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Élisabeth Maheu et Christine Laouénan

Année de publication

2017

Cet article est paru dans
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Christine Laouénan et Élisabeth Maheu résument ici une longue conversation entre elles au sujet du pardon.

Le pardon reste une notion ambigüe

E. M. Le mot pardon est souvent utilisé à des fins moralisatrices, par exemple quand on somme l’auteur d’une offense de demander pardon à la victime. Sans conviction, cette demande ne répare pas grand-chose et le pardon se réduit à une notion creuse et formelle. Beaucoup d’erreurs éducatives ont ainsi été commises.

C. L. De même, l’injonction faite à la victime d’accorder son pardon à celui/celle qui l’a agressée est violente : « Il faut savoir pardonner ! », « Il t’a demandé pardon, on n’en parle plus ». Bâillonnée, la victime ne peut qu’étouffer sa plainte, au risque que la plaie s’enkyste au plus profond d’elle-même. Elle subit une double peine : avoir été agressée et devoir taire l’agression. Je pense aussi aux femmes victimes de violences conjugales à qui le conjoint demande pardon après les avoir frappées. Ce soi-disant repentir entretient toujours l’espoir d’un changement chez leur partenaire. Dupées, elles continuent à subir la manipulation quotidienne. Se perpétue ainsi la spirale de la violence domestique.

E. M. Nous nous plaçons là dans une éthique non-violente : pardonner ne signifie surtout pas excuser, au sens de trouver des excuses à celui qui gêne, qui blesse ou qui tue. Pardonner et demander pardon ne dispensent ni de l’instruction des faits ni du traitement juste des problèmes.

Le pardon est-il inconditionnel ?

E. M. On entend souvent « il faudrait d’abord que l’auteur répare sa faute ». Oui, la justice doit passer, et la mesure de réparation se faire aussi concrète que possible. Mais cela ne me semble ni un préalable, ni une conséquence du pardon qui est un don et pas un droit. « Le pardon est un acte intime, tout à fait dissocié du cheminement juridique… c’est la décision intime et personnelle de se libérer de [sa] souffrance »1. Je parle ici de la disposition intérieure à pardonner, qui est l’affaire de chacun, à distinguer du pardon demandé et accordé, qui est l’affaire des deux parties, dans la résolution de leur conflit.

C. L. Pour le philosophe J. Derrida2, le pardon doit être absolument inconditionnel. En effet, pardonner à la condition que le coupable se repente, cela requiert un changement de sa part. Pour s’engager pleinement dans le pardon, il faut pardonner la personne coupable en tant que telle. Le pardon n’attend rien, ne demande rien.

E. M. Le pardon inconditionnel, c’est très beau en théorie, mais n’est-ce pas bien difficile, voire impossible en pratique ? Je comprends les personnes qui disent ne pouvoir pardonner qu’à la condition que leur interlocuteur ait demandé pardon… et même qu’il promette de ne plus recommencer ! Mais le pardon ne peut devenir l’objet d’un marchandage affectif où, pour être pardonné, il faudrait remplir des conditions parfois inatteignables. Un ami me confiait avoir compris à 50 ans l’impasse des calculs du genre : « J’ai déjà fait un pas vers l’autre. C’est maintenant à lui ou à elle de faire le pas suivant ». « Aujourd’hui, me dit-il, je me demande seulement quel prochain pas je suis encore capable de faire ».

C. L. Le philosophe V. Jankélévitch3 a toute sa vie refusé le pardon aux nazis et même aux Allemands, pour finalement considérer que le pardon est là précisément pour pardonner ce que nulle excuse ne saurait excuser… E. M. Pardonner l’impardonnable ? Certains témoignages nous bouleversent, tel celui de M. Girtanner4 qui, malgré des blessures irréparables et des années de souffrance, fut prise d’un désir irrépressible de pardonner à son bourreau nazi.

À quoi ça sert de pardonner ?

C. L. Après le drame du 13 novembre 2015 qui a coûté la vie à son épouse, le journaliste A. Leiris avait délivré un témoignage sur la toile : « Vous n’aurez pas ma haine »5… Pardonner libère en effet de la haine, d’un passé qui n’arrive pas à passer. Pardonner, c’est refuser de faire sienne la logique de l’adversaire, de se laisser dominer par le mal qu’il a sécrété. Il s’agit de s’affranchir de la haine qui conduit à se venger pour briser le cycle de la violence.

E. M. Oui. Décider de pardonner brise cette logique mimétique de la réciprocité : « je suis agressé/j’agresse ». C’est l’idée que reprend J.-M. Muller6. Pour ce faire, il faut distinguer la personne de son acte : à la fois condamner l’acte de façon très ferme et reconnaître la personne de façon bienveillante. Si suite à un conflit, chacun entend le vécu de l’autre et reconnaît sa part de responsabilité, les deux pourront concrétiser un accord respectueux de chacun. Mais c’est le pardon donné et accueilli qui ouvrira la voie à une vraie paix durable. Quant à la réconciliation — retravailler ensemble ou revivre ensemble… —, c’est encore une autre histoire. Pour O. Abel, « le pardon, tant demandé qu’accordé, rompt avec le silence. (…) on n’est jamais assurés que la parole va se frayer un chemin et bouleverser la situation. (…) Le pardon est une parole résistible, incertaine, et confiée aux autres qui peuvent la relever ou la laisser se perdre »7. H. Arendt disait que le pardon réintroduit de l’imprévisible face à l’irréversible.

Pourquoi est-ce si difficile de pardonner ?

C. L. Celui qui pardonne sait qu’il prend un risque en abandonnant le règlement par la force ou en renonçant à la puissance du droit. Le pardon constitue un acte libre et fort qui requiert un cheminement intérieur. Il faut avoir pris du recul, avoir accepté le temps de la souffrance et de la colère.

E. M. Quand une personne victime fait l’effort de pardonner, elle peut craindre que l’autre en tire un triomphe, se glorifie de ce pardon, ou le rejette.

Est-ce aussi difficile de demander pardon ?

C. L. Demander pardon peut être encore plus difficile que pardonner. La personne dévoile son être profond devant celui/celle à qui elle demande pardon. Elle se montre avec ses fragilités, s’extrayant ainsi d’une relation de pouvoir. Pourtant, le fait d’exprimer qu’on est sincèrement malheureux d’avoir blessé peut provoquer de l’empathie de la part de la victime.

E. M. Oui. Il m’est arrivé d’être touchée et admirative face à des amis capables de demander sincèrement pardon. C’est à contre-courant d’un conditionnement culturel qui confond humilité et humiliation. Le sentiment d’humiliation est un puissant moteur de conduites violentes parce qu’alors l’identité est blessée ; il mène tout droit à la vengeance, au déni ou au dénigrement de soi. Il faut suffisamment de sécurité intérieure pour être humble sans se sentir diminué. Pourtant, il est honorable d’oser risquer de paraître faible devant l’autre, mais authentique et bon : l’humilité est une force.

C. L. Le pardon permet aussi de cicatriser ses blessures intérieures. Ne faut-il pas aussi se pardonner à soi-même ?

E. M. Je dirais plutôt s’accepter comme un être imparfait, et en même temps, croire en sa capacité à s’améliorer. Cela permet d’assumer sa part de responsabilité sans se liquéfier dans un sentiment de culpabilité. Je me souviens de cette fillette de 7 ans qui écrivait en secret à sa sœur suite à une dispute. Sa mère la surprit en flagrant délit de demande de pardon : « Bravo d’être capable de demander pardon. C’est très beau. Tu donneras ce petit mot à ta sœur demain ? ». « Oh, non, elle va encore se moquer de moi ! » « Alors, pourquoi lui écris-tu ? ». « Je mets mon papier dans ma boîte à secrets, et comme ça je dors mieux ! ».

En conclusion

Pardonner est une libération. Mais pas une obligation ; peut-être une perspective à l’horizon. Pour pouvoir pardonner, il faut sans doute avoir éprouvé l’immense bonheur d’être aimé indépendamment de nos mérites, par nos figures parentales ou plus tard, sur nos chemins de résilience, par des accompagnateurs confiants.

Non-lieu, amnistie et grâce

Un peu de vocabulaire : le pardon n’est pas un non-lieu, ni une amnistie irresponsable qui effacerait la qualification même de l’acte en délit. Si pour certains le terme de grâce évoque un don gratuit, dans le domaine judiciaire, la grâce est une dispense ou une réduction de la peine, dans le contexte d’une situation exceptionnelle avec son lot de circonstances atténuantes, ou compte-tenu de l’évolution suffisante de la personne qui s’est rendue coupable. Amnistie et grâce sont parfois des mesures d’apaisement du climat social. Mais elles devraient être la décision mûrement réfléchie d’une instance qui vise à la fois la justice et la réconciliation, et non l’acte de clémence d’un prince omnipotent ou en mal d’électeurs.


1. Christophe André, Alexandre Jollien, Mathieu Ricard, Trois amis en quête de sagesse, L’iconoclaste, 2016, p. 404.
2. Jacques Derrida, Pardonner : L’impardonnable et l’imprescriptible, Galilée, 2012.

3. Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? dans l’honneur et la dignité, 1986, Le Seuil.
4. www.reussirmavie.net/ Maiti-Girtannerla-force-dupardon_a2081. html
5. Antoine Leiris, Vous n’aurez pas ma haine, Fayard, mars 2016.
6. Jean-Marie Muller, Le dictionnaire de la non-violence, Le Relié Poche, p. 274.
7. Olivier Abel, article paru dans le Bulletin de l’Oratoire du Louvre no 787, juin 2011.


Article écrit par Élisabeth Maheu et Christine Laouénan.

Article paru dans le numéro 182 d’Alternatives non-violentes.