À propos des marches silencieuses dans les banlieues

Auteur

Patrice Coulon

Localisation

France

Année de publication

2010

Cet article est paru dans
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Voici quelques titres et « chapeaux » d’articles parus dans les médias à propos des marches silencieuses qui ont eu lieu ces derniers mois ou ces dernières années parmi des dizaines et des dizaines. En effet, ce type de manifestation, de rassemblement est très couramment utilisé, suite, notamment, à des décès accidentels survenus dans une cité ou un quartier populaire. Aussi étonnant que cela puisse paraître, très peu d’études, d’analyses sur ces marches, pourtant véritable phénomène de société, ont été faites.

« Le 26 août 2003, Marche silencieuse du personnel de l’ONU à New York à la mémoire de leurs 19 collègues tués à Bagdad le 19 août, avec la participation du secrétaire général, Kofi Annan, et plusieurs centaines de fonctionnaires internationaux. Marche silencieuse également à Genève devant le Palais des Nations. »

« Samedi 6 octobre 2007, de la place de la Bastille (devant l’Opéra) à son domicile 41 boulevard de la Villette (Paris Xe), marche silencieuse en mémoire de Chunlan Liu qui s’est défenestrée le 20 septembre, par peur d’être arrêtée par la police. »

« De Porcieu-Amblagnieu à Lagnieu, le dimanche matin 3/08/08, derniers adieux à Valentin, victime d’un meurtre, lors d’une marche silencieuse. »

« Le samedi 15/11/08, marche silencieuse à Givors, près de Lyon, à la mémoire de Fakraddine Zarai mort de façon suspecte en prison. »

« Suite à l’accident d’avion Yémenia du 29 juin 2009, plusieurs marches silencieuses ont été organisées dans les grandes villes françaises : 3 000 personnes le 2 juillet à Paris ; des milliers à Marseille le 4 juillet ; un millier dans le centre de Lyon, le 12 juillet. »

« 14 juillet 2009, à Louviers, marche silencieuse suite au décès à un barrage routier de Jason. »

« Mercredi soir 29/07/09 à Auxi-le-Château et jeudi soir 30/07 à Frévent, deux marches silencieuses ont réuni 500 personnes pour rendre hommage à Kévin Lavergne (19 ans) et à David Creuzet (27 ans) deux cousins décédés dans un violent accident de la route 3 jours plus tôt. »

« Marche silencieuse de 400 personnes organisée par les habitants du quartier Mermoz à Oullins (banlieue de Lyon) le lundi 14 décembre 2009 en mémoire du jeune Amar, 12 ans, victime collatérale d’un règlement de comptes par balles. »

« Six cents personnes ont défilé silencieusement de Cergy à Pontoise (Val-d’Oise) le samedi 9/01/10 aprèsmidi pendant plus d’une heure dans un froid glacial, en hommage à Rachid, 16 ans, poignardé mortellement le 6 janvier dans un centre commercial de Cergy. »

« Initialement prévue le lundi 11 janvier 2010 mais reportée à la demande de la famille (qui était en Tunisie pour les funérailles de leur fils), quatre mille personnes (selon la police) ont participé à la “marche silencieuse”, le vendedi 15 janvier, à la mémoire de Hakim, le lycéen mortellement poignardé au Kremlin-Bicêtre, depuis la mosquée du Kremlin-Bicêtre jusqu’aux portes du lycée. »

« À Perpignan, le vendredi 15 janvier 2010, suite au meurtre d’une secrétaire du département de sociologie de l’Université, les étudiants ont organisé une marche silencieuse. »

« Le 21/02/10 Marche silencieuse pour plusieurs centaines de personnes à Fontenay-sous-Bois en mémoire de Tanja, la maman d’Ibrahima »

« 27/04/10 à Clichy (92), marche silencieuse pour Brahim Chiquito, poignardé à mort par un déséquilibré. »

« Le 10/06/10 à Fleurance, 200 âmes à la marche silencieuse pour Nicolas Monso. »

« 2 500 participants à la marche silencieuse, à Guipavas (29) le 14 juin 2010, en souvenir d’Eric Lamour le jeune homme de 16 ans tué samedi à Portsall. »

« Plus de 300 personnes ont participé, lundi soir 5 juillet 2010, à La Seyne-sur-Mer, à une marche silencieuse contre la violence, suite à l’agression par deux jeunes de Frédéric Avart. »

Ces marches silencieuses n’ont pas lieu seulement dans les banlieues ou les quartiers populaires à la suite de conflits avec la police ou de règlements de comptes. Elles peuvent également intervenir à la suite d’accidents d’avion, de meurtres, de « bavures » policières, d’attentats (en France et à l’étranger), d’importantes tempêtes (comme celles de fin février 2010 en Vendée), d’incendies meurtriers, de violences scolaires, de disparitions d’enfants ou d’étudiants, de sans-papiers morts accidentellement, d’accidents de la route et, aussi, contre le suicide chez les jeunes, les massacres de globicéphales (dauphins), le commerce de la fourrure animale, etc.

Comme nous pouvons le constater, les motivations à l’origine de ces marches silencieuses sont fort diverses.

Les personnes, les familles, les jeunes du quartier, les associations, confrontées au décès d’un des leurs, expriment le besoin d’organiser une marche silencieuse. Des associations comme « Ni putes ni soumises », « Comité vérité et justice », « Halte à la violence », un Centre social ou une Maison de jeunes sont souvent à l’initiative de telles manifestations.

C’est, d’une certaine manière, un moyen pour les familles, les associations et les habitants de commencer collectivement le deuil, de porter celui-ci à la connaissance de tout le quartier, des élus et des responsables associatifs et, au-delà, de l’opinion publique, mais aussi, Il s’agit aussi de dire « un dernier adieu » à la victime. C’est souvent le moyen d’exprimer son indignation, sa colère, par rapport à une mort accidentelle, à une disparition brutale, qui n’avait pas lieu d’être et qui est ressentie comme une profonde injustice.

La marche silencieuse est organisée « à la mémoire de » ou « en hommage à » la personne décédée. Il s’agit aussi « de ne pas oublier ». La marche silencieuse est organisée le plus souvent quelques jours, voire quelques heures, après le drame. Mais elle peut avoir lieu un mois ou un an après, voire plus. Dans ce cas, les médias parlent plutôt de « commémoration » ou de « cérémonie commémorative ».

C’est souvent le moyen d’exprimer la solidarité de tiers proches de la famille de la personne gravement accidentée ou tuée. Dans les quartiers, il existe une vraie solidarité entre ses habitants. La marche silencieuse est un moyen d’exprimer et de renforcer cette solidarité, de ressouder, de recréer un lien social, une cohésion, entre les habitants d’un quartier ou d’une cité. Elle exprime et exorcise le traumatisme ressenti par les habitants du quartier et leur permet de le dépasser en partageant leur émotion.

Beaucoup d’émotion, voire des pleurs ou des sanglots, peuvent s’exprimer durant ces marches.

Et, dans certains cas, les manifestants expriment des revendications telles que « On veut la vérité », « Que justice soit faite », « Non à la violence », etc.

Dans d’autres cas, les organisateurs invitent les participants à venir avec un objet comme une fleur ou un ballon blanc ou une photo de la personne chère. Les participants peuvent également porter un tee-shirt — le plus souvent blanc — à l’effigie de la personne disparue.

Ces marches silencieuses sont précédées d’appels au « calme » et au « recueillement » et elles ont, le plus souvent pour effet de calmer les esprits, d’évacuer l’angoisse et d’éviter de nouvelles violences collectives.

Les marches silencieuses suivent souvent un parcours qui relie deux points, deux lieux géographiques importants ou symboliques : d’un immeuble (domicile du décédé) au commissariat, du quartier à la mairie, du lycée au quartier, du lieu de l’accident jusqu’au centre social, etc. La marche peut se rendre aussi sur le lieu du drame où seront déposées des gerbes de fleurs.

Bien qu’organisées le plus souvent dans un cadre de stricte laïcité, on peut y voir également une forme d’expression religieuse. Certains n’hésitent pas à parler de « véritable procession », de « temps de recueillement ». Et, dans certains cas, s’il s’agit d’une victime qui était musulmane, des références explicites à l’islam sont faites : la famille et les participants implorent Dieu, en chantant « Allah Akbar » (« Dieu nous protège»).

Le plus souvent ces marches silencieuses se terminent par des discours ou des interventions publiques, en particulier, de la famille mais aussi d’élus locaux (maire, adjoint, député) ou de responsables associatifs.

 

Peut-on parler d’action non-violente ? 


Oui, à proprement parler, à la condition, très souvent réalisée, qu’il n’y ait pas de débordement. S’agissant d’une marque de respect vis-à-vis d’une personne décédée, de l’expression d’un soutien à une famille, c’est donc, en toute logique, un moyen non-violent qui est utilisé même s’il est très ponctuel et ne s’inscrit aucunement dans une quelconque stratégie d’action, sauf dans quelques cas bien précis. Les habitants pratiquent donc ponctuellement la non-violence comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Et cette pratique se transmet de quartier en quartier, de cité en cité.

Quand l’initiative est prise par une association, il s’agit clairement d’utiliser un moyen qui va toucher l’opinion publique et qui va, peut-être (c’est en tout cas le but recherché), rendre celle-ci sensible à la justesse de la cause défendue et en faire une alliée.

Le nombre de participants est quant à lui très variable : il peut aller de quarante personnes à plusieurs milliers de personnes, selon les circonstances et les délais de mobilisation.

Les participants à ces marches respectent, dans la majorité des cas, l’aspect silencieux de la manifestation, mais il arrive que cette règle soit très difficile à respecter par certains « délinquants » ou « caïds » isolés qui ne peuvent pas se taire et se mettent à crier des slogans ou à interpeller la foule.

Pour finir, voici l’analyse faite par un sociologue à propos de manifestations silencieuses qui faisaient suite à des émeutes.

Dans un article intitulé « Émeutes de Clichysous-Bois en novembre 2005 », suite au décès accidentel de deux adolescents à Clichy, le 27 octobre 2005, le sociologue, Didier Lapeyronnie 1, considère que

« les marches silencieuses sont en quelque sorte l’envers et le complément de l’émeute. Rituel fortement symbolique, elles en sont inséparables : elles alimentent les émeutiers en “énergie émotionnelle” et leur assurent une certaine solidarité de la part du groupe ».

« Parfois, les mêmes qui, vendredi soir, hurlaient leur haine contre la police, joignent maintenant les mains, regard absent, mine grave. Comme si le chagrin réussissait enfin à éteindre la colère… Nous devons être dignes. On n’est pas là pour casser des voitures. » Elles confirment le code moral fondamental de la société et du groupe, violé par l’absurdité policière, et fonde ainsi la légitimité de la colère : « … Je ne suis pas croyant. Il ne faut pas tout accepter. J’aimerais juste comprendre pourquoi les keufs ont fait ça. »


1) Article publié dans la revue « Déviances et société », n° 30, pp. 431-448.


Article écrit par Patrice Coulon.

Article paru dans le numéro 156 d’Alternatives non-violentes.