Souvenirs du fils d'un poilu

Auteur

Louis Duvert

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
168.png

Faire mémoire de la guerre de 14-18, c’est se souvenir mais aussi être fidèle à la volonté des poilus qui s’étaient promis que ce serait « la der des der »

Mon père était, comme on disait de son temps, «de la classe 17 », ce qui signifiait : 20 ans en 1917. L’armée l’a embrigadé un an plus tôt et l’a envoyé au front.

Les jeunes soldats, lorsque pour la première fois un obus tombait à proximité, criaient ; ils ne criaient pas «Vive la France! », ils criaient « Maman ! » ; ils avaient dixneuf ans.

Mon père m’a raconté ce qu’il avait vécu, sans « rabâcher sa guerre », comme disaient parfois les proches d’un poilu. Il ne m’a jamais lassé ; il n’a pas essayé de m’imposer ses idées, de me donner des leçons de morale. Il parlait, j’écoutais.

Le 16 avril 1917, il est au Chemin des Dames. Le général Nivelle, étoile montante de l’art (!) militaire, a été chargé de lancer une grande offensive, victorieuse et décisive. Les poilus le savaient, espéraient en lui ; « Nivelle nivelle tout », disaient-ils, gonflés à bloc.

Dès le début de l’attaque, un obus creuse la terre tout près de mon père et l’ensevelit; il commence à ressentir l’oppression sur son corps. Deux de ses camarades de tranchée, plus âgés que lui, ont vu « le p’tit gars », qu’ils aimaient bien, disparaître. Au péril de leur vie, ils parviennent à le déterrer. Il est évacué vers l’arrière et soigné. Il n’a jamais revu ses deux sauveurs.

Bilan de l’offensive Nivelle, du côté français : « …en trois jours 40 000 morts et 90 000 blessés, sans aucun gain de terrain 1 . » Il a connu d’autres fronts, dont celui de Verdun ; les tranchées souvent boueuses, hébergeant aussi des rats, nourris de cadavres ; les tirs d’obus, les rafales de mitrailleuse…

Je n’ai découvert que longtemps après sa mort, à la fin du livre de R. G. Nobécourt Les fantassins du Chemin des Dames (1965), ces lignes écrites au crayon parmon père : « Et le poilu du Chemin des Dames de 1917 se demande bien tristement : Nos petits-enfants comprendront-ils ? »

Les siens, ses petits-enfants, ont compris, je crois, par mon intermédiaire, dans la mesure où on peut comprendre, sans l’avoir vécu, un tel enfer. Mais combien d’autres ont-ils ignoré le vrai visage de la guerrede 14-18 (je me refuse à l’appeler « la Grande Guerre » parce qu’à mes yeux, aucune guerre n’est grande), qui disparaît peu à peu dans le ténébreux bric-à-brac de l’histoire ?

Mon père est sorti de là avec l’estomac fragilisé pour des décennies et la tripe antimilitariste pour toujours.

 

Pour ne pas oublier


Mon père m’a donné à lire des livres parlant de cette guerre ; il les appréciait beaucoup. Devenu adulte, j’en ai lu d’autres. Son préféré, Le feu, journal d’une escouade, d’Henri Barbusse, et je me demande toujours comment cette œuvre, décrivant la guerre vue par les combattants, se terminant par un sévère réquisitoire contre les fauteurs de guerre, a pu décrocher le prix Goncourt 1917. Mon père n’a jamais éprouvé de haine, ni même de ressentiment, à l’égard du peuple allemand en 14-18. 

Je reste marqué par Les croix de bois de Roland Dorgelès, À l’ouest, rien de nouveau de Erich Maria Remarque, Ceux de 14 de Maurice Genevoix ; Le grand troupeau (titre terriblement évocateur) de Jean Giono, Guerre de Ludwig Renn, Verdun, l’un des 27 tomes de Les hommes de bonne volonté de Jules Romains, la fin de Les Thibault de Roger Martin-du-Gard, L’éducation héroïque devant Verdun d’Arnold Zweig.

Ces auteurs sont par ailleurs des écrivains célèbres. Gabriel Chevallier, lui, connut un gros succès avec son Clochemerle, chronique joyeusement gauloise d’un coin de France ; mais on a oublié ses autres œuvres, en particulier La peur, où il raconte sa vie de poilu ; le titre évoque ce sentiment universellement partagé par tous les combattants. « Comment osez-vous ? Ils n’étaient pas courageux, nos braves petits poilus ? » N’en déplaise aux patriotards embusqués, dominer sa peur, c’est une forme du courage. Une autre caractéristique des années 14-18, c’est le partage des habitants en deux mondes largement étrangers : le front, l’arrière.

Les historiens, eux aussi, ont étudié cette guerre, l’étudient encore. Je ne citerai que des ouvrages concernant Le Chemin des Dames : celui de Pierre Miquel, celui de René Courtois, celui déjà cité de Nobécourt, celui d’Henri Astex. Et certains poilus ont rédigé eux-mêmes, sans être des écrivains professionnels, leurs souvenirs personnels, précieux et émouvants.

Je suis resté longtemps pacifiste, un de ceux qui refusent la guerre absolument. J’ai lu Jean Giono et le philosophe Alain. J’ai suivi Louis Lecoin dans sa lutte acharnée, et finalement couronnée de succès, en faveur de l’objection de conscience.

Je me suis réjoui des accords de Munich, fin septembre 1938, qui évitaient la guerre, et pendant les mois qui suivirent, je n’étais pas le seul ! Ensuite, « munichois »est devenu presqu’un synonyme de « lâche ». Pourtant, nous savons maintenant que des Allemands antinazis préparaient, dès cette époque, un attentat contre Hitler. Mais effectivement, la suite des évènements a montré que Munich n’avait fait que retarder, et de peu, la guerre.

 

Du pacifisme à la non-violence


Peu à peu, j’ai découvert la non-violence. En 1961, au moment de la guerre d’Algérie, j’ai adhéré à Action civique non-violente.J’y ai trouvé alors de quoi répondre, de quoi résister à la violence. Jacques Sémelin (entre autres) a montré que même en pleine guerre de 19391945, des non-violents ont résisté à la violence nazie : enseignement clandestin en Pologne, lutte des médecins aux Pays-Bas, protestation contre le STO (Service du travail obligatoire) en France 2 . Je conserve mon amitié pour les pacifistes, mais j’ai trouvé mieux avec les adeptes de la non-violence.

Des poilus de 14-18, de plus en plus nombreux à mesure que cette guerre se prolongeait, surmontaient leur calvaire en se fixant comme objectif pour l’avenir, plus qu’une éventuelle victoire militaire : la suppression de la guerre : « C’est la der des der ! Plus jamais ça ! » Leurs descendants n’ont pas su, ou pas voulu, concrétiser cet espoir ; il s’en faut de beaucoup ! Mais je reste optimiste. Ce n’est pas parce qu’il y a toujours eu des guerres jusqu’à présent qu’il y en aura toujours. 

La non-violence gagne du terrain. Je fais confiance à l’espèce humaine…


1) Jean-Pierre Azéma, Le Monde du 16 août 1989.

2) Voir Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe. 1939-1943, de Jacques Sémelin, Payot, 1990.

 

 

L’horreur de la guerre de 1914-18 .

« En 1913 j’ai refusé d’entrer dans la société de préparation militaire qui groupait tous mes camarades. En 1915 je suis parti sans croire à la patrie. J’ai eu tort. Non pas de ne pas croire, de partir. Ce que je dis n’engage que moi. Pour les actions dangereuses, je ne donne d’ordre qu’à moi seul. Donc, je suis parti, je n’ai jamais été blessé sauf les paupières brûlées par les gaz. […]

Je suis sûr de n’avoir tué personne. J’ai fait toutes les attaques sans fusil, ou bien avec un fusil inutilisable. (Tous les survivants de la guerre savent combien il était facile avec un peu de terre et d’urine de rendre un Lebel pareil à un bâton.) Je n’ai pas honte, mais, à bien considérer ce que je faisais, c’était une lâcheté. J’avais l’air d’accepter. Je n’avais pas le courage de dire “Je ne pars pas à l’attaque”. Je n’ai pas eu le courage de déserter. Je n’ai qu’une seule excuse, c’est que j’étais jeune. Je ne suis pas un lâche. J’ai été trompé par ma jeunesse et j’ai été également trompé par ceux qui savaient que j’étais jeune. […]

[Durant les permissions], quand je parlais contre la guerre, les horreurs toutes fraîches me revenaient aux lèvres. Je faisais sentir l’odeur des morts. Je faisais voir les ventres crevés. Je remplissais la chambre où je parlais de fantômes boueux aux yeux mangés par les oiseaux. Je faisais surgir des amis pourris, les miens et ceux des hommes qui m’écoutaient. Les blessés gémissaient contre nos genoux. Quand je disais “jamais plus”, ils répondaient tous “non, non, jamais plus !”. Mais, le lendemain, nous reprenions notre place dans le régiment civil bourgeois. Nous recommencions à créer du capital pour le capitaliste. Nous étions les ustensiles de la société capitaliste. Au bout de deux ou trois jours, l’indignation était tombée.»


Extrait du texte « Refus d’obéissance », paru dans Écrits pacifistes, Jean Giono, Paris, Gallimard, 1978, pp. 14-23


Article écrit par Louis Duvert.

Article paru dans le numéro 168 d’Alternatives non-violentes.