Auteur

Christian Boury-Esnault

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
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Autour des cérémonies de 1992 marquant l’arrivée des Européens en Amérique, la question indigène s’inscrit durablement dans les agendas des différents gouvernements du continent. Même si elles ne sont pas toujours très médiatisées, de nombreuses marches sillonnent alors l’Amérique du Sud avec pour objectif plus de dignité, de justice, et le droit à la terre.

Les marcheurs sont majoritairement des indigènes et des paysans.

« Les grandes marches pacifiques, lit-on alors dans Le Monde, sont l’une des figures de prédilection des mouvements indigènes. Elles les éloignent des guerres de guérilla et les inscrivent dans la lignée de Gandhi, de Martin Luther King ou encore des Beurs des années 80 en France1. »

Pour illustrer leur importance, voici quelques exemples répartis sur le continent.

 

En Bolivie


Tout a commencé en 1990 par une marche de 800 kilomètres pour la terre et la dignité. 600 indiens des basses-terres vont monter sur l’Altiplano pour faire reconnaître leurs droits. Cette marche bien couverte par les médias boliviens permet une prise de conscience nationale sur la question indigène qui se traduira dans les textes. Elle devient ainsi une marche fondatrice pour l’histoire du pays. Toutes les suivantes y feront référence. Ce sera le cas en 1996 et en 2006 pour des marches centrées sur la terre et les droits politiques.

En octobre 2008, dans un pays au bord de l’explosion, la Marche des ouvriers, paysans et indigènes promeut la réforme constitutionnelle. 10 000 marcheurs parcourent le pays et les 200 000 personnes présentes à l’arrivée à La Paz font céder un congrès réticent. L’efficacité des marches en Bolivie n’est plus à démontrer. Chacune des grandes marches a conduit à une meilleure prise en compte des droits des indigènes à tel point qu’en mai 2010, la seule menace d’une marche de 1 000 kilomètres à travers le pays pour protester contre les faveurs accordées à certaines entreprises minières a conduit le gouvernement à négocier et à lâcher du l'est.

 

Au Mexique


Le 1er janvier 1994, la révolution zapatiste commence par une insurrection armée qui ne dure que 12 jours. Ensuite, la lutte va prendre un autre tour où le symbole, la communication, mais aussi les grands rassemblements vont remplacer la simple guérilla. Dans ce cadre, en 2001, au lendemain de l’élection du président Fox, le sous-commandant Marcos annonce une grande marche du Chiapas vers Mexico. Trois mille kilomètres à travers 12 États. Étrange marche organisée par des guérilleros encagoulés et hors-la-loi dont la première action sera de déposer les armes, et la dernière étant un discours 2 devant le Parlement mexicain. Le résultat est saisissant : une reprise du dialogue avec les autorités, la libération de prisonniers zapatistes et une nouvelle loi pour les indigènes même si celle-ci est bien timide par rapport aux espoirs soulevés pendant la marche.

 

Au Brésil


Le Mouvement des Sans Terre (MST) habitué des occupations des propriétés latifundiaires a lui aussi organisé plusieurs grandes marches. La première, en 1997, lui a permis de se projeter sur l’avant-scène politique brésilienne. Par l’effet massif du mouvement, le MSTa montré sa puissance et s’est aussi découvert comme pouvant agir dans le rapport de force.

Une deuxième marche a lieu en 2003 pour faire pression sur Lula, récemment élu, afin qu’il n’oublie pas ses engagements en matière de réforme agraire. Puis devant la lenteur des réformes, une nouvelle grande marche se déroule en mai 2005, 240 kilomètres entre Goliana et Brasilia. Douze mille personnes en provenance de tout le pays vont y prendre part et obtenir un résultat très positif sur plusieurs plans. D’abord, un accord en 7 points avec le gouvernement. C’était le but affiché de la marche. Mais l’expérience fut aussi très enrichissante de l’intérieur. « Chaque jour de la marche a été une leçon de vie », dira l’une des participantes insistant sur toute la formation délivrée, notamment par l’intermédiaire des 10 000 postes de radio qui furent distribués. La répartition en brigades fut aussi un facteur de succès. Celles-ci étaient constituées de 2 noyaux de 20-25 militants avec une coordinatrice et un coordinateur qui assuraient le lien avec l’organisation générale.

Et encore ailleurs…


D’autres marches pourraient être citées en Équateur, au Guatemala, au Nicaragua, au Pérou, au Chili avec beaucoup de réels succès. Mais certaines ont rencontré de graves difficultés. En Colombie, dans un contexte d’une violence extrême entre l’armée gouvernementale et ses supplétifs paramilitaires, au milieu des trafiquants de drogue et d’une guérilla (Farc) encore très active, certains n’hésitèrent pas à tracer un autre chemin, très périlleux. Pour en rester aux marches, deux dates sont à retenir.

En septembre 2004, la marche colombienne des indigènes pour la paix est organisée comme un congrès mobile le long des 100 kilomètres du parcours. À l’arrivée à Cali, 65 000 personnes défilent pour la plus grande manifestation indigène de l’histoire de la Colombie. Dans le même temps, des leaders indigènes enlevés par les Farc furent libérés grâce à des marches de plusieurs centaines de membres non armés de leurs communautés vers les lieux où ils étaient détenus.

Le 12 octobre 20083, 18 000 marcheurs s’élancent sur les routes. Mais le 17 octobre, l’armée et la police tirent sur la foule, tuent 3 manifestants, en blessent des centaines. La justification du gouvernement fut que la guérilla des Farc avait infiltré la marche. À l’arrivée à Cali, le 28 octobre, 45 000 personnes sont malgré tout présentes.

Sur le continent sud-américain, les mouvements indigènes sont les plus à même de mobiliser. Dans certains pays, la revendication sociale ou culturelle ne peut être portée que par eux, ce qui explique les tentatives de convergence avec le mouvement social et avec la classe moyenne. Les « grandes marches non-violentes » se révèlent être un outil puissant favorisant cette convergence. D’autre part, elles apportent toujours à ceux qui les organisent une certaine fierté devant le devoir accompli. Elles représentent une étape dans un long processus de libération, mais une étape marquante, décisive.


1) Yvon Le Bot, Le Monde 08/03/2001.

2) Discours d’une indienne : la Commandante Esther.


Article écrit par Christian Boury-Esnault.

Article paru dans le numéro 156 d’Alternatives non-violentes.