que l’anonymisation du DPI est une demande légitime, puisque le SIM établit la possibilité pour un patient de prendre un nom fictif, ou « alias ». D’après le SIM de notre établissement qui l’a mis en place, cette possibilité doit cependant rester exceptionnelle (familles du personnel, personnalités…), à la discrétion du médecin : elle est donc manifestement discriminatoire,
- mais cette anonymisation par alias ne vaut pas pour le RIMP, et le « vrai » nom du patient reste de toute façon enregistré sur la fiche patient du DPI, au SIM et au bureau des admissions : même partielle, il faut donc demander l’anonymisation non seulement pour le DPI, mais aussi pour le RIMP, et pour l’analyse de l’activité médicale au sein de l’établissement,
3) on a le droit de refuser de consentir à l'IDPP :
- la loi du 4 mars 2002 énonce que « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne ». En pratique, ce consentement n’est pourtant jamais demandé expressément en psychiatrie,
- plus précisément, dans le domaine du « traitement » médico-informatique : « il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel (…) relatives à la santé, (sauf pour) les traitements pour lesquels la personne concernée a donné son consentement exprès » (loi du 6 janvier 1978),
- ce consentement exprès doit donc être particulièrement exigible quand il concerne les données directement « relatives à la santé », les plus attentatoires à la vie privée, et par ailleurs soumises au secret médical, à savoir le diagnostic médical et les modalités de l’hospitalisation,
- mais il apparaît finalement fondé que le patient doive donner son consentement exprès à l’informatisation psychiatrique de toutes ses données personnelles, aussi bien celles destinées au RIMPqu’à son DPI, d’autant plus que l’anonymisation et la finalité de cette informatisation sont loin d’être garantis, comme on l’a montré ;
4) le droit d'opposition est constitutionnel : la condition exclusive posée au droit d’opposition par la loi du 6 janvier 1978 (« toute personne a le droit de s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement (sauf) lorsque le traitement répond à une obligation légale ») s’avère anti-constitutionnelle au regard des libertés fondamentales : le risque d’atteinte à la vie privée est patent lorsque le traitement informatique de ses données personnelles s’impose à la personne malgré elle, au mépris de « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (préambule de la constitution).
Défense des droits, opposition : à l’action !
Après une journée contre le fichage en psychiatrie organisée en mai 2010 par l’association Delis-Santé mentale Rhône-Alpes, un collectif national de résistance (CNR-IDPPsy) a vu le jour : http://agora.chahut.info.wws
Pour l’instant, la demande collective de droit d’opposition effectuée par des patients du CHS du Gers en août 2010 n’a pas abouti, se heurtant au refus de la Cnil, du SIM et de la direction. Il est proposé de multiplier les demandes individuelles de patients, pour faire valoir également l’anonymisation et le non-consentement à l’IDPP, compte-tenu des risques pour la confidentialité et la vie privée. Voici le modèle de demande proposé localement et généralisable :
Je soussigné, ai l’honneur de faire valoir mon droit d’opposition légitime à l’informatisation de mes données personnelles dans le système de soins psychiatrique, en raison du risque d’atteinte à la confidentialité et à la vie privée qu’elle présente.
En particulier, je réclame l’anonymat prévu dans l’arrêté du 29 juin 2006 et l’article R6113-1 du Code de la santé publique, et demanderai à user de mon droit d’accès et de rectification afin de vérifier que cette réclamation a bien été respectée.
Par ailleurs, afin que mon dossier personnel (auquel cette disposition légale d’anonymat partiel ne s’applique pas) reste confidentiel au sein du Centre hospitalier …..…………., je demande l’attribution d’un nom fictif ou alias.
En outre, conformément à l’article 8 de la loi du 6 janvier 1978, je ne donne pas mon consentement exprès à ce que les données relatives à ma santé psychiatrique soient collectées, et notamment mon diagnostic médical.
Fait à…………, le :
Nom, prénom :
Adresse :
Signature :
Localement, il est prévu une campagne de soutien des proches et associations d’usagers à cette demande, voire une action en justice dont la forme et le contenu restent à préciser. En dernier recours, le Conseil constitutionnel sera saisi, concernant le caractère anticonstitutionnel de la non-prise en compte du droit d’opposition à l’IDPP.
D’autres actions sont envisagées : le boycott du codage diagnostique se poursuit de façon éparse, et une convergence est envisagée avec les mouvements de lutte contre le fichage touchant les autres domaines.
La résistance éthique, ici et maintenant
L’informatisation des données personnelles en psychiatrie soulève des problèmes très complexes, voire insolubles, d’ordre légal, éthique, épistémologique… et technique. La confidentialité est un impératif pour éviter le risque effectif de fichage, mais c’est un impératif impossible à réaliser ! Nous sommes encore dans un état de droit : c’est donc sur le terrain de la loi et de la déontologie qu’il faut rester vigilants et contre-attaquer. Porter une affaire exemplaire en justice, une situation concrète dans laquelle la confidentialité des données informatiques n’a pas été respectée, serait l’occasion de démontrer que le fichage est d’ores et déjà une dangereuse réalité…
La défense des droits de nos patients est un impératif éthique : aucun médecin ne peut accepter de participer à une entreprise de fichage qui visera, tôt ou tard, à les sélectionner. Au nom de quel alibi d’ordre public ou économique la science médicale se ferait-elle le complice de cette résurgence historique tragique de l’eugénisme ?