Jean-Jacques de Félice, la passion de l'humanité

Auteur

Michel Auvray

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Pendant plus d’un demi-siècle, Jean-Jacques de Félice (1928-2008) a mis son métier d’avocat au service des individus et des peuples victimes de l’injustice ou aspirant à la liberté. Pacifiste, non-violent, il fut un militant infatigable de tous les droits humains.

Michel AUVRAY, Objecteur, puis insoumis, a travaillé en presse et en édition.

« Il était un non-violent, il n’acceptait pas davantage la violence des opprimés que la brutalité des oppresseurs. Mais il était là, présent, à nos côtés. » Ces paroles d’Oreste Scalzone prononcées lors de l’hommage rendu à Jean-Jacques de Félice, au crématorium du Père-Lachaise, résonnent encore en moi. C’était le 31 juillet 2008, voici cinq ans déjà. Militant d’extrême gauche italien ne répugnant pas à l’usage de la violence, réfugié en France depuis le début des années 1980, Oreste avait été condamné par contumace à des dizaines d’années de prison. Sur son blog, il précisait : « Vivant, il ne nous aurait jamais quittés. Il aura fallu qu’il quitte la vie, que la vie le quitte ; il aura fallu la mort, pour qu’il nous laisse seuls, comme nous le sommes aujourd’hui. »

Fort émouvants, les témoignages qui se succédèrent alors rendaient compte de la diversité de ses engage- ments : Michel Tubiana et Jean-Pierre Dubois (LDH), Pierre Burguière (Larzac) et Jean-Baptiste Eyraud (Dal), Albert Jacquard et le pasteur Jacques Maury, Stéphane Hessel et Louis Jouanet, Danièle Lochak (Gisti) et Rachid Zeggah (ancien militant FLN), l’évêque in partibus de Partenia Jacques Gaillot et tant d’autres saluèrent à juste titre celui qui, plus d’un demi-siècle durant, s’était mis au service de la dignité de chacun. Son tout dernier combat, avec Irène Terrel, avait été d’empêcher l’extradition de Marina Petrella, ancienne des Brigades rouges. Et c’est au son de l’accordéon d’Oreste Scalzone que Jean- Jacques nous quittait...

Objecteur, au sens fort

Oui, cet adepte de la non-violence avait été l’un des plus présents défenseurs de celles et ceux que les États et une certaine presse désignent comme terroristes, des Algériens luttant pour leur indépendance aux antifran- quistes du Mil et des Gari, de l’Allemagne de la Fraction armée rouge à l’Italie des années de plomb.

Son grand-père, son arrière-grand-père, son arrière-arrière-grand-père avaient été pasteurs. Son père, avocat spécialisé dans le droit rural, sénateur et ministre. Sa vie fut tout autre. Dès 1952, il devint avocat de l’enfance délin- quante, de jeunes d’origine algérienne du bidonville de Nanterre. La guerre d’Algérie venue, c’est tout naturellement qu’il devint l’avocat de leurs parents, accusés de liens avec les indépendantistes, puis des responsables du FLN... avant de défendre les victimes de ces mêmes responsables alors en charge du pouvoir. Dans le même temps, il commençait à plaider pour des objecteurs emprisonnés pour leur refus de porter les armes, tel Éric Pot à qui il adressa, le 3 janvier 1961, cette lettre manuscrite conservée dans les archives qu’il confia à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine : « Je viens vous dire que j’accepte avec joie de vous défendre [...]. Les mots importent peu, l’essentiel est que vous ne vous sentiez jamais seul. [...] L’avocat est cet homme privilégié qui “défend”, c’est-à-dire empêche d’être seul [puis, manifestement rajouté, entre deux lignes] en face d’une société qui écrase.»

Quelle belle définition de son métier ! Empêcher d’être seul face à une société qui écrase : toute sa vie, Jean- Jacques de Félice s’efforça d’être aux côtés des victimes, des individus comme des peuples opprimés. Des objec- teurs, insoumis et déserteurs dont il fut, sans doute, l’avocat sollicité pour le plus de procès, des réfractaires à la guerre d’Algérie soutenus par l’Action civique non violente à Gilles Frey, Jean Fabre, Bernard Rémy, ou encore Lionel Ernatus, en mars 2001, alors que le service militaire vivait ses derniers mois. Des paysans du Larzac aussi, bien sûr, avec François Roux, des Kanaks et des Kurdes aux sans-papiers, aux sans-droits. Sous-lieutenant de réserve, il fit acte d’objection en 1964, devenant l’un des 227 réservistes à bénéficier du tout nouveau statut. Un objecteur, au sens fort du terme.

Accepter d’être traité d’utopiste

Membre de l’Union pacifiste et du Mouvement international de la Réconciliation, il signa nombre d’appels ou manifestes : « Pour une paix juste et immédiate au Proche-Orient » ou « Pour l’abolition de l’armement nucléaire » comme avec le Réseau éducation sans frontières... Il exerça des responsabilités dans nombre d’associations ou groupements, de la Ligue des droits de l’Homme au Groupe d’information et de soutien des tra- vailleurs immigrés, du Comité de liaison contre l’apar- theid en Afrique du Sud au Comité Louis-Lecoin, duMouvement d’action judiciaire à l’Association information et soutien aux droits du peuple kanak.

Permettez-moi une confidence. Avec Jean-Jacques, nous nous sommes croisés pendant trente-cinq ans, surtout autour des luttes des réfractaires, avant que François Gèze, des éditions La Découverte, nous réunisse pour un commun projet. En avril 2007, nous nous étions donné deux ans pour écrire ses Mémoires à quatre mains. « La passion de la justice », avais-je écrit comme titre de conclusion de l’ouvrage. Ce fut sa seule réticence. Jean-Jacques était aussi modeste que discret, aussi souriant qu’à l’écoute de l’autre. « La passion de l’humanité » lui convint. Las ! Nous nous y étions pris trop tard. Sa maladie et mon indisponibilité en ont décidé autrement. Cinq ans après qu’il nous ait quittés, je n’ai pas fini de le regretter.

Autant terminer cette trop rapide évocation par une note moins triste. Un constat, d’abord. Les faits lui donnèrent parfois raison : de la suppression des tribunaux militaires à l’abolition de la peine de mort ou au droit au logement, il participa à tant de luttes dont le résultat paraissait hors de portée et qui finirent par aboutir. Une citation ensuite. Parmi les préfaces qu’il accorda à des ouvrages pacifistes, ces quelques lignes ouvrant l’Anthologie de la connerie militariste d’expression française concoctée par Lucien Seroux (t. 1, AAEL, 2003) donnent, ce me semble, la mesure de ce que fut cet homme vraiment peu commun : « Pensons à une humanité sans guerre, sans armement atomique ou autre, sans torture, sans violence, sans commerce des armes ou échanges d’invectives. Est-il permis de rêver ? Acceptons d’être traités d’utopistes : l’idéal à réaliser n’est peut-être pas si lointain. »


Article écrit par Michel Auvray.

Article paru dans le numéro 169 d’Alternatives non-violentes.