Pouvoir, argent et politique, ne pas se compromettre

Auteur

Jean Digreva

Année de publication

2011

Cet article est paru dans
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Les compromis sont inhérents aux fonctions du détenteur du pouvoir. L'enjeu est de prendre les décisions en fonction des valeurs que le dirigeant a véhiculées et pour lesquelles il a été élu, et non pas en allant à leur encontre pour plaire aux électeurs potentiels car il souhaite conserver son statut social en étant prochainement réélu. Attribuer le pouvoir à une personne qui va en déléguer une partie par souci démocratique, ce n'est pas s'en remettre à la volonté de cette personne, mais lui confier nos attentes pour qu'elle les comble. Dans ce sens, les limites peuvent être vite dépassées : profiter de l'argent à sa disposition pour son confort, prendre des décisions entre réseaux de pouvoir et hors des débats publics. On peut dire que souvent il ne s'agit pas de la volonté d'une personne mais du système auquel elle appartient : ainsi se pose la question de savoir si un détenteur de pouvoir qui exercerait ses fonctions dans la plus digne honnêteté pourrait survivre au système.

Les élus politiques ne doivent leur fonction qu’à ceux qui les ont choisis par le suffrage universel. L’exercice du pouvoir politique est néanmoins toujours délicat, tant les pièges sont nombreux, notamment le désir de se maintenir au pouvoir ou de se laisser corrompre par l’argent.

A priori, le pouvoir est inhérent à toute organisation. On ne peut imaginer un système organisé, qu’il soit sociétal, politique, administratif, associatif ou autre, sans une organisation, quelle qu’elle soit.

 

Quand on est élu


Bien évidemment, nos valeurs nous conduisent très vite à une organisation de type démocratique, avec une délégation de rôles et de pouvoirs à certaines personnes mais qui est contrebalancée par un contrôle également de type démocratique.

Les principes sont simples : on est élu sur un programme, on le met en œuvre, on est contrôlé et on se représente devant les électeurs qui nous reconduisent si on a satisfait aux promesses annoncées.

Bien évidemment, la réalité est beaucoup plus complexe. Quand on se présente au suffrage universel, on affiche un idéal à atteindre et des valeurs qui sont quasiment toujours présentes et affichées (que l’on soit d’accord ou pas).

On sait qu’il ne faut pas être pur et entier sur le respect des valeurs ; il faut savoir patienter, passer par des étapes pour parvenir au but fixé. Il faut savoir gérer une insatisfaction que l’on espère temporaire. Voire, la société évoluant, ce que l’on a affiché comme objectif peut être amené à être modifié, le contexte ayant évolué.

Mais ma pratique professionnelle pendant plus de 30 ans comme directeur général des services de grandes villes m’amène à m’interroger : l’exercice du pouvoir permet-il de respecter les valeurs démocratiques ?

La question mérite d’être posée, car diriger une collectivité publique est une alchimie entre un principe (le pouvoir est issu du peuple, par une élection démocra- tique), des contraintes (des lois et règlements à respec- ter, un budget...), un programme électoral et une certaine manière d’exercer le pouvoir.

S’ajoutent deux éléments beaucoup plus imprécis, voire irrationnels : la question des réseaux et le rapport que l’on a à l’argent.

 

Une conviction : on ne peut que déléguer le pouvoir


Si des expériences très démocratiques ont pu être menées et ont été couronnées de succès, force est de constater qu’elles se sont exercées dans des organisations de petite taille (une association, une communauté de base, un familistère, une famille, un monastère...). On peut même imaginer que des succès peuvent être rencontrés sur des groupes de quelques centaines de personnes. Mais jamais l’homme n’a réussi à mettre en place une organisation démocratique sans délégation de pouvoir sur une échelle de plusieurs milliers ou plusieurs millions de personnes.

Il faut donc bien faire confiance à une personne (ou à un groupe de personnes) et leur demander d’exercer un pouvoir en notre nom, ne serait-ce que dans un cadre limité, dans un temps limité et pour des sujets précis.

D’ailleurs on constate que même dans les petites communautés, les rôles sont répartis et un pouvoir s’installe de fait. La question n’est donc pas l’existence du pouvoir, qui est indispensable, mais la manière de l’exercer.

 

L’exercice du pouvoir peut corrompre


Quand on est élu, la tentation est grande d’exercer le pouvoir que les électeurs nous ont donné pour mettre en place nos propres idées plutôt que celles pour lesquelles on a été élu. D’ailleurs, la limite peut être très difficile à cerner entre les deux : après tout, on a été élu pour ses idées. Cette question vaut d’ailleurs pour les hauts fonctionnaires, même s’ils n’ont pas été élus.

Mais l’exercice du pourvoir donne un statut, une notoriété, une reconnaissance. Le pouvoir donne aussi de lourdes responsabilités, un agenda très souvent excessivement rempli, des contraintes personnelles lourdes, dont on peut à la fois se plaindre (« je suis débordé... ») et jouir (« il est formidable cet homme... qu’est ce qu’il travaille ! »).

Et ce statut acquis, cette reconnaissance sociale installée, peut nous conduire très vite à vouloir conserver ce pouvoir qui, pourtant, ne nous appartient pas.

Depuis 30 ans, j’ai pu constater une vraie évolution dans ce domaine : les maires et présidents de communautés urbaines sont devenus indispensables, donc puissants, donc incontournables.

Auparavant, quand on se présentait à une élection, on « faisait campagne » trois mois avant et on s’y préparait dans l’année qui précédait. Aujourd’hui, on est en campagne tout au long de son mandat et dès le lendemain de l’élection, on se préoccupe de plaire aux électeurs.

Car les usagers sont devenus des électeurs. Il faut leur plaire si on veut être réélu. Très vite, la tentation peut être grande alors de mettre en œuvre des actions qui séduisent les électeurs, au détriment quelquefois de ses propres valeurs ou de celles que l’on a affiché pour être élu.

À titre d’illustration, peut-on accepter que des personnes en situation d’immigration, de souffrance et en errance (les Roms par exemple) squattent illégalement des terrains publics ou privés ? Un maire est alors écartelé entre ses valeurs sociales qui l’animent, le respect des règles existantes dans son pays et l’arrière pensée que les Roms gênent la population (et donc les électeurs) et que les expulser séduira beaucoup plus d’électeurs, alors que le maintien en les lieux ne satisfera que quelques gauchistes humanistes (qui souvent ne votent même pas). Sans compter qu’il ne faut pas être dupes du trafic organisé par cer- taines personnes et qui profitent bien du système.

Il n’empêche que l’on peut être conduit à se compromettre dans une expulsion alors que ses propres valeurs auraient dû conduire à de la compréhension, de l’accueil et de l’humanité. Cet exemple montre combien il peut être difficile de trouver un compromis (un juste milieu), et que l’on peut tomber dans un compromis inacceptable pour ses propres valeurs.

 

Il existe beaucoup de dirigeants honnêtes et sincères, il y a en effet des exceptions


Ce n’est pas le pouvoir qui est à mettre en cause, c’est la manière de l’exercer.

Autant les médias que les expériences connues de chacun peuvent illustrer largement des attitudes de certains dirigeants que l’on a pu juger inacceptables voire antidémocratiques. Faut-il pour autant mettre dans le même panier tous les dirigeants ?

Certaines attitudes sont intolérables : des comportements autocratiques, des positions dominantes pouvant aller jusqu’à l’abus (« j’ai décidé, démerdez-vous ») ou au harcèlement (« vous êtes incompétent car je vois que vous n’avez toujours pas exécuté »).

Le dirigeant s’est alors installé dans une bulle, persuadé de son rôle dominant et demandant à être reconnu comme tel : un dominant. Il s’en suit très vite une absence d’écoute et de considération pour ceux qui l’ont élu, sauf à les séduire parce qu’ils sont électeurs. De telles attitudes apportent beaucoup d’incohérence dans les comportements (« on ne retrouve plus l’homme que l’on a connu »).

Ces attitudes sont souvent exacerbées par la « cour » qui entoure le dirigeant : son cabinet, ses flatteurs... ; des comportements de séducteurs s’installent chez certains chefs de service qui comprennent que leur intérêt personnel passe par la flatterie.

Nous sommes alors loin du service public, loin du programme pour lequel on a été élu, et le dirigeant, ou tout au moins le système qu’il a installé, fait tout pour que l’élu soit réélu. Et son entourage a bien compris qu’il est dans la même barque (d’ailleurs on dit bien « être débarqué ») et il est capable de maquiller la réalité (il est facile de maquiller en ne présentant qu’une partie de la réalité).

Mais il existe aussi d’autres dirigeants, qu’ils soient élus ou chefs de services, qui mettent en pratique des valeurs qui se concrétisent par la concertation, le management participatif ou toute autre méthode qui fait passer le collectif avant l’individuel, qui considère que la vérité est collective et qu’on est toujours plus intelligent dans deux têtes que dans une seule...

La question à se poser parfois est de savoir si ces « patrons honnêtes » résistent au système et jusqu’où ils sont capables d’accepter des compromis (autrement dit d’avaler des couleuvres).

J’ai vu des directeurs généraux de mairie ou des chefs de services faire le choix de partir, car ne pouvant plus cautionner un système de pouvoir devenu insupportable

 

L’argent corrompt aussi


Diriger une collectivité territoriale ou toute entreprise publique, c’est – par définition — diriger quelque chose qui ne nous appartient pas.

Mais diriger cette entreprise publique, c’est aussi disposer du pouvoir de l’administrer selon ses propres directives, avec les moyens mis à sa disposition.

À ce stade, il existe un vrai risque de confusion entre les moyens (et donc l’argent) dont on dispose pour le projet collectif et les mêmes moyens pour pouvoir exercer correctement sa mission à titre personnel.

Nous n’évoquerons pas les abus nationaux ou locaux largement médiatisés et qui ont fait l’objet de procès et de condamnations au motif de prises illégales d’intérêt, de marchés publics détournés, de ministres qui utilisent des jets privés de dirigeants d’autres pays...

Nous évoquerons plutôt les petits arrangements entre personnes « de bonne compagnie » qui se trouvent toutes un intérêt commun : « on se sert sur la bête ».

Pour autant, il m’apparaît normal de faciliter les conditions matérielles d’un élu ou d’un cadre supérieur qui travaille corps et âme, allant jusqu’à consacrer 70 heures par semaine à son institution. Rien de choquant à se faire servir un repas à son bureau, car on sait qu’il travaille en permanence. Rien de choquant à faire réaliser une course personnelle par un vaguemestre, car il sait qu’il n’aura même pas le temps de s’occuper de ses propres affaires. Rien de choquant à disposer d’une voiture et d’un chauffeur, car un dirigeant a aussi le droit de se reposer, de lire et de se détendre.

Mais il est vite choquant de constater des habitudes prises dans le meilleur restaurant de la ville, que la conjointe bénéficie d’avantages équivalents, d’avoir non pas une mais deux ou trois voitures avec chauffeur, de constater que ces voitures sont très puissantes (ce qui n’empêche pas de vilipender les 4x4, parce que polluants !)

Mais il est encore plus choquant de deviner (on ne le constate pas, car on ne le voit jamais) que des décisions ont été prises par « ceux qui nous gouvernent » au cours d’un déjeuner, d’un week-end ou d’une confrérie en dehors de tout système de décision interne à l’entreprise publique.

L’argent réunit les hommes. Ceux qui en ont beaucoup se retrouvent facilement entre eux. Et c’est là que les réseaux apparaissent, je veux parler des réseaux du pouvoir bien entendu.

Or l’argent éloigne très vite de certaines situations, car comment comprendre la situation sociale très dégradée de ceux qui vivent en dessous du seuil de la pauvreté quand on bénéficie d’un système qui permet de gagner des sommes qui peuvent atteindre des sommets.

L’argent éloigne de l’humanité ; si l’on veut en conserver la même quantité astronomique, il faut conserver le système dans lequel on est installé et donc être réélu. Là, le dirigeant peut vite tomber dans des compromis inacceptables, à l’inverse des valeurs qu’il prône, sauf à prôner l’argent comme une valeur.

 

Des compromis sans se compromettre


Diriger une collectivité locale ou toute entreprise publique nécessite de faire des compromis.

Cela est parfaitement acceptable s’il s’agit de composer une solution qui sera le fruit d’intérêts parfois divergents. Les élus, les fonctionnaires territoriaux, les citoyens font alors un bout de chemin les uns vers les autres s’ils acceptent de changer de position car ayant compris l’importance de la situation d’autrui. Ce type de compromis est positif et n’est pas un problème.

Par contre, chacun doit toujours s’interroger sur ses valeurs fondamentales. Ce sont celles-là qui ne doivent pas supporter d’être mises de côté au motif de trouver une solution.


Article écrit par Jean Digreva.

Article paru dans le numéro 159 d’Alternatives non-violentes.