Auteur

Hans Schwab

Année de publication

2012

Cet article est paru dans
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L’objectif de cette brève étude est de voir comment un quotidien de référence tel Le Monde traite les révoltes tunisienne et égyptienne en janvier et février 2011. Il s’agit de voir spécialement si on y parle d’une manière explicite ou implicite de non-violence. C’est donc une analyse de textes journalistiques et non pas des faits mêmes.

Les événements en Tunisie et en Égypte vus par le journal Le Monde

 

Les événements sont abordés dans différentes sortes de texte : l’éditorial, non signé dans Le Monde, manifeste la ligne rédactionnelle. Il garde une distance critique contrairement aux reportages qui reflètent l’ambiance sur place. Le reporter/correspondant, au cœur des événements, saisit les faits mais aussi les impressions et l’atmosphère, fait parler des témoins, parfois contradictoires parce que subjectifs. Puis il y a les analyses et les décryptages de la plume d’un journaliste ou d’un expert qui intervient occasionnellement. Les pages débats sont réservées à des intervenants extérieurs. On y trouve en janvier et février 2011, entre autres, les noms de Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur d’étude à l’EHESS ; Abdelwahab Meddeb, écrivain et poète ; Guy Hermet, politologue ; Gilles Kepel, diplômé d’arabe et de philosophie, professeur à Science Po Paris ; Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS ; Alain Touraine, sociologue, et Alain Badiou, philosophe. Or, aucun de ces experts, sur des dizaines de pages, ne parle de non-violence. C’est le premier constat. Cependant la non-violence est mentionnée quatre fois en février ; nous y reviendrons.

Comment le journal nomme-t-il ces événements, les acteurs et les moyens mis en œuvre, leurs formes d’organisation ? Il parle le plus souvent de « révolte », de « révolte populaire » aussi, de « mouvement de protestation », de « soulèvement » ; puis, avec le temps, c’est le terme « révolution » qui domine, parfois qualifiée de « pacifique ». Dans un récit, nous trouvons « cette révolution blanche, sans couleur de parti ni violence ». Les acteurs — les textes insistent sur le nombre élevé de femmes, ce que les photos confirment — ce sont d’abord des « militants» et des « manifestants », puis des « insurgés » et « révoltés ». Une jeune femme se désigne comme « militante online et dans la rue », ailleurs ils sont appelés « militants numériques ». La journaliste Sylvie Kauffmann analyse : « Ce sont en fait des jeunes diplômés […] armés de leurs smartphones et de leurs pages Facebook. C’est la révolution des élites mondialisées. »

Le sociologue Farhad Khosrokhavar juge le mouvement qui a eu raison de Ben Ali « peu structuré, totalement imprévisible », le grand atout des révoltés étant « leur faible organisation, leur caractère diffus », un aspect remarqué aussi dans d’autres textes. Le 6 février, douzième jour de la révolution égyptienne, on lit à la une : « L’étirement de la crise met les réseaux de soutien à rude épreuve […]. La principale faiblesse de ce mouvement est son absence complète de leaders ou de représentants élus. » 

On a certainement raison de ne pas parler trop vite de méthodes insurrectionnelles non-violentes. Si la majorité des manifestations, en Tunisie et en Égypte, est décrite comme pacifique — « cette révolution digne, tranquille, sûre d’elle-même, pacifique, responsable, empreinte de maturité » (Abdelwahab Meddeb) —, tous les jours on rapporte les brutalités de la part des tenants du pouvoir menacé ce qui fait souvent que les manifestations « dégénèrent en violence ». Plus concrètement, concernant la Tunisie, on peut lire le 14 janvier : « Les manifestants s’en prennent désormais à des bâtiments, des banques et des commissariats, qu’ils incendient. » Le philosophe Alain Badiou constate lapidairement le 19 février : « On a partout parlé du calme pacifique des manifestations gigantesques […], constatons cependant qu’il y a eu des morts par centaines. »

Pourtant la notion de non-violence n’est pas complètement absente. Implicitement d’abord. Le 2 février, le politologue Guy Hermet analyse sur une demipage les conditions pour réussir les transitions démocratiques en décryptant les exemples en Amérique latine et dans les pays de l’Europe de l’Est. Une de ces conditions serait la présence, dans le processus de démocratisation, de personnages charismatiques comme Lech Walesa, Václav Havel ou Cory Aquino. Explicitement enfin.

 

La non-violence mise en discours par Barack Obama


L’éditorial commente le 13 février le départ de Moubarak : « L’acte I du soulèvement égyptien appartient tout entier aux manifestants de la place Tahrir, au cœur du Caire. Ils furent un exemple de maturité politique, un modèle de protestation civile comme le monde en a peu connu : non-violence, courage face aux nervis du régime, détermination absolue. » Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, lui, analyse le même jour, page 17, les révolutions post-islamistes sans mentionner la non-violence. En la mettant en évidence, l’éditorialiste a-t-il été influencé par le discours de Barack Obama 1 ? Peut-être. Nous trouvons ce titre imposant en page 6 : « Barack Obama célèbre une victoire de la non-violence en Égypte. » Le président américain est cité dans le texte : « Les Égyptiens nous ont inspirés. Et ils l’ont fait en faisant mentir l’idée que la justice est le mieux servi par la violence. En Égypte, c’est la force morale de la non-violence — non pas le terrorisme, non pas les tueries déraisonnées — qui a fait pencher l’arc de l’Histoire vers la justice une fois encore. » Et Le Monde continue en paraphrasant Obama : « C’était la victoire de Gandhi, de Martin Luther King. La malédiction qui condamnait les jeunes du monde musulman à l’Intifada ou à la ceinture d’explosifs était brisée. La chute de Moubarack, c’était la victoire de la non-violence sur le terrorisme. » Mais à qui ce message est-il adressé ? 

Natalie Nougayrède, du service international du Monde, donne des éléments de réponse. Elle revient le 25 février, 15 jours après le départ de Moubarak, dans un long article sur le discours de Barack Obama alors que les événements en Libye prennent de plus en plus de place dans le journal : « Lisez le discours de Barack Obama […]. Il a parlé de Gandhi, de Martin Luther King, de la chute du mur de Berlin et des étudiants d’Indonésie qui manifestaient jadis contre Suharto. » Et elle reprend cette phrase centrale qu’il faut donc répéter ici aussi : « En Égypte, c’est la force morale de la non-violence — non pas le terrorisme, non pas la tuerie aveugle, mais la non-violence, la force morale — qui a fait ployer l’arc de l’histoire vers la justice 2 . » La journaliste, en s’appuyant sur Joseph Nye, professeur à Harvard, qui conceptualise le soft power,explique l’intention du président américain :
 

« À l’ère de l’information, les stratégies de communication deviennent importantes. L’issue d’une lutte, en l’occurrence celle de l’antiterrorisme, ne peut se décider par la victoire des armes, mais par la victoire du récit. Dans la lutte contre Al-Qaïda et ses métastases, il est important d’avoir un “narratif” attractif pour la grande majorité. » Les partisans d’Al-Qaïda « ont dû être tétanisés par ce qui s’est produit à Tunis et au Caire […]. M. Obama, en parlant de non-violence, a compris cela. » 

Voilà : l’éloge de la non-violence, promu narratif attractif, devient une stratégie de lutte contre le terrorisme.


1) Déjà début février, le porte-parole de la Maison Blanche Robert Gibbs a préparé le terrain discursif en espérant que « le calme et la non-violence » l’emporteraient (Le Monde, 2 février 2011).

2) Comme on voit, les traductions du discours de Barack Obama dans les éditions du 13 et du 25 février divergent


Article écrit par Hans Schwab.

Article paru dans le numéro 163 d’Alternatives non-violentes.