L'Europe, un rêve réalisable... progressivement

Auteur

José Bové

Année de publication

2019

Cet article est paru dans
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JOSÉ BOVÉ, né en 1953, agriculteur retraité et homme politique français, est l’une des figures du mouvement altermondialiste. Objecteur de conscience, paysan installé au Larzac en 1976, syndicaliste agricole (Confédération paysanne, puis Via campesina), il se bat pour la souveraineté alimentaire et contre la culture d’OGM en plein champ,
y compris par des actes de désobéissance comme l’arrachage symbolique de plants. Tête de liste d’Europe Écologie pour la circonscription Sud-Ouest en France lors des élections européennes de 2009, il est élu député européen en juin 2009 puis réélu en 2014. Propos recueillis, le 18 janvier 2019, par Étienne Godinot et François Marchand pour ANV.

Syndicaliste et militant non-violent, comment concevez-vous votre engagement de député européen ?

 

JOSÉ BOVÉ. — De même que je ne me suis pas représenté à la fin de mon mandat à la Confédération paysanne, je ne me représenterai pas en 2019 comme candidat député européen. Être élu n’est pas une fin en soi, c’est un moyen de mener ou de continuer mes combats. Le devoir d’indignation risque de s’émousser si l’on perd le contact avec les réalités quotidiennes, disait mon maître Jacques Ellul.

J’essaye de garder ma capacité d’indignation au cœur-même de mon mandat. Laissez-moi vous raconter cette anecdote : au Parlement européen, il y a 24 langues officielles et plus de 2 000 salariés traducteurs, qui font un métier difficile et stressant. La direction du Parlement ayant réduit leurs temps de pause, ils se sont mis en grève début 2018 et ont été « réquisitionnés ». Avec dix collègues députés de différents groupes politiques, tous issus du monde syndical, nous avons bloqué l’ouverture des débats en séance plénière pour attirer l’attention sur leur situation. Les négociations ont alors re- pris le jour même et ont abouti à un accord, mais nous avons été sanctionnés et privés de nos indemnités !

Au sein des deux commissions dont je fais partie, « Agriculture et développement rural » et « Commerce international », j’ai pu avec mes collègues faire évoluer la politique agricole commune (Pac), la règlementation sur l’agriculture biologique, dénoncer les risques des accords de libre-échange (Ceta), combattre l’action des lobbies comme Monsanto, etc.

Je suis très vigilant sur la défense de la démocratie. Ainsi, j’ai soutenu dernièrement neuf élus catalans, dont deux anciens députés de notre groupe, Oriol Junqueras et Raül Romeva, emprisonnés, au mépris des droits humains les plus élémentaires, pour avoir organisé un référendum. L’Union euro- péenne (UE) ne peut pas dénoncer, à juste titre, les violations en Pologne, en Roumanie et en Hongrie, tout en fermant les yeux sur ce qui se passe en Espagne.

Comment voyez-vous l’évolution de l’Europe?


N’aurait-il pas fallu approfondir l’Europe avant de l’élargir?

J. B. — Oui, il aurait été souhaitable d’approfondir l’UE à 6, à 9 puis à 12 avant de l’élargir à 28 pays, mais les événements historiques ont conduit à en décider autrement. On ne pou- vait pas laisser hors de l’Europe les pays de l’Est libérés après 1989 sous prétexte que leurs histoires et leurs cultures sont différentes de celles de l’Europe de l’Ouest.

Nous commémorons le vingtième anniversaire de l’euro. On a trop longtemps cru que la monnaie unique européenne serait le moteur de la construction européenne, comme l’avaient été la Ceca et l’Euratom1, mais l’erreur majeure a été de créer une monnaie sans avoir travaillé préalablement à l’harmonisation des politiques sociales et fiscales. La poli- tique monétaire n’a pas des pendants politique et budgétaire. La Commission européenne a reconnu ses erreurs à ce sujet. Jean-Claude Juncker2 vient d’admettre que le régime d’aus- térité que l’Union européenne a imposé à la Grèce n’était pas justifié. La Grèce dirigée par le Premier ministre de gauche Alexis Tsípras a été très méritoire de ne pas quitter l’Europe.

Les États membres restent dans la logique de la politique de leur État. La règle de l’unanimité est un verrou qui bloque l’évolution vers une intégration plus forte, qui empêche d’avancer vers des règles communes de taxation des entre- prises, de droit fiscal et social. Le Parlement européen est, dans le monde, le plus grand Parlement3, élu à la proportionnelle intégrale, il est très représentatif des appartenances politiques des citoyens et il défend bien des orientations politiques, écologiques, culturelles européennes. Il est cependant confronté au Conseil des ministres, où prévalent les logiques d’intérêt national, si bien que l’UE est victime des égoïsmes des États-nations : les Pays-Bas, par exemple, pour attirer les entreprises, ont une législation fiscale qui fait d’eux une des plaques tournantes de l’évasion fiscale.

On n’avancera pas tant que le budget de l’UE ne représentera que 1% de la richesse (le produit intérieur brut) des pays membres. Aux États-Unis, le budget fédéral représente 20 % de la richesse, c’est-à-dire 20 fois plus que pour l’UE !

Une Europe de la défense est-elle envisageable ?

J. B. — La politique étrangère et la défense sont deux domaines qui illustrent bien qu’on n’a pas été assez vite et assez loin dans la définition d’orientations communes et dans l’harmonisation de la politique des États-membres. Il est évident que l’Union européenne devrait avoir un siège en tant que telle au Conseil de sécurité de l’Onu, en lieu et place des sièges du Royaume-Uni et de la France. Ce serait l’occasion d’ailleurs de proposer une réforme plus profonde du fonctionnement de cette organisation.

L’Europe des armements, c’est une foire d’empoigne d’intérêts, de parts de marché à prendre, des choix à courte vue, comme celui de la Belgique achetant des avions aux États-Unis plutôt qu’à des pays européens. Nous n’avons pas une diplomatie commune, pas de ligne de conduite claire dans les relations internationales, pas de défense commune. L’Europe est impuissante, comparée à l’Otan. Quelques cercles parlent de diplomatie et de défense commune mais ce n’est pas quelque chose de central. Pour construire une politique européenne en matière de diplomatie et de défense commune, il faudrait penser l’histoire de l’Europe, avec une vision globale de ce qui s’est passé depuis l’Antiquité4.

Peut-on parler d’une Europe des Gilets jaunes?

J. B. — Il y a en Europe plusieurs types de mouvement de protestation contre l’ordre établi, des Catalans en Espagne aux démocrates qui contestent les dérives nationalistes en Hongrie ou la corruption en Roumanie. Le mouvement des Gilets jaunes en France est un mouvement très particulier, qui au début contestait des taxes et défendait le pouvoir d’achat des naufragés du système. Puis il s’est très vite in- téressé aux fractures territoriales, à la justice fiscale et aux formes de démocratie directe, avec un risque d’infiltration et de dévoiement par des casseurs violents et de récupéra- tion par les partis du national-populisme de droite et de gauche. Il y a dans le mouvement des Gilets jaunes une vision très simpliste et idéologique, dans laquelle trop souvent les pulsions de haine (attaques des biens de députés LREM5, reproduction d’une guillotine, etc.) et la désignation d’un bouc-émissaire (E. Macron) se substituent à la volonté d’un dialogue politique. On est loin de « la fin dans les moyens » des mouvements non-violents.

Un récent sondage du Cevipof6 sur le sentiment de Français bat en brèche les idées reçues. Ce ne sont pas les plus pauvres des pauvres qui ont manifesté. Les gens des quar- tiers populaires de Paris et des grandes métropoles ne sont pas descendus dans la rue. Les militants du Dal7 ont occupé le 6 janvier 2019 un ancien bâtiment de la brigade financière pour abriter des sans-logis. Ils en ont été chassés dès le lendemain. Personne n’en parle. C’est l’opinion qui permet de changer, c’est par exemple l’opposition des Allemands au nucléaire qui a permis à l’Allemagne d’y renoncer.

De quelle Europe rêvez-vous ?

J. B. — J’appelle de mes vœux une Europe qui offrira une vision du bien commun et du long terme pour dépasser les égoïsmes nationaux. On peut bien sûr critiquer l’Europe sur son fonctionnement actuel mais il faut la regarder dans la durée : d’où venons-nous ? Vers quoi voulons-nous aller ? Entre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française (1789) et l’instauration du suffrage féminin en France (1944), il s’est passé plus de 150 ans !

Face aux géants que sont la Chine, l’Inde, les États-Unis, la Russie, face aux grandes sociétés multinationales et aux lobbies de toutes sortes, l’Europe est bien placée pour faire entendre sa voix dans le concert international et mettre en avant son poids et les valeurs qui l’animent. Sur les grands dossiers, le changement climatique, l’immigration, la lutte contre la dérive financière de l’économie, la sécurité et la lutte contre le terrorisme, une action coordonnée dans le cadre européen est indispensable et seule capable de résultats importants. L’Europe est nécessaire pour passer d’une économie extractive et carbonée, d’une société de gaspillage, à une économie verte et circulaire.

Plus encore que dans le domaine de l’écologie ou de l’économie, c’est à mon avis dans le domaine de la construction politique et de l’amélioration de la démocratie que l’Europe peut être exemplaire pour le monde entier. Je suis frappé par le nombre de personnalités lauréates du prix Sakharov8 qui deviennent quelques années plus tard lauréates du prix Nobel de la paix.

 

1. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) a été créée par 6 pays européens en 1951 à l’instigation de Robert Schumann. La Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) a été créée en 1957 par les 6 pays membres de la Ceca.

2. Ancien Premier ministre du Luxembourg, président de la Commission européenne depuis nov. 2014.

3. 512 millions d’habitants, dont 65 au Royaume-Uni.

4. Voir l’encadré p. 3.

5. La République en marche.

6. Centre d’études de la vie politique française, à Sciences Po Paris.

7. L’association Droit au logement a été créée en 1990 par des familles mal-logées ou sans-logis et des militants associatifs de quartier, dans le 20 arr. de Paris.


8. Le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, nommé en l’honneur du scientifique et dissident soviétique Andreï Sakharov, a été créé en 1988 par le Parlement européen pour honorer les personnes ou les organisations qui ont consacré leur existence à la défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales.


Article écrit par José Bové.

Article paru dans le numéro 190 d’Alternatives non-violentes.