Quelles bases de données pour la paix ? L'exemple de l'Intervention civile de paix (ICP)

Auteurs

Mayeul Kauffmann et Randy Janzen

Année de publication

2022

Cet article est paru dans
205.jpg

L’exemple de l’Intervention civile de paix (ICP)

Quelles bases de données sur les questions liées à la paix sont-elles nécessaires ? Pourquoi et comment les construire ?

Le sujet d’une base de données a largement été débattu en français pour l’étude de la violence1, beaucoup moins pour les protestations non-violentes2,3 et pas du tout pour l’Intervention civile de paix (ICP). Aussi, tout en faisant référence aux deux premiers thèmes (violence et protestations), on s’attardera ici sur l’ICP.

Mayeul Kauffmann est enseignant universitaire, docteur en Économie politique internationale, auteur de nombreuses publications sur l’ICP et sur les bases de données en sécurité internationale, formateur au diplôme ICP de l’Institut Catholique de Paris. Il est président de l’IRNC.

Randy Janzen, titulaire d’un doctorat, est chercheur, co-créateur du premier programme post-secondaire en ICP au Selkirk College (Canada), formateur en ICP, il participe à des missions ICP en Palestine et au Burundi.

 

Quelles bases de données pour la paix ? L’exemple de l’Intervention civile de paix (ICP)

Quelles bases de données sur les questions liées à la paix sont-elles nécessaires ? Pourquoi et comment les construire ?

Le sujet d’une base de données a largement été débattu en français pour l’étude de la violence1, beaucoup moins pour les protestations non-violentes2,3 et pas du tout pour l’Intervention civile de paix (ICP). Aussi, tout en faisant référence aux deux premiers thèmes (violence et protestations), on s’attardera ici sur l’ICP.

La base de données ICP du Selkirk College

Depuis 2014, le Mir Centre for Peace du Selkirk College (Canada) collecte des données sur l’ICP : noms des organisations, lieux et années d’activité. Des questionnaires ont été envoyés aux organisations connues, portant sur les formations, le nombre de personnes déployées, les méthodes, les principes, les budgets, le pays d’origine, les blessés et décès parmi le personnel ICP. Environ 15 % d’entre elles n’ont pas répondu, les autres rendant des réponses partielles.

Ces données ont permis de constater une augmentation du nombre d’organisations (7 dans 6 pays en 1990, 61 dans 29 pays en 2022), et d’estimer des taux de mortalité : les Casques bleus armés subiraient douze fois plus le risque d’être tués que les intervenants ICP4. Cependant, elles ne permettent pas de savoir si cela est dû au fait que le personnel ICP serait envoyé dans des zones moins risquées.

Comparaison avec les opérations de maintien de la paix (OMP) de l’Onu

La recherche quantitative sur l’ICP est très en retard par rapport à celle sur les OMP armées. L’Onu (peacekeeping.un.org) et plusieurs instituts publient mensuellement divers jeux de données sur les OMP Onu. Certaines sur les décès en OMP précisent, pour chaque incident : type, date, secteur et cause ; pays d’origine, fonction et identifiant unique de la victime ; acronyme de la mission… D’autres sur les contingents (soldats et police) incluent : identifiant unique, grade, sexe, catégorie du personnel, pays d’origine, zone de déploiement, acronyme de la mission, etc.

Les OMP ont fait l’objet de nombreuses publications quantitatives. Au début des années 2000, celles-ci ont surtout utilisé des données agrégées par année-pays ou par période de conflit. Les travaux ultérieurs ont désagrégé les données, parfois par jour et par village. Plus de 90 études quantitatives sur les OMP Onu ont été publiées5 entre 1990 et 2017. À notre connaissance, seules deux ont concerné l’ICP4,6.

Il existe des dizaines de jeux de données sur les OMP Onu, quand il n’en existe qu’une poignée très incomplète sur l’ICP et sur les actions non-violentes. Les données sur les OMP Onu ont permis d’approfondir de nombreuses questions :

Étant donné la variété des OMP, comment en mesurer l’efficacité ?

Les OMP parviennent-elles à protéger les civils ? À réduire le nombre de soldats tués ?

Parviennent-elles à mettre fin à une guerre ? À maintenir ensuite la paix ?

Quelle est la fréquence des décès, blessures et enlèvements du personnel de maintien de la paix ?

Quel est l’impact sur la violence dans d’autres parties de la société ? (exemple d’anciens combattants conservant leurs armes).

Alors qu’il y a des jeux de données entiers sur les OMP Onu pour chacune de ces questions, une simple liste complète des organisations ICP fait défaut. D’autres questions se posent : Pourquoi y a-t-il une tendance vers plus d’organisations ICP locales ? Pourquoi les organisations ICP sont-elles concentrées dans certaines régions ? Comment mesurer au mieux l’efficacité économique de l’ICP ? 7 Plus de données permettrait d’utiliser diverses méthodes statistiques, comme des tests d’hypothèses1,8, afin d’améliorer les stratégies et tactiques de l’ICP.

Enrichir la base de données ICP

L’ICP ayant évolué depuis le projet Shanti Sena de Gandhi et les travaux de J.-M. Muller9, avec un nombre croissant d’acteurs (ONG, États, organisations inter-gouvernementales…), des critères d’inclusion plus larges que ceux du Selkirk College sont requis.

De plus, les chercheurs ont des façons diverses de regrouper les catégories d’ICP. Ce même problème s’est posé pour les conflits armés, avec des dizaines de définitions7, ce qui a fait perdre 10 ans à la discipline. Un appel à désagréger les données en événements conflictuels individuels avec attributs détaillés10 a permis de populariser les jeux de données quotidiens11. Nous devrions en faire de même pour l’ICP, avec une désagrégation sémantique (sous-catégories de méthodes), temporelle12 et spatiale13.

La typologie de Gene Sharp (198 méthodes non-violentes) a ouvert la voie, suivie par la Global Nonviolent Action Database (nvdatabase.swarthmore.edu), une base de données de plus de 1300 campagnes (dont quelques « interventions non-violentes par des tiers », autre nom de l’ICP), avec des efforts internationaux pour approfondir la désagrégation3 et faciliter les analyses quantitatives14.

En outre, il est nécessaire de collecter davantage de données : personnels (sièges et terrain ; par an, district, nationalité, fonction, tranche d’âge, niveau d’expérience, sexe etc.) ; types d’actions menées avec lieux et dates, incidents, coûts, formations dispensées ou suivies, offres d’emploi, rapports, sources multimédia, etc.

La confidentialité et la sécurité doivent être prioritaires pour respecter le principe « Ne pas nuire ». Des exemples de gestion de données sensibles dans des domaines comme les OMP Onu, les bases de données de l’aviation civile, l’appariement des données Covid, montrent qu’il existe des techniques (pseudonymisation, anonymisation, agrégation, dégradation) pour protéger les données ICP.

En termes d’accessibilité, la gestion des données ICP devrait intégrer les développements récents en relations internationales15, en particulier pour l’interopérabilité10 et l’interactivité.

L’enrichissement des données devrait s’accompagner de réunions, colloques, formations et actions rapprochant chercheurs et praticiens. Un tel réseau pourrait prendre la forme d’un Observatoire de l’ICP.

1.   Kauffmann, M., Méthodes statistiques appliquées aux questions internationales, 2009.

2.  Kauffmann, M., « Documenter les actions non-violentes-Base de données mondiale sur l’action non-violente », Silence 38, 2019.

3.   Kauffmann, M., « Le numérique au service d’un idéal de non-violence », Stéphane Hessel : Les perspectives d’un engagement, LGDJ, 2020, pp. 97-109.

4.  Janzen, R., « Shifting Practices of Peace : What is the Current State of Unarmed Civilian Peacekeeping ? », Peace Studies Journal 7, 2014, pp. 46-60.

5.   Di Salvatore, J., Ruggeri, A. « Effectiveness of Peacekeeping Operations », Oxford Research Encyclopedia of Politics, 2017.

6.  Janzen, R., « Incorporating unarmed civilian peacekeeping into Canadian foreign policy : what do Canadians think ? », Canadian Foreign Policy Journal 21, 2015, pp. 15-27.

7.   Boulogne, É., Rapport de recherche sur une évaluation adaptée de l’Intervention Civile de Paix, IRNC, 2013.

8.  Kauffmann, M., « Quantitative Analyses in Defense Studies », Methods in Defence Studies, ed. Deschaux-Dutard, D., Routledge, 2020, pp. 109-128.

9.  Muller, J.-M., Principes et méthodes de l’intervention civile, Desclée de Brouwer, 1997.

10. Kauffmann, M., « Enhancing Openness and Reliability in Conflict Dataset Creation », Building and Using Datasets on Armed Conflicts, op. cit., 2008.

11. Raleigh, C., Carlsen, J., « The ACLED Data Project : Purpose and Methods », Building and Using Datasets on Armed Conflicts, ed. Kauffmann, M., op. cit., 2008.

12. Kauffmann, M., « Short term and event interdependence matter : A political economy continuous model of civil war », Peace Economics, Peace Science and Public Policy 13, 2007, p. 19.

13. Kucera, J., Kauffmann, M., et al. Armed conflicts and natural resources, JRC, European Commission, 2011.

14. Kauffmann, M., « Resilience to oppression and to violent conflict escalation through nonviolent action », The 2nd International Workshop on Modelling of Physical, Economic and Social Systems for Resilience Assessment, vol. 2, 2017, pp. 82-91.

15. Kauffmann, M., « Databases in Defense Studies », Methods in Defence Studies, ed. Deschaux-Dutard, D., Routledge, 2020, pp. 129-150.


Article écrit par Mayeul Kauffmann et Randy Janzen.

Article paru dans le numéro 205 d’Alternatives non-violentes.