Auteur

Claire Quidet

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
170.jpg

Au centre du débat médiatique avec le vote fin 2013 à l’Assemblée Nationale d’une proposition de loi visant à favoriser l’abolition du système prostitutionnel, le thème de la prostitution a suscité des débats passionnés et provoqué de nombreuses réactions, y compris de la part de personnalités de tous poils.

Loin du débat idéologique — et souvent fantasmé —, la réalité de terrain est beaucoup moins glamour. Mais il faut tendre l’oreille pour l’appréhender, et savoir écouter la parole difficile des personnes prostituées 1 qui se livrent discrètement dans un environnement bienveillant, loin des micros : pour les personnes qui le subissent, le système de la prostitution n’est que violence.

 

La violence, un terreau fertile pour la prostitution


« Adolescente, on me disait toujours que j’étais une pute. » 2 L’entrée dans la prostitution est souvent présentée comme un choix de la part de la personne qui l’exerce, et en tout cas l’expression légitime de sa liberté individuelle, une explication rapide et surtout dé-culpabilisante pour la société. La démarche est en réalité plus complexe et le résultat de multiples facteurs qui se combinent : fugue, errance, précarité économique, mais aussi passé de violences antérieures à la prostitution : violences sexuelles, violences physiques, et peut-être encore plus violences psychologiques et violences sexistes... Une maltraitance extrême qui engendre une grande vulnérabilité, la perte de l’estime de soi et de ce fait une tendance à rechercher dans le regard de l’autre une valeur que l’on ne s’accorde pas, et dont les manipulateurs savent bien tirer profit.

Une violence que l’on tourne parfois contre soi-même, comme la répétition d’un trauma. « La prostitution, c’est destructeur. Au lieu de faire tourner une balle dans un revolver, on fait ça, on tourne sur le trottoir. » 3
 

La violence au coeur du système prostitutionnel


Du proxénète...

« Tous les jours, je prenais des dérouillées. Une fois, il m’a mis un coup de couteau, j’ai encore la cicatrice. » 4 

On connaît l’extrême violence dont usent les réseaux de traite bien organisés : camps de dressage, séquestration, viols collectifs, malnutrition, subtilisation des papiers, rien n’est épargné aux victimes pour casser leur résistance. Mais le proxénète « de proximité » ou le compagnon qui vit de la prostitution de sa compagne n’est pas avare de coups, de brimades de toutes sortes et sait utiliser le chantage affectif. Souvent encouragée, la prise d’alcool et de drogue permet parfois de tenir le coup, mais renforce aussi la dépendance au proxénète. « J’étais à l’abattage, c’est là que les proxénètes nous envoient pour nous punir. » 5 Les témoignages des personnes qui sont passées par des salons de massage ou autres euphémismes pour désigner des bordels sont éloquents et suffisent pour convaincre que loin de les protéger, c’est bien le proxénétisme légal qui y gagne : horaires à rallonge, factures et amendes de toutes sortes, pressions pour des passes sans préservatifs, humiliations... On est loin de l’univers de charme que l’on tente régulièrement de nous vendre. 

… au client prostitueur 

Quel que soit le mode de racolage (rue, Internet, bar, etc.), l’activité prostitutionnelle mène obligatoirement à 
ce moment critique où l’on se trouve seul face au client prostitueur, premier agresseur des personnes prostituées : des paroles dégradantes et insultes, tel ce client qui lance un « Paie-toi, sale pute ! » en déposant l’argent de la passe, aux menaces, coups, viols... Décidément, celui qui paie a vraiment tous les droits, y compris les plus barbares.

 

Une société complice


Les personnes prostituées portent de toujours le poids de la réprobation et du jugement de la société : femmes de « mauvaise vie » qui « aiment ça » et sont attirées par « l’argent facile ». Le projecteur stigmatisant est toujours braqué sur elles.

Veut-on assurer la tranquillité des riverains, ce sont encore les personnes prostituées que l’on considère comme des délinquantes, au titre du délit de racolage.

Ce regard porté par l’ensemble de la société constitue un véritable obstacle à leur réinsertion : comment expliquer les années manquantes sur un CV ? Comment vivre un nouvel emploi dans la terreur d’être reconnue par un ancien client ? Violence encore de cette marque indélébile de la prostitution.

« On est vite cataloguée comme prostituée. Pourquoi est-ce si dur et si long d’arracher cette étiquette dont la trace réapparaît encore et encore ? » 6
 

Un acte non désiré


Mais on occulte souvent, en la présentant justement comme le résultat d’un choix, que la violence la plus destructrice, intrinsèque à la prostitution reste le fait de devoir subir des actes sexuels sans désir, à répétition, plusieurs fois — parfois des dizaines — par jour, avec des clients que l’on ne connait pas, que l’on ne choisit pas, l’un chassant l’autre…

Certes, la personne prostituée consent, car elle a besoin d’argent. Mais ce n’est pas le billet sorti à l’issue de la passe qui va pouvoir effacer cette violence, ce dégoût, ce sentiment de n’être qu’un objet.

Alors, pour tenir, les personnes prostituées mettent à distance ce corps si violenté pour tenter de ne plus sentir, de ne plus souffrir : une dissociation psychique qui n’est pas sans conséquence sur leur santé physique et mentale.

« On ne le supporte pas. On le vit. On fait le vide. On ne peut pas pleurer. Si on a des états d’âme, c’est intenable. On ne ressent plus rien. » 7

 

Un projet de société


Cet univers de violence omniprésent, avant, pendant, après, autour de la prostitution, fait dire à l’auteure canadienne Elaine Audet qu’elle est une arme de destruction massive, qui entraîne chez les personnes prostituées un risque de mort prématurée 40 fois supérieur à la moyenne. Peut-on encore l’ignorer, le tolérer, l’excuser, ou vouloir l’encadrer ? Ou faut-il enfin se donner les moyens d’y mettre fin ?

Frein à une égalité réelle entre les hommes et les femmes, la prostitution est intimement liée aux autres formes de violences faites aux femmes, en cela qu’elle conforte les fantasmes les plus archaïques du droit des hommes à disposer du corps des femmes. Maillon d’une même chaîne qui comprend la violence au sein du couple, le viol, le harcèlement sexuel, c’est pourtant la seule forme de violence faite aux femmes dont les victimes sont encore pénalisées !

Une occasion historique nous est donnée aujourd’hui, avec cette proposition de loi 8 qui doit encore passer devant le Sénat, de faire évoluer les mentalités et d’engager la société dans un mouvement moderne et progressiste pour mettre fin à ce système de violence. Certains pays du nord de l’Europe ont déjà franchi cette étape, en cohérence avec leur politique d’égalité réelle entre les femmes et les hommes, et de lutte contre les violences, pour que les femmes soient enfin en paix chez elles, au travail, dans l’espace public et dans toutes les sphères de l’activité humaine.

Saurons-nous relayer au sud de l’Europe ce modèle ambitieux ?
 


1) Publication trimestrielle de nouveaux témoignages à retrouver sur le site www.prostitutionetsociete.fr.

2) Témoignage de Suzanne. Legardinier Claudine, « Quatre ans de trop ! », Prostitution et Société no 126, juil.-sept. 1999, p. 4-5.

3) Témoignage de Brigitte. Legardinier Claudine, « Pourquoi j’ai accepté ça », Prostitution et Société no 132, janv.-mars 2001, p. 4-5

4) Témoignage de Larissa. Legardinier Claudine, « Histoire d’une adolescente sous la terreur », Prostitution et Société no 108, janv.-mars 1995, p. 20-21.

5) Témoignage de Monique. Échanges non publiés.

6) Témoignage de Sandrine. Anne-Marie, « J’ai besoin de vous », Prostitution et Société no 119, oct.-déc. 1997, p.6.

7) Témoignage de Monika. Legardinier Claudine, « Monika, dans un bordel en 2001 », Prostitution et Société no 134, juil.-sept. 2001, p. 4-5.

8) Proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel : www. assemblee-nationale. fr/14/propositions/ pion1437.asp


Article écrit par Claire Quidet.

Article paru dans le numéro 170 d’Alternatives non-violentes.