Pour comprendre la Corse. Repères historiques

Auteur

François Vaillant

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Même le touriste qui vient en Corse entend facilement parler de Pascal Paoli, « le père de la patrie », et de l’affaire d’Aléria (1975) qui est l’une des origines de la création du FLNC en 1976. L’histoire de la Corse ne figure pas dans les manuels d’histoire, il faut aller la chercher ailleurs. On comprend alors un peu mieux l’histoire de la Corse où la force de la non-violence est apparue récemment.

Phéniciens, Grecs, Phocéens, Étrusques et Carthaginois débarquent successivement en Corse, principalement pour y faire du commerce.

227 av. J-C. : la Corse est réunie à la Sardaigne dans la province romaine de la Corse-Sardaigne. Plus tard Auguste l’érige en province impériale et le procurateur habite désormais Aleria (l’Alalia fondée par des Grecs d’origine phocéenne en 565 av. J-C). De la conquête romaine, on retient pour la Corse la fondation de quelques cités, une croissance démographique et une paix d’une cinquantaine d’années. Le christianisme, tôt implanté dans les zones côtières, progressera plus difficilement ailleurs.

Après la chute de Rome en 476, c’est le début du déferlement des « barbares », y compris en Corse. Les Vandales sont chassés de l’île en 533 par les Byzantins, mais viennent ensuite les Ostrogoths. Puis la Corse est envahie par les Lombards venus des Alpes, et Charlemagne fait entrer la Corse dans l’obédience du SaintSiège romain.

À partir du VIIIe siècle, les Sarrazins d’Espagne et d’Afrique du Nord (Maures, Berbères ou Arabes) multiplient les attaques contre les populations qui se réfugient dans les montagnes.

Vers l’an mil, les seigneuries se constituent sous l’autorité du pape, et la gestion insulaire est confiée à des seigneurs locaux, des comtes, qui s’impliqueront dans les affrontements méditerranéens de l’époque. L’Église catholique officialise plus tard cette situation qui est à l’origine de la féodalité et de la noblesse de l’île.

Après de nombreuses et longues rivalités entre Pise, Gênes, les Sarrazins, le pape et les Aragonais, le pape Eugène IV décide en 1453 la cession du gouvernement de la Corse à une banque, l’Office de Saint Georges, qui construit des villes fortifiées comme Ajaccio (1492), Porto-Vecchio (1539), mais la République de Gênes revient en force pour exploiter le Royaume de Corse, moyennant des droits à l’Office de Saint Georges. Les impôts imposés par Gênes sont jugés iniques. Aucun Corse ne peut accéder à la propriété ; les bergers sont chassés des plaines. En 1729 éclate une guerre d’indépendance avec comme principal motif le refus de payer les impôts à l’occupant génois.

Le roi de France, Louis XV, s’allie à Gênes en 1735 et envoie des troupes en Corse qui essuieront de nombreux revers. Le 14 juillet 1755, Pascal Paoli est élu par les Corses général en chef.Il s’attache à réussir l’unité morale et politique de la Corse, d’obtenir l’indépendance de son pays, le développement de l’identité et de la culture corses. En novembre 1755, Pascal Paoli propose une Constitution qui prévoit la séparation des pouvoirs et le vote des femmes. Considérée comme la première Constitution des Temps modernes, Rousseau, Voltaire et d’autres penseurs des Lumières en soulignent les mérites.

Gênes perd peu à peu ses villes prises par les soldats de Paoli. En 1765, Corte devient la capitale de la Corse et une université y est créée. En 1768, les efforts de Paoli se soldent par une conquête militaire française, car Louis XV considère l’emplacement de l’île comme éminemment stratégique en Méditerranée. Gênes cède à la France la souveraineté sur l’île. La Corse devient territoire français, jusqu’à nos jours.

Naissance de Napoléon Bonaparte le 15 août 1769. La Corse ne participe pas activement aux événements de 1789, mais la Convention envoie en 1793 des commissaires sur l’île, notamment pour y surveiller Paoli
revenu de Londres. En 1801, Napoléon suspend la Constitution en Corse et le général Morand gouverne la Corse avec une extrême dureté. Quand Napoléon est prisonnier à l’île d’Elbe, des troupes britanniques débarquent à Bastia. Malgré une insurrection en 1816, appelée « guerre du Fium’Orbu », l’intégration à la France reste de rigueur.

Sous le second Empire, un réel développement économique de l’île est organisé. On peut noter : la création de plus de 2 000 kilomètres de routes, l’exploitation des forêts, l’interdiction du port d’armes, l’installation du télégraphe et du premier courrier maritime postal, l’assèchement de marais, la délimitation des forêts domaniales et communales, la construction des palais de Justice de Bastia et d’Ajaccio, la création du canal de la Gravona, le développement de l’industrie minière et du thermalisme, la création des comices agricoles et des pénitenciers agricoles de Casabianda, Castelluccio et Coti-Chiavari, l’aménagement des ports de Bastia et d’Ajaccio, l’institution d’un vice-rectorat, la création de l’École normale d’instituteurs, etc.

La guerre de 1914-18 saigne à blanc la population : 48 000 hommes sont mobilisés, en plus des 9 000 soldats corses déjà sous les drapeaux quand la guerre éclate. Même les pères de six enfants sont mobilisés. Près de 12 000 Corses meurent au combat (La Marne, Verdun…). La vitalité de l’île est touchée au cœur, des exploitations agricoles sont abandonnées. Des femmes s’exilent en Algérie et sur le continent européen. La population passe de 260 000 à 200 000 habitants.

De nombreux réfugiés de la guerre d’Espagne, fuyant Franco, viennent en Corse, comme des Italiens fuyant le régime fasciste de Mussolini. Leur intégration ne cause pas de problème. La Corse sait être hospitalière.

En 1940, la Corse se voit placée en « zone libre », mais en 1942 les armées fascistes de Mussolini l’envahissent (85 000 soldats) puis les Allemands débarquent (12 000). Résistance des habitants aux occupants. Le 9 septembre 1943, le peuple corse se soulève et se libère. C’est le premier département français libéré, bien avant la Normandie ! Le 8 octobre 1943 à Ajaccio, le général de Gaulle s’exclame : « La Corse a la fortune et l’honneur d’être le premier morceau libéré de la France. » L’île devient une base essentielle pour la poursuite des opérations en Italie puis pour le débarquement en Provence (août 1944).

À partir de 1957, 15 000 rapatriés d’Algérie s’installent en Corse, et finissent par représenter 9 % de la population locale. Une minorité de pieds-noirs réussit à faire que les banques leur octroient des prêts qu’elles refusent aux insulaires pour l’installation d’exploitations agricoles. Des mesures plus équitables (car on peut comprendre la nécessité d’aider des personnes qui avaient tout perdu d’un seul coup) auraient évité bien des drames à venir, comme à Aléria en 1975.

  • 1960 : la revue L’Union corse est créée. C’est le tout début de la revendication autonomiste. En 1964 les frères Edmond et Max Simeoni créent le Cedic (Comité d’étude et de défense des intérêts de la Corse) ; ils font paraître, en 1966, Arritti ! (Debout !), premier hebdomadaire nationaliste. Création en 1967 de l’ARC (Action régionaliste corse).
  • 21 août 1975 : à Aléria, treize militants de l’ARC occupent la cave vinicole, laquelle suscite une répression ahurissante. Deux gendarmes sont tués. L’ARC est dissoute mais renaît le 4 mai 1975 sous le sigle APC (Association des patriotes corses) puis se transforme en juillet 1977 en Union di u populu corsu (UPC).
  • 1976 : création du FLNC (Front de libération nationale corse).
  • 1983 : dissolution de l’UPC par le gouvernement de Pierre Mauroy, le FLNC devient clandestin.
  • 1987 : A Cuncolta nazionalista est mise en place. C’est la vitrine légale du FLNC.
  • 1989 : Après une scission au sein du FLNC, création de l’Accolta naziunale corsa, l’ANC.
  • 1991 : le FLNC-Canal habituel se crée après une autre scission et prend pour vitrine légale le MPA (Mouvement pour l’autodétermination). Il s’oppose au FLNC-Canal historique et à sa vitrine, la Cuncolta, notamment par rapport au contrôle de l’impôt révolutionnaire. La loi Joxe renforce les pouvoirs de l’Assemblée territoriale, mais le Conseil constitutionnel refuse le terme de « peuple corse ».
  • 1992 : L’organisation clandestine et militaire FLNC-Canal habituel décide de s’effacer derrière sa façade politique et légale, le MPA. Les nationalistes emportent 24 % des voix lors des élections régionales, soit 13 sièges sur 51. LeMPA fait cavalier seul tandis que les autres mouvements sont réunis dans une coalition baptisée Corsica Nazione.
  • 1992-1998 : divers attentats contre des bâtiments publics et des résidences vides appartenant à des continentaux, secouent l’île.
  • Le 6 février 1998, le préfet Érignac est assassiné. Il était connu comme un homme de dialogue et de négociation. 40 000 habitants de toute la Corse manifestent leur écœurement en silence à Ajaccio, à l’appel du Manifeste pour la vie.
  • En 1999, le préfet Bonnet est discrédité par l’affaire de l’incendie de la paillote « Chez Francis », il est contraint à la démission. La même année, les différentes organisations nationalistes publiques signent un accord de paix historique à Migliacciaru mettant officiellement fin aux règlements de comptes meurtriers entre nationalistes. Cet accord est suivi d’une réunification des principales factions clandestines au sein du FLNC Union des combattants (FLNC UC).
  • Août 2000, le Premier ministre Lionel Jospin propose un nouveau statut pour la Corse, connu sous le nom de processus de Matignon, adopté par l’Assemblée nationale le 4 décembre 2001.
  • 2000-2012 : Le FLNC poursuit ses attaques contre des bâtiments publics et des résidences vides appartenant à des continentaux, lors de ce que la presse nomme les « nuits bleues ».
  • 7 juillet 2012, première Università di a Nò-Viulenza, à Sisco, à l’initiative de la Fondation de Corse.
  • 14 juin 2013, Colloque international à Bastia, « La non-violence, nouvelle voie pour le XXIe siècle », à l’initiative du Cese (Comité économique et social européen) et de la Fondation de Corse.
  • 13 juillet 2013, seconde Università di a Nò-Viulenza, à Aléria, à l’initiative de la Fondation de Corse.

 

Pascal Paoli (1725-1807)


La mémoire de cet homme est incontournable en Corse, mais souvent complètement ignorée sur le continent. Il a écrit en 1755 la première Constitution proclamant la souveraineté d’un peuple, avant donc la Constitution des États-Unis d’Amérique (1787) et la Révolution française (1789). Champion de la liberté au siècle des Lumières, établissant la séparation des pouvoirs législatif et exécutif et celle des pouvoirs spirituel et temporel, l’œuvre de Paoli est cité en exemple par Voltaire et Rousseau. Il réussit l’exploit de transformer la Corse, colonie génoise, en État libre et indépendant, donnant le droit de vote aux personnes de plus de vingt-cinq ans, donc aussi aux femmes (célibataires, mariées ou veuves), créant une université à Corte. La première pierre des démocraties modernes a été posée en Corse, les faits historiques sont incontestables. Pourquoi aujourd’hui les livres d’histoire des lycéens de France n’évoquent-ils nulle part la figure et l’œuvre de Paoli ? 

Né en Corse à Morosaglia, Pascal Paoli a vécu 15 ans à Naples, 37 ans en Corse (en plusieurs fois) et 30 ans en Grande-Bretagne où il décéda. Il est parti en exil à Naples à l’âge de 14 ans avec son père, pour échapper à la domination génoise et à sa répression.

À Naples où il fait ses études, il se passionne pour Montesquieu et suit les cours de l’Académie d’artillerie. Alors que la République de Gênes conduit une guerre contre les Corses révoltés par les impôts et l’absence de libertés, Paoli revient en Corse où il se retrouve àprendre la tête de l’insurrection pour l’indépendance de son pays d’origine. Il est élu général en chef de la nation corse en 1755, au couvent Saint-Antoine de la Casabianca. C’est alors qu’il rédige une Constitution (écrite en italien), crée peu après une université à Corte… Il fait introduire la pomme de terre en 1756, fonde l’Île Rousse en 1758 pour mieux combattre les Génois qui sont toujours à Calvi, il interdit la vendetta…

La Corse établit son gouvernement national à Corte de 1755 à 1768, car, en 1768, la République de Gênes vend la Corse au Royaume de France pour la somme de deux millions de livres. Louis XV est intéressé par l’île pour des raisons stratégiques, pour mieux combattre la suprématie maritime de la Grande-Bretagne. 20 000 soldats de Louis XV débarquent en Corse et y mènent la guerre. Les troupes corses sont mises en déroute. S’en est fini de la démocratie en Corse, ses habitants deviennent sujets du roi français, après une répression sauvage.

Paoli s’exile à Londres où il arrive en 1769. Après cet exil, il se rallie à la Révolution française. Rappelé en 1790 par des Corses, il voyage de Paris à Marseille pour s’embarquer pour Bastia. Ses admirateurs parlent d’un voyage triomphal, il est partout acclamé. Il rencontre La Fayette, il est reçu à l’Assemblée nationale et au club des Jacobins alors présidé par Robespierre. Mais en 1793, la Convention n’accepte pas que le pouvoir de la France soit de nouveau contesté sur l’île. Elle accuse Paoli de tractations secrètes avec l’Angleterre et le déclare « traître à la République française » d’alors. Ce qui n’est pas entièrement faux, car Paoli condamne la Révolution qui se dévoie dans les ténèbres de la Terreur. Il songe, en effet, à faire sortir la Corse de cette folie meurtrière en regardant du côté d’une monarchie parlementaire, celle de l’Angleterre.

Écarté par les Britanniques du titre de vice-roi, Paoli, mécontent de la conduite que tiennent les Britanniques, se retire à Monticello, puis se décide, à regret, de retourner vivre en exil à Londres où il meurt en 1807, à l’âge de 81 ans.

La mémoire de Pascal Paoli continue de nos jours à être honorée dans une très large part de la population corse, lui le « babbu di a Patria » (« père de la Patrie ») 1 . Chez quelques nationalistes, il existe un mythe Paoli.

 

L’affaire d’Aléria (1975)


L’affaire d’Aléria est constitutive d’un événement qui a marqué la Corse. Giscard d’Estaing est alors président de la République et Michel Poniatowski ministre de l’Intérieur. Une grande cave vinicole se trouve sur la commune d’Aléria, toute proche des rivages de la Méditerranée, au bord de la route nationale 198, qui conduit de Bastia à Porto-Vecchio. Les gérants de cette cave non seulement surchaptalisent le vin 2 , mais bénéficient d’accords très spéciaux avec certaines banques françaises, en Corse 3 . Ce système permet aux six propriétaires de la cave d’Aléria de s’enrichir avec un vin trafiqué, d’acheter de nouvelles vignes alors que les petits vignerons de la région n’en ont ni les moyens ni la possibilité 4 . Pour dénoncer ce scandale, à l’arrière-plan duquel se trouve la colonisation agricole de la Côte Orientale, le matin du jeudi 21 août 1975, 13 militants de l’Arc 5 pénètrent dans la cave, munis de fusils de chasse.

 

Les faits


Les 13 militants entrent sans effraction. Ils découvrent, dans une masure, face à la cave, des travailleurs immigrés. Ils les amènent dans la cave d’Aléria pour ne pas les exposer aux risques d’un affrontement. Le climat est excellent, après des explications, et promesses — tenues — de leur payer leur journée de travail. Tout se passe bien malgré la surprise du début. Le préfet, aussitôt alerté « sur la prise d’otages de malheureux travailleurs immigrés », demande des instructions à son ministre.

Le lendemain vendredi 22 août, à l’aube, la cave viticole est encerclée par des forces de l’ordre. Une frégate militaire de la Marine vient mouiller en face de la cave. Une douzaine d’avions Transall de l’armée font des rotations incessantes entre le continent et la Corse. Débarqués en toute hâte, ce sont alors huit escadrons de la gendarmerie mobile, six compagnies de CRS, huit véhicules blindés dont quatre automitrailleuses, huit hélicoptères Puma qui prennent position autour de la cave. L’État français n’a pas cherché la voie du dialogue, mais veut conduire une opération de guerre, avec une logistique décidée en quelques heures.

Ce vendredi 22 août à 16 heures, la gendarmerie déclenche la répression après les sommations d’usage exigeant une reddition immédiate. Les insurgés libèrent les pseudo otages. La troupe monte à l’assaut, ouvre le feu et mitraille largement la cave. Un militant corse, Pierre Susini, a un pied déchiqueté par une grenade offensive. Les fusils de chasse répondent. Deux militaires sont tués 6 . Les forces de l’ordre reculent.

Le docteur Edmond Siméoni, que ses camarades de l’Arc avaient choisi pour être leur chef dans cette opération commando, se propose de se constituer seul prisonnier, en échange de la non-poursuite des autres militants. Ceux-ci refusent d’abandonner leur chef à la vindicte des gendarmes fous de rage — et on peut les comprendre — d’avoir perdu deux des leurs.

Le temps passe. Comme les blindés et les hélicoptères ne seraient d’aucune utilité pendant la nuit, et que Paris veut en finir rapidement avec les insurgés pour faire exemple, il règne un certain flottement parmi les militaires. Quelques-uns, écœurés du rôle que Paris veut leur faire tenir, remisent leurs armes. Toujours est-il qu’Edmond Siméoni décide, avec l’accord de ses camarades, de se livrer. La mise en scène est parfaite, et pendant ce temps, les autres assiégés montent sur la plateforme d’un camion se trouvant là et quittent les lieux par surprise. Le camion franchit le barrage Sud tenu par deux compagnies de CRS laissées sans consigne, les militants braquent les militaires, les menaçant s’ils venaient à tirer les premiers. Le camion prend la fuite, les insurgés ne seront retrouvés que plus tard.

L’affaire d’Aléria fait l’événement dans tous les journaux d’Europe. Certains n’hésitent pas à écrire que la Corse est une colonie sur laquelle la France plaque artificiellement un cadre administratif départemental oppressif comme elle l’a fait en Algérie et continue à le faire en Guadeloupe, à la Martinique, à La Réunion…

Lors du procès qui s’est tenu à Paris, du 17 au 25 mai 1976, les prévenus ont été accusés de complicité d’homicide volontaire, de tentative de meurtre sur les agents des forces de l’ordre, de séquestration arbitraire, de participation à bande armée. Pour avoir été considéré chef d’un commando armé contre l’autorité de l’État, Edmond Siméoni fut condamné à cinq ans de réclusion avec deux ans de sursis.

Il y a un avant et un après Aléria. De nos jours encore, en Corse, cette affaire est emblématique du fossé creusé entre le peuple corse et l’État français 7 .


Trente-huit ans plus tard, au prisme de la violence/non-violence


Il convient de souligner que : l’initiative d’occuper la cave vinicole d’Aléria répondait à une violence structurelle entretenue par des trafiquants de vin frelaté et des banques françaises. Se taire devant une injustice, quand on la connaît, c’est toujours en être plus ou moins complice.

La dénonciation du scandale a précédé l’occupation de la cave qui a été préparée ; ce ne fut pas une action spontanée. Elle avait pour but de révéler un scandale étouffé, d’alerter l’opinion publique et de faire ainsi pression sur les pouvoirs publics. Les militants de l’Arc étaient armés de fusils de chasse, pas d’armes de guerre. Les moyens de la répression décrétée par l’État français furent complètement disproportionnés.

Aucun des militants assiégés dans la cave ne pensait en y entrant qu’il y aurait ensuite la mort de deux gendarmes. S’ils avaient envisagé un véritable conflit armé, ils s’y seraient préparés autrement.

Le ministre de l’Intérieur de l’époque a voulu faire un exemple pour que se taise toute revendication de justice et de liberté sur l’île. Il a échoué en cela puisque le FLNC a été créé, en 1976, peu après l’affaire d’Aléria.

Gandhi a toujours estimé que : « Là où le choix existe seulement entre la lâcheté et la violence, il faut se décider pour la solution violente. […] Mais (écrit-il) je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieure à la violence 8 .»Les militants qui sont entrés dans la cave d’Aléria étaient munis de fusils de chasse, pas d’instruments de musique. Comme souvent dans le monde, les opprimés, pour ne pas être lâches, choisissent les moyens de la violence car ils ignorent ceux de la non-violence. Les fusils de chasse étaient présents à Aléria pour signifier une détermination. Mais les fusils sont partout incompatibles avec une démarche non-violente.

Les militants de l’Arc semblent à l’époque avoir tout ignoré de la logique de l’action non-violente, laquelle demande une véritable formation, de même que les militaires ont besoin d’une formation au combat violent qui est d’un genre spécifique.

On a le droit de répondre à une violence par une légitime défense 9 proportionnelle à la gravité de l’atteinte. Lors du siège de la cave par l’armée, les assiégés n’ont pas choisi la lâcheté, mais ils ont essayé de se défendre. Mais l’on peut aussi se défendre par des moyens qui ne doivent rien à la violence : là se trouve la force morale et politique de l’action non-violente.

À une violence structurelle répond parfois une violence de révolte, mais à cette dernière la violence de répression sait toujours s’imposer. « Il est absurde de dire que le pouvoir est au bout du fusil quand c’est le pouvoir qui a tous les fusils », c’est ce qu’affirmaient des Noirs américains à l’époque de Martin Luther King.

La violence de révolte, même légitime, focalise les regards sur les armes et les victimes. Elle rend aveugle au sens où l’on finit par oublier l’injustice dénoncée par les révoltés. L’action non-violente met en scène l’injustice pour que ce soit toujours elle qui soit au centre des débats, dans les médias et l’opinion publique.

L’action violente est le plus souvent le fait d’hommes, moins de femmes. Mais les deux genres humains sont capables d’être acteurs dans une action non-violente, quel que soit leur âge ; même des personnes handicapées y ont leur place.


Et maintenant ?


L’affaire d’Aléria restera dans l’histoire, personne ne peut rien y changer. Imaginons néanmoins un autre type d’action, qui n’a pas encore été réalisée, et capable de faire date dans l’histoire du peuple corse. Supposons, à Bastia par exemple, l’existence d’une injustice structurelle que personne n’ose dénoncer. Imaginons des hommes et des femmes décidés à la combattre de manière non-violente. Ils s’y préparent, comme naguère les paysans du Larzac.

L’objectif est clairement énoncé. Le moyen de la lutte aussi : une grève de la faim à durée indéterminée. Ils investissent la cathédrale. La presse locale commence àen parler.Quelques personnalités bien connues sur l’île ont décidé d’y participer. La question qui vient au quidam est : « Mais pourquoi donc ces gens ont-ils décidé de ne plus se nourrir et ont choisi de ne vivreun temps qu’avec de l’eau ? » Ce n’est pas comme un acte violent qui fait qu’on ne s’intéresse qu’à lui ; là, dans cette démarche non-violente, l’injustice reste au centre des débats.

Les premiers jours passent. La population vient visiter les grévistes de la faim, des personnes plutôt engagées d’abord, puis des gens de tous âges et de toutes conditions, de Bastia et de plus loin. Même si le curé n’est pas très content que sa cathédrale soit ainsi envahie, il constate que les grévistes n’empêchent nullement le déroulement des célébrations. Certains même y participent. 

Les pouvoirs publics ne commenceront à réagir que plusieurs jours plus tard, c’est toujours et partout la même histoire. Pour le moment ils refusent toute négociation sur l’injustice dénoncée. Les réseaux sociaux se mettent à fonctionner à plein régime. L’action conduite à Bastia fait éclater le clivage droite-gauche, c’est la société civile qui est au rendez-vous. Au fil des jours, de nouveaux grévistes de la faim rejoignent les premiers, de nouvelles personnalités s’expriment en leur faveur. Les footballeurs de Bastia et d’Ajaccio se déclarent solidaires des grévistes et agissent en conséquence sur leurs terrains de football.

Les grévistes, toujours sous contrôle médical, sont de plus en plus faibles. Au 15e jour, ils sortent portés sur des civières pour une manifestation silencieuse qui ne gêne ni la circulation des voitures ni celle des piétons. Les télévisions sont là, l’information se met à parcourir toute l’Europe.

La mise en scène non-violente se poursuit. Dans toute la Corse, des personnes se mettent à faire une grève de la faim en soutien à ceux de Bastia, des sit-in sont même organisés jusque sur le continent. On apprend par la presse qu’une marche de soutien, la nuit, aux flambeaux, vient de se dérouler au Havre avec 500 personnes. L’AFP relate ces initiatives. Des lycéens, à Sartène et à Bonifacio, se mettent en grève de la faim un jour sur deux, tout en allant suivre leurs cours. On apprend que des personnes du corps médical emboîtent le pas de ces lycéens dans les hôpitaux d’Ajaccio, de Marseille et de Rennes. La population française est de plus en plus retournée par cette insurrection non-violente et fait pression sur les pouvoirs publics pour qu’ils interviennent contre l’injustice étalée au grand jour. Arrive alors la négociation et la feuille de route pour remédier enfin à l’injustice si décriée.

La Corse se présente dorénavant comme un territoire où ses habitants se découvrent une nouvelle fierté bien méritée. Cette grève de la faim commencée à Bastia devient emblématique d’une volonté de construire une nouvelle démocratie fraternelle. Les jeunes générations sont fières de leurs aînés qui leur ont tracé la voie du combat non-violent.

Puisque ce type de rapport de forces, opéré grâce à une grève de la faim, a abouti en Inde avec Gandhi et aux États-Unis avec Martin Luther King, pourquoi ne fonctionnerait-il pas aussi en Corse ? En non-violence, il faut proportionner son action à l’injustice dénoncée. La grèvede la faim est un moyen non-violent, mais le boycott, la non-coopération et la désobéissance civile, par exemple, le sont également… Tout est question de motivation et de préparation.

Les grandes dates fondatrices de l’Histoire sont à écrire, en Corse comme partout ailleurs en Europe et dans le monde. 


1) Pour mieux connaître la vie et l’œuvre de Pascal Paoli, voir : Pascale Paoli, Correspondances (3 tomes), Ajaccio, Éd. Alain Piazzola, 2004 ; Michel Vergé-Franceschi, Paoli, un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2004.

2) Cette pratique consiste à mettre du sucre dans le vin pour augmenter son degré d’alcool. Elle était déjà illégale en 1975.

3) Traites financières entre plusieurs sociétés, escomptées auprès de banques afin d’obtenir des facilités de trésorerie : une pratique illégale nommée « cavalerie ».

4) Malgré la demande des syndicats agricoles corses, l’État français avait refusé la création d’une Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural) en Corse, ce qui aurait permis aux petits vignerons d’acheter des vignobles en dehors de toute spéculation foncière. L’absence d’une Safer en Corse a permis aux six propriétaires escrocs de la cave vinicole d’Aléria de prospérer en toute impunité. Après le drame d’Aléria, l’État français s’en est mordu les doigts et a fini par autoriser la création d’une Safer en Corse.

5) Action régionaliste corse.

6) Lors du procès de l’affaire d’Aléria, jugée à Paris à partir du 17 mai 1976, l’expert balisticien a établi que les balles qui ont tué les deux gendarmes ne pouvaient pas provenir de la cave. Sont-elles venues de militants corses venus à la rescousse depuis l’extérieur, ou alors de gendarmes agglutinés près de la cave lors de l’affrontement ? Rien n’a été prouvé à ce jour.

7) Sur l’affaire d’Aléria, lire notamment l’ouvrage de Christian Mondoloni, Corse. Renaissance d’une nation, Ajaccio, Éd. Albiana, 2013, pp. 119-128 ; pp. 156-157 ; et d’Edmond Siméoni, Le piège d’Aléria, Paris, Éd. Lattès, 1975.

8) Gandhi, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1969, pp. 182-183.

9) Article 122-5 du Code Pénal : N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.


Article écrit par François Vaillant.

Article paru dans le numéro 169 d’Alternatives non-violentes.