De Montgoméry à Selma, avec Martin Luther King, 1965

Auteur

François Vaillant

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
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Avant que la loi sur le droit de vote des Noirs soit votée, plusieurs marches symboliques non-violentes ont eues lieu. C'est notamment le 25 mars 1965 que se déroule celle partant de Selma pour aller jusqu'à Montgomery bravant l’interdiction du gouverneur d'Alabama, George Wallace. Ne constatant aucune capitulation des organisateurs, il eut pour dernier mot de ne pas mobiliser la police locale pour protéger la marche. Alors des citoyens blancs attaquèrent les marcheurs aux côtés de policiers. Malgré ces violences, le message porté par Martin Luther King reste le même : ne pas marcher contre les blancs pour savoir qui gagne contre qui, mais marcher pour la justice et l'égalité entre blancs et noirs.

Martin Luther King a toujours privilégié la marche non-violente dans ses différentes luttes. Celle de Selma à Montgomery fut probablement la plus audacieuse, la plus risquée, tant les marcheurs se savaient exposés avant le départ à des provocations racistes, qui ne manquèrent pas de la jalonner du début à la fin. 


Martin Luther King et ses amis avaient réussi à faire supprimer la ségrégation dans les bus en 1955 à Montgomery, dans la ville de Birmingham en 1963, comme dans d’autres villes. Il restait que le droit de vote n’était toujours pas pleinement reconnu aux Noirs en 1965 dans les États du Sud, et cela en total désaccord avec la Constitution américaine de 1870.

Le rassemblement du 28 août 1963 à Washington, suite à une marche célèbre, avec 250 000 personnes à l’arrivée, avait été l’occasion pour King de prononcer son célèbre discours « I have a dream », (« je fais un rêve »), et d’être reçu le jour même à la MaisonBlanche par le président Kennedy. L’assassinat de ce celui-ci avait cependant laissé sans lendemain la promesse du vote pour les Noirs. Encore en 1964, 72 % des Noirs en âge de voter se voyaient refuser ce droit dans cinq États du Sud réputés comme racistes : la Caroline du Sud, la Géorgie, la Louisiane, l’Alabama et le Mississipi.

Martin Luther King comprit qu’il fallait relancer l’action non-violente directe pour arracher au gouvernement fédéral une loi garantissant l’exercice du droit de vote pour les Noirs. Pour y arriver, depuis février 1965, des marches non-violentes avaient lieu jusqu’au Palais de justice de Selma afin de réclamer l’inscription des Noirs sur les listes électorales. Le gouverneur de l’Alabama, George Wallace, un raciste notoire, s’y opposait depuis toujours. À l’occasion de ces marches, Martin Luther King lui-même et son compagnon Ralph Albernathy avaient été jetés en prison, et un jeune noir avait même été tabassé à mort par la police locale. C’est alors que les leaders noirs décidèrent une marche de Selma à Montgomery, pour exiger du gouverneur Wallace qu’il mette fin aux brutalités policières et qu’il garantisse le droit de vote aux Noirs. Quand il eut vent du projet de cette marche, le gouverneur Wallace l’interdit immédiatement.

Nous avons aujourd’hui des difficultés à imaginer l’état de tension qui régnait en Alabama, aussi bien chez les Blancs que chez les Noirs. Le président Johnson lui-même demanda à King de renoncer à toute quelconque marche en faveur du droit de vote. Des Blancs se préparaient à faire des coups de main sur les Noirs si ceux-ci entamaient une marche non-violente. Les Noirs allaient-ils renoncer à leur projet ? Le génie de King consista à dramatiser la situation en gardant le projet, tout en réalisant d’autres marches de protestation plus courtes (entre 10 et 20 kilomètres) ayant Selma pour point d’arrivée. Lors de l’une d’elles, le 13 mars 1965, des racistes de Selma attaquèrent en petits groupes les Noirs qui marchaient. Le pasteur blanc James Reeb, de Boston, ami avec les Noirs, âgé de 36 ans, eut le crâne fracassé et succomba à ses blessures. Mais des manifestations de soutien surgirent dans tout le pays, réunissant 10 000 personnes à Washington, 15 000 à New York… Le président Johnson se retrouva alors contraint de proposer une nouvelle législation destinée à faciliter le vote des Noirs, laquelle prévoirait un système d’élection fédérale au cas où les autorités locales refuseraient de se plier à ces mesures. Le changement du président Johnson est à comprendre parce que les Noirs étaient sur les routes et dans la rue, et que King était avec eux et non dans des salons de Washington à tenter de négocier. King avait reçu le prix Nobel de la Paix l’année précédente, en 1964, mais il a toujours su où était sa vraie place.

Le jour du départ approchait. L’ensemble des Américains retenaient leur souffle devant les événements qui s’annonçaient. Comme le gouverneur Wallace refusait que la police locale assure la sécurité des marcheurs, le président Johnson plaça la garde nationale de l’Alabama sous l’autorité du gouvernement fédéral. Dès lors, la grande marche de Selma à Montgomery pouvait commencer. King voyait qu’il avait eu raison de dire « non » au président Johnson qui ne voulait pas de cette marche, lequel était maintenant contraint de la faire protéger par la garde fédérale.

 

En route pour Montgomery !


Le départ eut lieu le dimanche 21 mars, avec 3 000 marcheurs qui s’engagèrent sur la Nationale 80, avançant deux par deux en chantant. King, son épouse Coretta à ses côtés, leur avait lancé au moment du départ : « Vous serez ceux qui feront briller un nouveau chapitre dans les livres d’histoire de notre nation. […] Nous connaissons la nuit de la pauvreté, nous manquons parfois d’éducation, […] mais nous avons nos corps, nos pieds et nos âmes 1 . »

Nul ne peut décrire le déroulement d’une marche avant qu’elle ne se déploie ! Le spectacle autour de la colonne des Noirs était ahurissant : deux hélicoptères survolaient les marcheurs, des soldats se tenaient en armes à intervalles réguliers au bord de la route, mais plusieurs centaines de Blancs se tenaient également le long de la route lançant des insultes, sans que la police n’intervienne ; des voitures croisaient la marche avec des calicots portant des inscriptions du genre : « La chasse aux nègres est ouverte », « Nègre King, retourne chez toi ! ». Même des enfants blancs brandissaient des pistolets à bouchon et des fusils pour jouer au passage de la colonne.

King et ses amis marchaient la tête haute, faisant mine de ne pas voir toutes ces provocations. Arrivés au premier campement, à 10 kilomètres de la ville, la plupart des manifestants s’en retournèrent à Selma en bus. King, son épouse et les autres s’installèrent pour la nuit sous des tentes de fortune. Le lendemain matin, encore pelotonnés dans leur couverture, les trois cents marcheurs avalèrent du café et des flocons d’avoine. À huit heures, la troupe repartit, avec ses voitures-balais et ambulances derrière elle. Un petit avion passa alors en rase-mottes et lâcha des tracts racistes sur les marcheurs. Ils étaient signés des « Forces aériennes confédérées » !

La seconde journée fut ponctuée de mille et une provocations racistes auxquelles les marcheurs comprirent encore qu’il ne fallait surtout pas répondre. Ils faisaient de plus en plus connaissance entre eux ; l’atmosphère était à la fois grave et détendue.

Le troisième jour se déroula en rase campagne. Des Blancs venaient peu à peu rejoindre la troupe, débarquant souvent du Nord du pays, alertés par les journaux de ce qui était en train de se passer.

Le quatrième jour se passa en grande partie sous la pluie. Tout le monde était trempé jusqu’à l’os. Puis le soleil réapparut, inondant les marcheurs d’un flot de lumière.

Ils entrèrent alors dans Montgomery, ville où King avait commencé sa vie de pasteur. Ils passèrent devant ce qui avait été son église, avenue Dexter, là même où, en 2008, le candidat Obama se recueillit lors de sa campagne électorale. Ce sont 25 000 personnes, Noirs et Blancs confondus, qui s’avancèrent jusqu’au Capitole pour y remettre une pétition destinée au gouverneur Wallace. Il refusa de sortir du Capitole, tout en narguant les manifestants derrière le rideau de son bureau.

King monta alors sur une remorque, des dizaines de caméras de télévision braquées sur lui. « Ils nous ont dit que nous n’arriverions pas ici, or nous y sommes » lança-t-il. « Répète-le pasteur ! » scanda la foule. Puis King enchaîna : « Le monde entier sait aujourd’hui que nous sommes ici et que nous nous tenons devant ceux qui détiennent le pouvoir dans l’Alabama. Depuis dix ans maintenant, ces forces au pouvoir avaient cherché à nourrir et à défendre l’injustice, mais l’injustice a été frappée à mort sur les routes poussiéreuses et les rues de cet État. C’est ainsi que je me tiens devant vous aujourd’hui avec la conviction que la ségrégation est à l’agonie et la seule inconnue reste le prix que Wallace et les ségrégationnistes paieront pour ses funérailles. »

Depuis « J’ai fait un rêve », King n’avait été que rarement aussi inspiré. L’auditoire, cloué sur place, buvait ses paroles répercutées jusque dans les maisons de toute l’Amérique grâce à la télévision. Des Noirs clamaient sur place en chœur « Continue, parle pasteur ; continue, parle pasteur ! » « Nous sommes toujours sur la route, enchaîna King. Oui, nous sommes toujours en route et aucune vague de racisme ne pourra nous arrêter. Le dynamitage de nos églises et de nos maisons, le matraquage enduré et le meurtre de plusieurs d’entre nous ne nous arrêteront pas. Continuons à marcher en direction des isoloirs, continuons à marcher pour vaincre la pauvreté, continuons à marcher pour mettre fin à la ségrégation dans les écoles et les logements, continuons à marcher en toute non-violence jusqu’à la liquidation du racisme et que les Wallace de notre nation tremblent en silence. […] Nous ne devons jamais avoir pour objectif l’humiliation de l’homme blanc : nous entendons gagner son amitié et sa compréhension. Il nous faut comprendre que la fin que nous poursuivons est une société en paix avec elle-même, une société qui puisse vivre selon sa conscience. Ce ne sera pas le grand jour de l’homme blanc ni de l’homme noir. Ce sera le grand jour de l’homme en tant qu’homme. »

La grande marche était terminée. Le soir, les organisateurs accueillirent pour un concert, dans le stade de base-ball, dix mille personnes qui purent entendre et acclamer Harry Belafonte, Joan Baez, James Baldwin et d’autres célébrités. À la fin, King monta sur scène, les pantalons relevés jusqu’aux genoux pour faire voir ses chaussures de marche et prononça un autre discours, aussi lyrique et politique que les précédents. Pendant ce temps-là, une femme noire était poursuivie en voiture sur la Nationale 80, alors qu’elle rentrait chez elle. Sa voiture une fois coincée, des Blancs sortirent de la leur et tirèrent sur elle. La mort de Viola Liuzzo souleva d’indignation l’Amérique.

Début avril, King reçut l’information que le Congrès américain voterait avant l’été une loi sur le droit de vote pour les Noirs, ce qui arriva un peu plus tard, le 7 août 1965. Avec la marche de Selma à Montgomery, les marcheurs avaient introduit le drame de l’Alabama dans les foyers américains. King et ses amis leur avaient fait vivre en direct le racisme du Sud. Le président Johnson avait été contraint par l’impact d’une marche non-violente pour que le Congrès légiférât ; enfin !


 

1) Stephen B. Oates, Martin Luther King, Paris, Le centurion, 1982, p. 394.


Article écrit par François Vaillant.

Article paru dans le numéro 156 d’Alternatives non-violentes.