Jai Jagat, une campagne globale pour la « victoire du monde »

Auteur

Benjamin Joyeux

Année de publication

2020

Cet article est paru dans
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Jai Jagat, une campagne globale pour la « victoire du monde »


L’Inde est souvent présentée pour la vitalité de son économie qui aurait fait sortir une majorité de sa population de la grande pauvreté. Pourtant, des pans entiers de sa population restent les grands oubliés des politiques économiques actuelles et les inégalités y explosent. Face à cette situation, le mouvement Ekta Parishad a décidé de mondialiser son combat avec la campagne Jai Jagat.


En Inde, près de 70 % de la population — entre 700 et 800 millions de personnes — réside encore dans des villages et dépend directement de la terre pour sa survie. Or la majorité d’entre elles n’ont pas accès à la terre et n’ont pas de droits sur celle qu’elles cultivent. Environ 7 % de la population indienne détiennent 47 % des terres tandis que 56 % des familles rurales (101,4 millions de familles) n’en possèdent aucune ; la moitié d’entre elles vivent dans l’extrême pauvreté. Dans les villes indiennes, ils sont plus d’un million de sans-abri. Malgré l’existence d’une législation sur la réforme agraire, la plupart des États Indiens ont échoué à redistribuer des parcelles aux plus démunis. Par ailleurs, l’Inde compte le plus grand nombre de personnes déplacées de force (plus de 70 millions) au monde depuis son indépendance, au prétexte de projets de « développement », comme par exemple dans la vallée de la Narmada. Parmi les premières victimes de ces politiques, on trouve les hors-castes (les Dalits), en particulier les femmes.


Ekta Parishad : le mouvement des oubliés du développement indien


Pour défendre ces communautés indiennes marginalisées, les organiser et faire entendre leur voix à l’échelle nationale, Ekta Parishad (« Forum de l’unité » en Hindi) a été créé en 1991. Ce mouvement réparti dans plus d’une dizaine d’États de l’Inde, en contact direct avec des milliers de villages et environ 5 millions d’Indiens, concentre ses efforts dans les zones reculées de l’Inde, où l’agriculture vivrière est bien souvent le seul moyen de subsistance. Ekta Parishad s’est fait connaître à l’échelle nationale puis internationale pour avoir organisé de grandes marches non-violentes, dans la plus pure tradition du Mahatma Gandhi, afin de défendre les droits des petits paysans sans terres. Une marche de 25 000 petits paysans en 2007, la Janadesh, avait permis d’obtenir un certain nombre de promesses du gouvernement d’alors. Ces dernières n’ayant pas été suivies d’effets, Ekta Parishad et son leader, Rajagopal, avaient alors récidivé en 2012 avec une grande marche réunissant plus de 100 000 paysans, accompagnés de dizaines d’internationaux, la Jan Satyagraha. Cette fois les résultats obtenus étaient tangibles, avec des garanties juridiques pour l’accès aux ressources des Indiens les plus démunis.
Mais en 2014, le BJP de Narendra Modi, parti nationaliste hindou, arrive au pouvoir. La priorité n’est alors plus l’accès aux ressources pour les plus défavorisés, mais les investissements directs étrangers pour faire du sous-continent, cette « Inde qui brille » chère à Modi, une puissance économique de premier plan dans la course à la compétitivité mondiale. Lorsqu’Ekta Parishad demande au nouveau parti au pouvoir la mise en œuvre des promesses faites, celui-ci lui rétorque que les politiques économiques et foncières à appliquer ne sont pas de son seul ressort, mais sont édictées par les grandes institutions internationales (FMI, OMC, Banque Mondiale) via les différents traités internationaux signés par l’Inde.


Globaliser les objectifs


Ekta Parishad décide en 2015 de s’adresser directement à l’ONU, dont les 193 États membres viennent d’adopter l’Agenda 2030 et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD), un programme universel et ambitieux, visant par exemple à l’« éradication de la pauvreté ».
Pour Rajagopal et l’équipe d’Ekta Parishad, qui prennent au mot cet Agenda 2030, une nouvelle marche s’impose. Cette fois-ci, elle aura lieu à l’échelle du globe, pour interpeller la communauté internationale et l’ensemble des consciences bien au-delà de l’Inde sur le sort fait aux plus démunis. Décision est prise de marcher de Delhi jusqu’à Genève, pendant un an, d’octobre 2019 à septembre 2020, afin de récolter le long du chemin les doléances et les bonnes pratiques des communautés rencontrées. Une marche pour promouvoir la non-violence, telle que définie par le mahatma Gandhi, nécessaire pour répondre aux immenses défis du 21e siècle : explosion des inégalités, multiplication des conflits, crise climatique et disparition de la biodiversité, etc. Une marche pour dialoguer avec les Nations Unies lors de son arrivée à Genève, afin de faire une place à la société civile et aux représentants des plus pauvres dans la réussite d’un véritable « plan de survie de l’humanité ». Une marche pour faire converger à Genève les milliers d’acteurs du changement qui partout sur la planète œuvrent déjà concrètement pour la transition. Bref une marche pour défier l’imagination et faire tomber toutes les frontières : les frontières géographiques, en traversant une dizaine de pays ; mais également les barrières mentales, celles qui souvent découragent de croire en la possibilité d’un autre monde possible. Cette marche fut nommée Jai Jagat (« la victoire du monde, de tout le monde » en Hindi) ! S’inspirant d’Ekta Parishad, des dizaines de groupes en Europe décidèrent alors d’organiser leur marche (depuis la Belgique, l’Espagne, la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne ou encore la Suède) pour rejoindre celle en provenance d’Inde, à son arrivée en septembre 2020.


Et le Coronavirus est arrivé…


En Inde, la pandémie de Covid-19 a eu des effets dramatiques. Le premier ministre Modi a décrété le 24 mars dernier le confinement général sans aucun préavis. Cette décision subite a mis à l’arrêt l’ensemble des moyens de transports, entraîné la fermeture des frontières entre les États, brisé la chaîne d’approvisionnement du système alimentaire et conduit à des mouvements de panique.
Alors que les classes moyennes des mégapoles indiennes rejoignaient leur appartement ou maison climatisés pour s’y réfugier, des millions de travailleurs pauvres, sans aucun toit ni droit, se retrouvaient sur les routes à tenter de regagner leur village d’origine, à pied. En plus du virus, ils ont du subir la fatigue, la faim et la brutalité des forces de l’ordre. Livrés à eux-mêmes, ils n’ont pu compter que sur les ONG et mouvements informels, comme Ekta Parishad. Ses milliers de bénévoles procurent actuellement des réponses immédiates (production et fourniture de masques, distribution de céréales, aide à la relocalisation des travailleurs migrants) ; des réponses à moyen terme (création de banques alimentaires, facilitation du travail agricole, etc.) et des réponses à plus long terme comme la mise en place de centres d’artisanat et le renforcement de l’économie rurale. Toutes ces actions et initiatives, dont beaucoup étaient déjà nécessaires, sont aujourd’hui vitales pour tous les oubliés des politiques économiques indiennes, également premières victimes du confinement.


Une marche arrêtée mais plus nécessaire que jamais


Quant à la marche Jai Jagat, elle a dû être interrompue à la mi-mars, alors qu’elle était arrivée en Arménie. La cinquantaine de participants partis de Delhi se sont vus contraints de rejoindre leur pays d’origine. La reprise de la marche est totalement conditionnée par l’évolution de la pandémie. Les autres marches prévues en Europe pour converger vers Genève en septembre 2020 sont également arrêtées, à l’exception des marches françaises prévues en septembre.
Néanmoins la campagne est maintenue et les marches devraient reprendre en 2021, tant le principal message porté par Jai Jagat est nécessaire : celui de l’urgence d’un monde dans lequel plus personne ne reste au bord du chemin.
Toutes celles et ceux qui se sont mobilisés en Inde, en Europe et ailleurs, ont encore plus de raisons de le faire aujourd’hui, tant cette pandémie est révélatrice de la profondeur des fossés que l’humanité a creusés et des murs qu’elle a dressés. Murs entre les gagnants de la mondialisation et l’immense majorité abandonnée à son sort, murs entre les humains et les autres espèces massacrées sans vergogne pour notre consommation et notre petit confort, murs entre ceux qui peuvent librement se déplacer et tous les autres, réfugiés et exilés sacrifiés sur l’autel de nos peurs coupables…
Alors plus que jamais, il est nécessaire de rester mobilisés pour ne pas reprendre le mortifère business as usual dès que la pandémie sera passée, pour « un autre monde possible », un monde enfin pour tout le monde. Rendez-vous est donc donné à Genève dès septembre prochain pour relancer Jai Jagat.

 


Article écrit par Benjamin Joyeux.

Article paru dans le numéro 195 d’Alternatives non-violentes.