Face aux attentats de Paris, la réponse n'est pas militaire !

Auteur

Guillaume Gamblin

Localisation

France

Année de publication

2016

Cet article est paru dans
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En vendant des armes à l'Arabie saoudite, mentor et financeur de Daech, la France a-t-elle indirectement fourni les armes qui allaient la toucher lors des attentats de Paris du 13 novembre 2015 ?

Suite aux attentats parisiens de novembre 2015 revendiqués par Daesh, les autorités françaises ont riposté par une logique avant tout militaire : à l'extérieur par l'intensification des bombardements sur la Syrie et l'Irak et, au niveau intérieur, par la mise en place de l'État d'urgence et l'omniprésence de l'armée dans l'espace public. Pourtant, des voix minoritaires se sont élevées pour pointer du doigt la responsabilité des ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite, incubateur idéologique de Daesh.

Cet article cherche à faire un point sur une question à appréhender dans sa complexité:

L'essor du wahabisme, fruit de la manne pétrolière  

Le wahabisme, professé aujourd'hui par Daesh, est une doctrine religieuse littéraliste et sectaire issue du courant sunnite de l'Islam, créée au 18e siècle par le théologien Abd el-Wahab. Elle prospère sur la partie de la péninsule arabique qui devient le royaume d'Arabie saoudite en 1932. C'est à cette dernière époque que d'importantes réserves de pétrole sont découvertes sous le sol de ce territoire. Un événement important est l'accord de protection militaire « protection contre pétrole » signé entre les États-Unis et l'Arabie saoudite en 1945. À la faveur de la crise pétrolière des années 1970, les prix du pétrole s'envolent et la richesse de l'Arabie saoudite explose littéralement. Le royaume dispose à partir de ce moment là de fonds considérables pour propager la doctrine wahabite dans le monde entier, à travers le financement d'universités, d'écoles, d'imams, de mosquées, de livres, de bourses, etc. Ce sont en tout des dizaines de milliards de dollars (environ 2 milliards par an) qui auraient été investis dans le financement de cette doctrine : bien davantage que toute autre tendance de l'Islam. De ce fait, on constate durant ces décennies une empreinte grandissante du wahabisme sur l'Islam mondial. Les écoles dont sont issus les Talibans au Pakistan, des groupes armés au Soudan, en Algérie (GIA), en Afghanistan, Al-Qaïda, Boko Haram, Daesh s'inspirent du wahabisme. Dans les écoles ouvertes par Daesh, on utilise des manuels scolaires calqués sur les manuels saoudiens.

Une prise de distance de l'Arabie saoudite avec Daesh

La responsabilité de cet État est donc écrasante dans la propagation du wahabisme et dans l'essor de Daesh, mais aujourd'hui l'Arabie saoudite a pris ses distances par rapport au groupe armé pour plusieurs raisons. D'abord parce que c'est Daesh lui-même qui, après s'être nourri à sa pensée et avoir profité de ses financements, s'est retourné contre son mentor idéologique et financier. Le groupe armé accuse l'Arabie saoudite de ne pas être assez rigoriste, il traite la famille royale d' « usurpateurs apostats » et mène des attaques contre le royaume. Depuis que l'État islamique dispose d'un territoire, il peut s'émanciper des États du golfe et les attaquer. Fin 2014, les Saoudiens se sont alliés à d'autres États pour lutter militairement contre Daesh, en partie pour ne pas ternir leur image qui commençait à souffrir de cette alliance. La priorité du royaume saoudien n'est cependant pas le combat contre Daesh, mais la lutte contre Bachar el-Assad et l'Iran, tous deux chiites. C'est dans ce cadre qu'il s'est engagé dans une guerre contre la minorité chiite Houthi au Yémen.

Crimes de guerre au Yémen

Le royaume saoudien s'est engagé au Yémen dans une guerre sans pitié contre la minorité chiite Houthi (soutenue par l'Iran) et au-delà contre une partie de la population civile du pays qui souffre directement de ses attaques militaires. Il s'est rendu coupable depuis le début des affrontements, de crimes de guerre dénoncés par des ONG, attaquant et bombardant des villes, bâtiments civils, marchés, etc. Amnesty International a dénoncé quand à elle l'utilisation par la coalition menée par l'Arabie saoudite, de bombes à sous-munition, interdites aujourd'hui. Parmi les États qui ont apporté depuis le début de cette opération leur soutien à l'Arabie saoudite, figure la France. Et ce n'est pas fini : impressionné par les performances des chars Leclerc utilisés par les Émirats arabes unis sur ce terrain de guerre, le royaume saoudien s'est rapproché de la France fin 2015 pour lui commander plusieurs centaines de chars Leclerc afin de poursuivre son extermination sans merci des populations civiles yéménites. Frémissements de joie dans les milieux militaires et industriels français !

Le Qatar, petit frère... d'armes de l'Arabie saoudite

Impossible de passer sous silence le rôle joué également par le Qatar dans l'expansion passée et présente du wahabisme. Créé en 1971, cet émirat, riche en pétrole mais surtout en gaz, est lui aussi bien protégé par les États-Unis qui disposent entre autres de bases militaires sur son territoire. Il est le siège de la chaîne Al Jazeera, qui a joué un rôle important dans la diffusion de l'extrémisme religieux au Moyen-Orient (influençant par exemple les Frères musulmans en Égypte). Il finance encore aujourd'hui des camps d'entraînement jihadistes en Tunisie et en Libye. Étrangement, ce petit territoire n'a jamais subi d'attaque terroriste.

Le financement du Qatar et de l'Arabie saoudite n'est cependant pas à surestimer pour comprendre les sources de revenus de Daesh aujourd'hui. Plutôt que de financements d'État classiques, il s'agit plutôt de sommes versées par des princes et des émirs richissimes, dans le cadre de dons de charité religieuse. Ce sont également des lieux où l'argent des groupes jihadistes est en sécurité. On a parlé de « paradis fiscaux du terrorisme ». Au total, fin 2015, les financements issus de ces deux États étaient inférieurs à 2 % des sources de revenus de Daesh.

La France, alliée militaire de l'Arabie saoudite

« La France, ces dernières années, a resserré à l’extrême ses liens avec le Qatar et l’Arabie saoudite, fermant les yeux sur leur responsabilité dans la mondialisation de l’extrémisme islamiste », estiment Sophie Bessis et Mohammed Harbi dans Le Monde du 17 novembre 2015. Et pour gagner des marchés, elle est prête à fermer les yeux sur bien des désagréments... Au niveau de l'armement, la France est devenue en 2015 le deuxième exportateur d'armes au monde. L'Arabie saoudite est le premier client de la France au niveau de l'armement, en lui achetant des blindés, des frégates, des hélicoptères de combat, etc. L'agence qui est chargée de faire l'intermédiaire pour les ventes d'armes de la France à l'Arabie saoudite était la Sofresa jusqu'en 2008, qui a laissé la place à l'Odas. Le royaume est par ailleurs le premier importateur mondial d'équipements militaires. C'est l'un des pays ayant le taux d'investissement militaire par habitant les plus importants au monde. Si des armes légères saoudiennes ont pu être livrées aux mains de combattants de Daesh au début du conflit, ce type de soutien direct s'est beaucoup tari aujourd'hui... mais le mal est fait.

Comment se finance Daesh ?

Aujourd'hui, on l'a vu, les dons issus de l'Arabie saoudite et du Qatar ne représentent pas plus de 2 % du budget de Daesh. En 2015, environ 60 % des ressources économiques du groupe armé émanaient des ressources naturelles, dont 25 % du pétrole raffiné en Turquie pour être revendu et utilisé en Turquie, Syrie et Irak. Mais depuis fin 2015, la part du pétrole dans le financement de l'État islamique est en forte baisse. D'une part le cours du brut s'est effondré. D'autre part, Daesh est illégitime sur le marché international et n'a pas d'autre choix que de vendre moins cher. Enfin, les frappes aériennes ont touché un certain nombre d'infrastructures pétrolières. Les autres ressources naturelles contrôlées par Daesh jouent donc un rôle important dans ses ressources : gaz, phosphate, coton, etc. Par ailleurs, il s'appuie financièrement sur les taxes extorquées aux habitants des territoires contrôlés, sur leurs cultures, leurs salaires, qui sont devenues début 2016 sa ressource majoritaire, ainsi que sur le trafic d'œuvres d'art, d'êtres humains et même d'organes.

Comment s'arme Daesh ?

Les armes vendues par la France à l'Arabie saoudite ont-elles glissé dans les mains des terroristes qui ont commis les attentats de Paris en novembre 2015 ? La réalité n'est bien sûr pas aussi simple. Daesh puise largement dans les stocks d'armes de l'armée irakienne. Ces derniers sont constitués d'armes vendues dans les années 80 principalement par la Russie, la Chine... et la France, puis dans les années 2000 par les États-Unis, la Chine, etc. Daesh puise également dans les stocks d'armes de l'armée syrienne sur les territoires conquis. Des armes auraient été fournies aux jihadistes au début du conflit armé directement par l'Arabie saoudite et les États-Unis.

Daesh dispose aujourd'hui de beaucoup d'armes mais a surtout besoin de munitions. Il se les procure par l'intermédiaire d'un réseau de trafiquants syriens. Beaucoup viennent des anciens stocks de l'armée de Bachar el-Assad, d'autres passent par camions entiers via la frontière turque.

Une guerre froide régionale ?

Le conflit en Syrie et en Irak est la résultante d'une histoire moyen-orientale tourmentée, au cœur d'enjeux religieux mais aussi pétroliers stratégiques. On serait tenté de réduire la grille de lecture à une opposition entre chiites et sunnites. En effet, l'Arabie saoudite sunnite est obsédée par l'Iran chiite et vice-versa. Depuis la révolution de 1979, l'Iran a exporté le chiisme et augmenté son influence dans la région. On assisterait à une lutte d'influence entre d'un côté la Turquie, le Qatar, les Émirats arabes unis menés par l'Arabie saoudite, et de l'autre, l'Irak, le Yémen, la Syrie et le Hezbollah chiites patronnés par l'Iran. Mais en réalité le conflit est moins religieux que politique : on n'assiste pas à des querelles théologiques sur tel ou tel aspect de la doctrine religieuse. La religion sert ici de prétexte, elle est instrumentalisée par l'Arabie saoudite et l'Iran, les deux géants locaux qui se livrent à une forme de « guerre froide régionale ». Au Liban, en Syrie, en Irak ou encore au Yémen, les deux États s'affronteraient indirectement. En Syrie et en Irak, c'est parce que l'Iran a soutenu Assad et la nouvelle majorité chiite irakienne que l'Arabie saoudite a été tentée de soutenir les groupes jihadistes sunnites opposés à ces deux groupes.

Il est frappant, au passage, de constater à quel point on se trouve ici dans une spirale de violence à bien des égards mimétique. On assiste en effet à une rivalité farouche entre deux entités politiques qui se ressemblent étrangement : islam rigoriste, alliance entre le clergé et le pouvoir, puissance des mollah en robes noires... René Girard aurait pu faire à n'en pas douter de belle analyses de cette rivalité mimétique en jeu de miroir.

Un concert d'intérêts nationaux divergents

Il serait cependant trop simpliste de réduire la situation régionale à cet affrontement. On assiste en réalité à un concert désaccordé d'intérêts nationaux divergents, chacun cherchant son propre intérêt... Et au final les populations civiles affectées par ce conflit ne trouvent aucun véritable allé pour se préoccuper de leur sort. C'est ce que résume le philosophe et spécialiste du Moyen-Orient Santiago Alba Rico dans les pages de l'hebdomadaire espagnol Diagonal le 3 décembre 2015 : « À part les Kurdes et l'Armée syrienne libre (avec d'autres groupes rebelles), en Syrie personne ne combat vraiment Daesh. Il y a comme une fiction de "l'unité face au jihadisme" pendant que, sur le terrain, les parties impliquées s'appliquent plutôt à s'affronter les unes contre les autres pour défendre leurs intérêts propres. Le régime syrien, responsable de 8 victimes sur 10, a dirigé seulement 6 % de ses attaques contre Daesh. La Russie continue à bombarder, surtout des milices rebelles loin des territoires jihadistes. La Turquie est beaucoup plus intéressée par les Kurdes et, face à eux, elle octroie toutes sortes de facilités aux combattants de Daesh. L'Arabie saoudite a armé Daesh par voie interposée et s'appuie sur eux dans sa guerre contre les Houthis au Yémen. »

La Turquie, acteur clé pour affaiblir Daesh

Revenons sur certains de ces acteurs. La Turquie est l'un des acteurs clés du conflit en cours. Son intérêt principal dans celui-ci est qu'il lui sert de prétexte pour reprendre sa politique d'extermination de la résistance kurde. Le gouvernement voit d'un très mauvais œil les victoires de combattants kurdes contre Daesh. Il oscille entre un laisser-faire et un soutien à Daesh selon les périodes du conflit. La Turquie laisse passer sciemment par sa frontière des armes, des combattants, des matières premières, de l'argent au profit de Daesh. C'est elle également qui fournit les connexions Internet à l'État Islamique. Plusieurs analystes estiment que c'est là un enjeu central dans l'affaiblissement de Daesh. Dans La libre Belgique du 24 novembre 2015, Pierre Terzian, directeur de l'hebdomadaire Pétrostratégies, affirme : « Il faut être clair : si la Turquie ferme hermétiquement sa frontière avec les zones occupées par Daesh, l'État islamique s'écroule en quelques mois faute de revenus, mais aussi d'hommes et d'armes ». Même son de cloche du côté de l'intellectuel anarchiste états-unien David Graeber, qui estime dans The Guardian que si l'État turc cessait de combattre les Kurdes et faisait le blocus de Daesh, ce dernier s'effondrerait en quelques mois.

Mais... la Turquie dispose de moyens de pression stratégiques forts qui la rendent plus ou moins intouchable. D'une part, le pays héberge des bases de l'OTAN d'où partent des avions des États-Unis. D'autre part, il a passé un pacte avec l'Union européenne (UE) pour la rétention sur son territoire de quelques deux millions de réfugiés aux frontières de l'UE, contre la promesse de trois milliards de dollars. Ni les États-Unis, ni l'Europe ne souhaitent prendre le risque de voir se briser ces facilités.

Israël, enfin, joue un rôle discret dans le conflit en cours. De manière apparemment étonnante, il est avéré que l'État israélien a apporté son soutien aux jihadistes du Front Al-Nosra en particulier, en soignant plusieurs milliers de combattants dans les hôpitaux israéliens. Cela s'explique en grande partie par la rivalité qui oppose Israël à l'Iran, son grand ennemi régional. Israël vit dans la hantise de voir une victoire de Bachar el-Assad en Syrie. Cela signifierait en effet que se dessinerait un axe sans discontinuité de territoire entre l'Iran, l'Irak, la Syrie et le Hezbollah libanais, tous chiites et alliés de l'Iran, jusqu'à la frontière israélienne. C'est pourquoi on a vu plusieurs fois ces dernières années la diplomatie ou les services secrets israéliens saboter des tentatives d'accords entre l'Iran et el-Assad, et s'engager de façon intensive contre le réchauffement des relations entre les États-Unis et l'Iran.

La réponse militaire : mauvaise pioche

Que peut-on conclure de ce tour d'horizon brossé à gros traits ? Si nous en revenons à notre interrogation de départ, consistant à interroger la pertinence d'une réponse militaire au conflit en cours, quelques réponses semblent s'esquisser.

  • Sortir de la logique des armes. La première étant de constater que les affrontements militaires et les exactions qui les accompagnent en Syrie et en Irak en particulier, ne peuvent exister avec une telle intensité qu'en raison de l'affluence des armes disponibles sur le terrain. C'est donc le fruit de décennies de ventes d'armes à l'Irak notamment, dans lesquelles l'implication de la France est majeure. Vouloir répondre à une telle situation par l'augmentation du nombre d'armes sur le terrain, même si cela semble séduisant dans l'immédiat, est donc une logique contre-productive à moyen et long terme. Car cela augmentera encore la quantité d'armes disponibles pour des conflits à venir. Or on sait que, à la différence des produits de consommation courante, les armes n'ont pas d'obsolescence programmée. Elles sont, dans le meilleur des cas, vendues sous prétexte d'être destinées à des alliés fiables et agissant pour la bonne cause, mais elles se retrouvent par la suite dans les mains d'autres acteurs que l'on ne contrôle pas. Selon Naïma Reguerras, présidente de la CNAPD (Coordination nationale d'action pour la paix et la démocratie, Belgique), « Des quelques 875 millions d'armes légères en circulation dans le monde, 75 % sont aux mains de civils » (Agir pour la paix, 11 janvier 2016). Par ailleurs, une autre source du chaos armé qui règne aujourd'hui au Moyen-Orient, réside dans l'invasion militaire de l'Irak par la coalition menée par les États-Unis. Celle-ci a instauré une situation de violence extrême et quotidienne, d'instabilité politique et humaine dans la région. La situation actuelle est donc aussi largement la fille de cette première invasion, ainsi que des interventions militaires occidentales en Afghanistan, en Libye, etc. « Daesh a une mère : l'invasion de l'Irak. Mais il a aussi un père : l'Arabie saoudite et son industrie idéologique. Si l'intervention occidentale a donné des raisons aux désespérés dans le monde arabe, le royaume saoudien leur a donné croyance et conviction », estime Kamel Daoud, Prix Goncourt 2015.

  • La Turquie a un rôle stratégique à jouer. La seconde conclusion qui semble s'imposer, si l'on en croit des sources diverses, est le rôle central que pourrait jouer la Turquie dans l'affaiblissement des capacités militaires et logistiques de Daesh. Les frappes aériennes occidentales début 2016 semblent s'attaquer aux routes de circulation des marchandises diverses entre la Syrie de Daesh et la Turquie. Mais des pressions plus politiques seraient possibles pour obliger la Turquie à fermer ses frontières vers la Syrie. Encore faudrait-il que l'Europe assume une autre politique d'immigration et d'accueil des réfugiés... c'est sur cette peur que joue notamment la Turquie pour imposer le silence à l'UE.

  • Stopper les ventes d'armes à l'Arabie saoudite ? S'il n'est plus si pertinent de viser l'Arabie saoudite et le Qatar comme des pourvoyeurs d'armes et de ressources majeurs pour Daesh aujourd'hui, un embargo sur les armes à destination de ces deux pays garde malgré tout son sens dans le cadre du conflit au Yémen. Fin janvier, ce petit pays comptait déjà 6000 morts, 28000 blessés et 2,5 millions de déplacés selon l'ONU. « Le Yémen, après 5 mois, ressemble à la Syrie après 5 ans », s'indignait le chef du Comité international de la Croix-Rouge début 2016 (L'Obs n°2672). En Grande-Bretagne, l'organisation Campagne contre le commerce des armes s'apprêtait en janvier 2016 à engager des poursuites contre le gouvernement britannique si celui-ci ne cessait pas ses livraisons d'armes à l'Arabie saoudite. La Suède a décidé, fin 2015, de ne pas renouveler son accord de ventes d'armes avec l'Arabie saoudite, ce qui rend ces transactions extrêmement difficiles. Plus intéressant encore, au niveau de l'Union européenne, une mobilisation importante de la société civile a eu lieu afin de demander un embargo sur les armes à destination de l'Arabie saoudite. Le 25 janvier 2016, le Parlement européen a voté en faveur de l'embargo. Au moment où cet article est écrit (février 2016), il revient encore a Conseil des Ministres européen de prendre la décision finale. La France est donc au pied du mur pour réformer radicalement son attitude, elle qui se réjouit de voir des contrats d'armements se profiler à l'horizon pour les chars Leclerc destinés à perpétrer des crimes contre l'humanité au Yémen.

  • Interroger nos importations d'hydrocarbures. Il est nécessaire d'aller un peu plus loin dans la réflexion et dans l'examen de notre propre responsabilité dans la guerre en cours. Au-delà de nos ventes d'armes à ce royaume en 2016, c'est grâce aux dividendes du pétrole que l'Arabie saoudite a disposé durant quatre décennies de sommes colossales afin de diffuser dans le monde l'idéologie wahabite et de soutenir à tous niveaux les groupes jihadistes. Cet argent est aussi le nôtre et nous étions au courant de l'usage qui en était fait. Mais l'avidité et la dépendance aux ressources pétrolières et gazières de la région a vraisemblablement primé sur toute autre considération politique. Autant que le commerce des armes, il convient donc d'interroger aujourd'hui nos importations d'hydrocarbures en provenance de la péninsule arabique. En quoi contribuons-nous toujours aujourd'hui à financer par ce biais les groupes armés qui détruisent la région ?

  • Contre quoi voulons-nous lutter ? Si nous poussons plus avant le questionnement sur ce qui nous fait réagir et ce contre quoi il importe de lutter prioritairement, nous pouvons être pris-e-s d'un léger vertige. En effet, le principal meurtrier dans le conflit en cours en Syrie, et de loin, est Bachar el-Assad et ses forces militaires et paramilitaires. Nous avons dans cette réflexion envisagé quelles pouvaient être les actions non militaires à mettre en œuvre pour lutter contre Daesh, qui a touché la France par une série d'attentats meurtriers en 2015. Mais si toutes les vies sont égales, alors la priorité est de réfléchir aux moyens de faire cesser la violence meurtrière de Bachar el-Assad. Ce que nous voulons, est-ce lutter contre la guerre ou lutter contre le fait que la guerre nous touche et nous affecte ?

  • Une résolution politique du conflit syrien. Une fois que les armes auront parlé, il sera bien nécessaire d'en arriver à une négociation entre les différentes parties impliquées pour la résolution politique du conflit syrien. Autant ne pas attendre que les victimes soient encore plus nombreuses pour engager ce processus. Il sera nécessaire pour cela de dialoguer avec des groupes et des personnes réputés « infréquentables ». Mais c'est la seule logique alternative à celle de l'extermination de l'adversaire.

Pour vivre plus en sécurité, osons dire que la réponse est de démilitariser !

Face à ces attaques qu'elle a subi de plein fouet, la France a décidé de réagir par un regain de militarisation : à l'extérieur, en multipliant et intensifiant ses bombardements sur la Syrie. Et à l'intérieur, par l'instauration puis le renouvellement d'un état d'urgence qui a vu des militaires en armes fleurir aux coins des rues. Il y a eu une véritable militarisation de l'espace public.

Et si nous osions inverser radicalement cette logique et affirmer que c'est une démilitarisation radicale de notre société qui s'impose si nous voulons vivre plus en sécurité ? Nos sociétés sont militarisées de l'intérieur également d'une troisième façon qui est beaucoup plus invisible et insidieuse. En réalité, c'est notre « paix » même qui repose sur un état de militarisation avancée. Notre prospérité et notre état de paix actuels reposent en partie sur la recherche, la production et la vente d'armes au monde entier. Nous prospérons largement sur l'industrie et le commerce des armes. Par exemple à Toulouse, un salarié sur deux est employé dans l'industrie de l'aéronautique et spatiale, dont 25 % sert pour le marché militaire. Notre état de paix repose donc largement sur l'exportation de la violence armée dans les autres régions du monde. Notre croissance et notre prospérité reposent sur une logique d'externalisation de la violence, elles ont pour socle l'entretien de conflits guerriers et meurtriers ailleurs dans le monde.

Nous ne pouvons pas nous étonner lorsque la violence des armes que nous produisons nous fait l'affront de ne pas rester cantonnée à des régions éloignées et vient nous affecter directement sur notre territoire. Quand le sang versé ailleurs par les armes dont la vente fonde notre croissance économique, vient « gicler » jusque chez nous.

Cessons de prospérer sur la violence des armes, cessons de l'alimenter et de nous en alimenter. Car tant que nous continuerons à développer de nouvelles armes meurtrières et à les vendre, notamment à l'Arabie saoudite, au Qatar et au Moyen-Orient, alors le sang des victimes de Daesh sera déjà dans le pain que nous mangeons.

Démilitariser notre politique de sécurité, en interrogeant notre industrie et notre commerce des armes, constitue une réponse certes moins spectaculaire et apparemment moins immédiatement protectrice que de militariser la société. Mais c'est le seul processus qui œuvrera de manière plus sûre, plus réelle et plus cohérente à une paix globale.

 

 

   


Article écrit par Guillaume Gamblin.

Article paru dans le numéro 179 d’Alternatives non-violentes.