Craindre davantage le meurtre que la mort

Auteur

Jean-Marie Muller

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
166.png

La personne non-violente travaille sur sa peur, celle qui choisit la violence veut d’abord faire peur. Mais c’est de la mort qu’il est finalement question, c’est-à-dire d’accepter le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que de prendre le risque de tuer pour ne pas mourir. Pourquoi cela ?

L’homme violent face à la mort


L’attitude de l’homme à l’égard de la violence est largement déterminée par son attitude à l’égard de la mort. Au plus profond de lui-même, l’homme connaît la peur, celle de l’autre, celle de l’avenir, celle de l’inconnu qu’il imagine lourd de menaces et de dangers. Et la peur de l’homme s’enracine toujours dans sa crainte de mourir. Selon Aristote — et, avec lui, toute la tradition philosophique occidentale — la vertu de l’homme fort qui est capable de surmonter sa peur face aux dangers, c’est le courage. « Évidemment, écrit-il dans l’Éthique à Nicomaque, nous redoutons les dangers et, pour parler en général, ce qui nous fait peur, ce sont les maux 1 . » Mais l’homme doit maîtriser sa peur en faisant preuve de courage : « La caractéristique du courage, précise-t-il, est bien d’endurer avec constance ce qui est ou paraît effrayant à l’homme, pour la raison qu’il est bien d’affronter le danger et honteux de l’éviter 2 . » Or, le plus effrayant des maux, « c’est la mort, qui est le terme final au-delà duquel il n’y a plus, semble-t-il, ni bien, ni mal 3  ». Et l’homme courageux se manifeste principalement « dans la mort qu’on trouve à la guerre, au milieu des périls les plus grands et les plus glorieux 4  ». Il conclut :

« Ainsi peut-on légitimement déclarer courageux l’homme qui se montre sans peur en face d’une belle mort et devant les dangers soudains, susceptibles d’entraîner la mort ; ceux-là se rencontrent tout particulièrement dans la guerre 5 . » Ainsi la loi fait obligation au soldat « de ne pas quitter sa place au combat, de ne pas fuir, de ne pas abandonner ses armes 6  ». Quant à l’homme qui « ressent une peur excessive » face aux dangers, c’est un « lâche 7 ».

Mais, en réalité, le pari de celui qui décide d’employer la violence, n’est-il pas de tuer avant d’être tué ? L’homme qui choisit la violence prend le risque d’être tué, mais il ne veut pas le savoir ; plus exactement, il le sait, mais il ne veut pas y croire, car il est tout entier préoccupé par la volonté de tuer et il veut se convaincre qu’il sortira vainqueur de sa lutte à mort avec son adversaire. Ainsi, pour l’homme qui choisit la violence, le risque d’être tué se trouve occulté par sa certitude de vaincre. 

Parce qu’ils sont tous mortels, les hommes ne devraient-ils pas témoigner de la compassion les uns à l’égard des autres ? En réalité, c’est précisément parce qu’ils sont mortels que les hommes font preuve de cruauté les uns envers les autres. L’homme tue, non seulement parce qu’il ne veut pas être tué, mais parce qu’il ne veut pas mourir : il tue pour vaincre la mort. Nous tuons, affirme Simone Weil, « parce que nous nous sentons soustraits à la mort que nous infligeons 8 » ; nous tuons pour nous « venger d’être mortels 9 ». Ainsi, en définitive, ce qui, pour l’homme, justifie la violence, c’est qu’elle lui apparaît comme l’unique moyen de se protéger contre la mort.

 

L’homme non-violent face à la mort


C’est donc l’angoisse de la mort qui engendre en nous la peur de l’autre, cet inconnu, cet étranger, cet indésirable, cet intrus. Dès lors, nous considérons l’autre comme un ennemi et nous lui prêtons l’intention de nous faire mourir, quand bien même il ne manifeste aucune hostilité à notre égard. La peur crée le danger plus souvent encore que le danger ne crée la peur. L’homme régresse souvent dans la situation où il se trouvait lorsque, petit enfant, les bruits inoffensifs de la nuit lui faisaient craindre le pire. Ainsi, l’autre devenant celui qui incarne la menace de mort qui pèse sur nous, nous entretenons l’illusion d’échapper à la mort en le tuant.

Tout au contraire, l’homme qui choisit la non-violence a conscience qu’en refusant de tuer, il prend le risque d’être tué. Non que ce risque soit forcément plus grand pour l’homme non-violent que pour l’homme violent. Il se peut, il est même probable que ce risque soit moins grand pour celui-là que pour celui-ci. Mais, quoi qu’il en soit, la vraie différence ne se situe pas là. Ce qui change vraiment, c’est que l’homme non-violent affronte directement le risque de mourir sans qu’il lui soit possible de recourir à un faux-fuyant. Lui aussi connaît la peur de la mort — comment pourrait-il en être autrement ? —, mais en choisissant la non-violence, il a choisi de lui faire face et de tenter de la surmonter sans tricher. La véritable sagesse, la véritable liberté, c’est de pouvoir affronter la mort sans crainte, de pouvoir dire comme Socrate, alors même qu’il est condamné à mort : « Je me soucie de la mort comme de rien et mon seul souci, c’est de ne rien faire d’injuste ni d’impie 10 . » En devenant libre à l’égard de la mort, l’homme devient libre à l’égard de la violence ; en maîtrisant l’angoisse de la mort, il acquiert la liberté de la non-violence. Mais accepter de mourir plutôt que de tuer, ce n’est pas accepter la mort. Tout au contraire, pour protester réellement contre la mort, il faut d’abord refuser de tuer.

Souvent les grands spirituels ont rejoint le langage de la philosophie pour exprimer que l’amour des autres hommes implique de surmonter la peur de la mort. Ainsi Guy Riobé, qui fut un authentique mystique chrétien, écrit : « L’amour véritable des hommes implique que l’on se fasse le prochain d’autrui, reconnu comme autrui, comme différent de soi, comme étranger à soi dans son mystère inviolable. La rencontre fraternelle de deux êtres enveloppe toujours un défi à la mort ; il y a toujours un mur de séparation à franchir; et elle n’atteint sa perfection véritable que dans la réponse victorieuse à ce défi 11 . »

Dans la logique de la violence, accepter de mourir pour la bonne cause, c’est d’abord vouloir tuer pour elle. Dans la logique de la non-violence, il s’agit également d’accepter de mourir pour la bonne cause, mais il s’agit d’accepter de mourir pour ne pas tuer, parce que la volonté de ne pas tuer précède la volonté de ne pas mourir, parce que la crainte de tuer est plus forte que la peur de mourir. La peur de la mort devient alors la peur de la mort de l’autre. La transcendance de l’homme, c’est cette possibilité de préférer mourir pour ne pas tuer que de tuer pour ne pas mourir, parce que la dignité de sa vie a plus de prix à ses yeux que sa vie elle-même. Parce qu’il donne sens à la vie de l’homme, le risque de la non-violence vaut réellement la peine : il vaut la peine de souffrir et, le cas échéant, de mourir.

Prendre le risque de la non-violence, c’est vouloir prendre totalement le risque de la vie. La beauté de la vie, sa grandeur et sa noblesse, c’est de prendre le risque de la mort et de le surmonter à chaque instant. Si la mort est présente à nos côtés au commencement de notre vie, ne devons-nous pas prendre conscience, non pas que nous nous en rapprochons à chaque instant, mais au contraire, qu’à chaque instant, nous nous en éloignons ? Chaque instant de vie est une victoire sur la mort. Le sens même de la vie, c’est de vaincre la mort à chaque instant. La mort, en réalité, n’est pas présente, mais toujours future. Chaque jour, elle est ajournée. Nous avons donc encore le temps de vivre. C’est en choisissant la non-violence, en préférant le risque de mourir au risque de tuer, que l’homme affirme le sens transcendant de la vie. La violence apparaît alors comme la négation de la transcendance de la vie.

La non-violence est une attitude corporelle


Il faut non seulement que la raison, il faut aussi que le corps se décide à la non-violence. Le sujet qui a peur de la violence, c’est-à-dire qui a peur de la mort, est un être incarné, charnel, corporel. La peur est corporelle et, pour la dominer, le sujet doit maîtriser son corps. Les techniques qui permettent à l’individu de mieux connaître et de mieux maîtriser les émotions de son corps sont ici fort utiles pour cheminer sur le voie de la non-violence. Dans l’action non-violente, c’est le corps qui s’aventure et demeure en première ligne, s’expose aux coups, défie la violence et affronte la mort. Si le corps est par trop récalcitrant, s’il est paralysé par la peur et se cabre, il sera difficile à la raison de le raisonner. Il importe que le corps se prépare, s’éduque et s’entraîne pour maîtriser lui-même ses émotions et ses peurs.

Ainsi la non-violence est-elle en même temps une attitude corporelle et rationnelle. Toute pensée est inséparable de son expression corporelle. La pensée du sujet incarné s’enracine dans son corps et c’est dans l’action non-violente que le sujet fait l’expérience corporelle de la non-violence. C’est dans l’action non-violente que l’homme charnel peut penser la non-violence et il ne lui est pas possible d’avoir une pensée claire et précise de la non-violence si elle ne s’enracine pas dans une expérience corporelle de l’action non-violente.

La philosophie est toujours une ré-flexion, c’està-dire un retour sur soi, sur sa propre expérience, sur sa propre action. Et si le philosophe n’a pas l’expérience corporelle de l’action non-violente, comment pourrait-il élaborer une pensée rationnelle de la non-violence ? Il faut avoir éprouvé dans son corps que l’action non-violente est possible — ce qui ne saurait signifier qu’elle est toujours victorieuse — pour parvenir à une conception claire de la philosophie de la non-violence. Il ne suffit pas de faire l’expérience de la violence pour comprendre la non-violence, il faut encore faire l’expérience de la nonviolence, c’est-à-dire de l’action non-violente. La non-violence, en définitive, ne peut pas être pensée si elle n’est pas d’abord vécue. Ainsi la philosophie de la non-violence n’est-elle intelligible qu’à travers l’expérience de l’action non-violente. Si le philosophe reste extérieur à l’action non-violente, il n’en verra que les limites — de même que celui qui se maintient à l’extérieur d’une maison ne peut en voir que les murs —, il n’en constatera que les faiblesses et sera incapable d’en comprendre la dynamique interne qui lui donne sa force.


1) Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre III, Chapitre VI, Paris, GF-Flammarion, 1965, p. 78.

2) Ibid., Livre III, Chapitre VIII, p. 84.

3) Ibid., Livre III, Chapitre VI, p. 79.

4) Ibid.

5) Ibid.

6) Ibid., Livre V, Chapitre I, p. 125.

7) Ibid., Livre II, Chapitre VII, p. 81.

8) Simone Weil, Cahiers II, Paris, Plon, 1953, p. 116.

9) Ibid.

10) Platon, Apologie de Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 45.

11) Cité par Jean-François Six, Le Père Riobé, un homme libre, Paris, Desclée de Bouwer, p. 69.


Article écrit par Jean-Marie Muller.

Article paru dans le numéro 166 d’Alternatives non-violentes.