Auteur

Christian Delormes

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
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Retour sur la marche pour l'égalité qui a eu lieu en 1983 pour un vivre-ensemble en paix en France et contre le racisme à l'origine de violences et de meurtres visant des personnes issues de l'immigration.

Le 3 décembre 1983 cent mille personnes environ accueillent à Paris la Marche pour l’égalité et contre le racisme dans une ambiance de fête. Partie de Marseille le 15 octobre, dans l’indifférence quasigénérale avec seulement une vingtaine de personnes, cette marche est peu à peu devenue un événement politique majeur. À travers le pays, les jeunes issus de l’immigration, mais aussi de nombreux Français de souche, s’identifiant aux marcheurs, les rejoignent. Désormais, les Beurs ne sont plus seulement les enfants d’immigrés invisibles, mais bien des acteurs à part entière de la société française. Cette nouvelle donne va alors bouleverser la perception de l’immigration et redessiner le paysage politique antiraciste.


L’idée de cette Marche est venue à la fin du mois de juin 1983, autour du lit d’hôpital où reposait Toumi Djaidja après avoir été blessé par la balle d’un policier.

« Ce qu’il faudrait qu’on fasse, s’exclama tout à coup le jeune président de SOS Avenir Minguettes, c’est une grande marche pour l’égalité. Comme les Noirs américains l’ont fait, ou encore comme les Indiens qu’on a vus dans le film Gandhi ! »

Quand Toumi énonce son idée, il pense d’abord à tous ces jeunes maghrébins qui ont été tués ou blessés tout au long de cette dernière année par des amateurs de 22 long rifle ne supportant pas la présence arabe en France. […]

Comme c’est écrit sur le tract diffusé au début du mois d’août au Larzac : « Le but de notre Marche, ce sera d’abord celui-ci : manifester qu’il y a en France un peuple nombreux qui veut que la vie ensemble des communautés d’origines différentes soit possible dans la paix et la justice, pour le bonheur de tous. […] Habitants de France venus d’horizons divers, nous traverserons ce pays qui est le nôtre pour dire à tous ceux que nous rencontrerons que nous voulons former ensemble une nation solidaire liée par la fraternité. Nous la traverserons pour retrouver tous ceux et toutes celles qui veulent avec nous que l’égalité des droits et des chances l’emporte sur la ségrégation, que l’amitié ait raison du racisme, et que la paix sociale fasse taire les 22 long rifle. »


Préparatifs d’une marche de 50 jours


ANV reproduit ci-dessous des extraits de ce qu’écrivait Christian Delorme 1 , co-organisateur de la Marche, avant qu’elle ne commence, pour inciter des personnes à rejoindre les marcheurs et à mobiliser la presse.

« La présente marche va donc partir le samedi 15 octobre de Marseille. Elle comptera de douze à vingt marcheurs permanents, d’origines diverses, auxquels pourront se joindre pour le temps qu’elles voudront autant de personnes qui le souhaiteront.

Le parcours quotidien moyen des marcheurs sera de 30 kilomètres. L’itinéraire choisi est d’abord celui de la vallée du Rhône jusqu’à Lyon, où nous arriverons impérativement le samedi 29 octobre pour un forum consacré aux assassinats de jeunes. Après cela, nous prendrons la route de Dijon, en passant par Macon et Chalon-surSaône. Puis nous emprunterons le train pour rejoindre l’Est de la France (Colmar, Strasbourg, Nancy, Metz…). Et c’est de nouveau en train que nous irons dans le Nord du pays (Lille) par où nous rejoindrons la ceinture populaire des banlieues parisiennes puis la capitale elle-même le samedi 3 décembre. […]

À chacune des étapes que nous ferons, il est évidemment plus que souhaitable que des comités d’accueil aient pu se constituer, permettant l’organisation de débats, de spectacles, voire de repas de solidarité ou de diverses autres manifestations. Dans quelques villes, il n’est pas exclu que ce soient les municipalités qui participent à notre réception. […]

Une affiche servant d’appui à la Marche est en cours de réalisation, qui pourra être placardée dans tout le pays, et nous allons également imprimer une carte postale qui devra être envoyée à des dizaines de milliers d’exemplaires au Président de la République pour soutenir une politique rendant concrète l’égalité de tous dans une nation solidaire.

À ce sujet, il convient de préciser que la Marche ne peut pas être une action antigouvernementale et que nous voulons compter, au contraire, sur un accueil positif du Président de la République. Mais cela n’exclut pas le débat sur tous les problèmes liés à l’immigration et à la France pluri-culturelle, et donc le débat sur la politique gouvernementale.

Tout au long des étapes que nous ferons, les comités d’accueil, constitués sous leur responsabilité, auront évidemment toute liberté de poser les problèmes qu’ils voudront. Car si les marcheurs sollicitent leur soutien, la Marche devra également pouvoir venir en appui à des réalités et à des initiatives locales. Il est évident que les gens ne s’intégreront à la Marche qu’à partir de ce qu’ils vivent. […]

Devant cette initiative, des risques évidents de provocations et d’agressions existent, et il convient que nous les prévoyions. À cet effet, nous avons notamment décidé de faire signer un Manifeste de soutien à la Marche à plusieurs dizaines de personnalités, demandant également à celles-ci de s’engager aussi physiquement en venant participer à une journée de Marche. Ce “parapluie moral”, espérons-le, pouvant avoir un résultat dissuasif au moins sur certains. Bien entendu, moins nous serons isolés, plus les syndicats, des partis, des mouvements, des associations, des Églises, des personnalités, etc., nous soutiendrons, et mieux les choses iront.

Pour la réussite du mouvement, il importe également que celui-ci constitue un “coup médiatique”, et que les médias y fassent écho régulièrement et amplement. Cela veut dire des relations bien établies avec la presse nationale et locale, une bonne utilisation du réseau des radios libres (environ 1 500 dans le pays !), et le lancement régulier, un peu partout, d’initiatives de soutien à la Marche susceptibles d’intéresser les médias.

Enfin, il est évident que l’arrivée à Paris le 3 décembre doit être un succès, pour lequel il serait souhaitable que non seulement les habitants de Paris et de sa banlieue se déplacent (pluie ou pas pluie !), mais aussi des cars de toute la France. Et comme chacun sait, toute campagne coûte cher. Les comités d’accueil auront besoin d’argent pour organiser la réception de la Marche. Mais les marcheurs et la structure nationale de coordination en aura aussi besoin de beaucoup. Faire appel à la solidarité financière fait donc aussi partie des urgences… »

 

Après la marche


Témoignage de Christian Delorme 2 , peu après l’arrivée de la Marche à Paris : « La fin est dans les moyens répétait régulièrement Gandhi. Jamais sans doute n’ai-je autant vérifié combien cette affirmation est juste. Moyen pacifique, en effet, la marche désamorce par elle-même bien des tensions. Tous ceux que nous avons croisés n’étaient certainement pas d’accord avec nous, et cependant les attitudes d’animosité se sont avérées extrêmement rares. De même, le bien-fondé de cette technique d’action s’est imposé progressivement aux marcheurs qui y croyaient le moins…, ce qui ne signifie pas pour autant que toute agressivité ait disparu dans le groupe !

Bien des fois, en tout cas, nous avons senti que notre Marche était constitutive de la France fraternelle et égalitaire pour laquelle nous additionnions kilomètres après kilomètres sous les semelles de nos souliers.

En parcourant à pied quelques 1 200 kilomètres (auxquels il faut ajouter un millier de kilomètres faits en train), nous avons, de toute évidence, fait avancer des choses. D’abord, dans des dizaines de villes de France, et particulièrement dans celles qui nous ont généralement si chaleureusement accueillis, des centaines et des milliers de personnes nous ont rejoints dans notre initiative, prouvant par là qu’il était possible autant qu’urgent de provoquer un mouvement d’envergure nationale pour faire barrage à l’avancée de thèses et d’organisations racistes.

Ensuite, notre Marche aura souligné une évidence qu’on ne proclamera jamais assez : celle que la France est aujourd’hui une nation pluri-ethnique, que les gens le veuillent ou non. Même si on ne veut pas écouter et faire place à Farouk, N’Guyen ou Malika, ils sont là qui revendiquent le droit d’y être et d’y vivre à égalité avec tous.»
 


 

1) Écrit le 20 septembre 1983 et publié dans Non-Violence Politique d’octobre 1983.

2) Propos extraits de Non-Violence Politique de décembre 1983.


Article écrit par Christian Delormes.

Article paru dans le numéro 156 d’Alternatives non-violentes.